BLAZER ET PANTALON GANNI, DERBIES J.M. WESTON, BAGUES REPOSSI.

Architecte, designer, curatrice, réalisatrice, entrepreneure, mannequin et philanthrope, Julia Daka a autant de cordes à son arc que de 
projets qui tapent dans le mille. Rencontre avec une écorchée vive qui porte entre autres la voix des enfants mahorais·es au travers de son association Sadaka.

À 30 ans à peine, Julia Daka a déjà vécu un destin hors du commun. En réalité, c’est la petite fille de 5 ans au caractère bien trempé qui fait basculer le cours de sa vie en quittant le giron maternel de l’île de Mayotte. Elle part, pour des raisons encore mystérieuses, à la Réunion, à 1 500 kilomètres, accompagnée de sa grand-mère et de huit cousin·e·s. Sur place, l’insouciance enfantine se réduit à peau de chagrin. Entre la promiscuité et la violence du bidonville où elle doit survivre, et la rigidité d’un système scolaire qui peine à l’inspirer, celle qui ne peut compter que sur elle-même croise la route d’une figure providentielle, sa prof d’arts plastiques. “Sur cent personnes, il n’en faut qu’une qui croit en vous”, se plaît à dire Lady Gaga – à raison. L’enseignante lui glisse entre les mains une anthologie de l’architecture du XXe siècle, clé d’une vocation qui l’animera au point qu’elle se lancera dans le mannequinat (devenant la première Mahoraise à défiler lors de la Fashion Week de Paris) afin de financer des études supérieures validées par un double master en architecture et design de produits obtenu à Paris en 2019.

Forte de son expérience dans deux studios prestigieux (Big-Game en Suisse et Constance Guisset à Paris), elle co-fonde Cause, une structure créative à l’intersection de l’art, de l’architecture et du design, ainsi que Sadaka (“don de soi” en arabe, mahorais et swahili), une association de résidence culturelle et artistique qui voit le jour en 2020. Financée par des dons, Sadaka invite des artistes internationaux·ale·s à co-créer des œuvres artistiques avec des enfants déscolarisé·e·s et isolé·e·s à Mayotte. En janvier 2023, l’exposition “Mémoire des formes”, qui retrace cette première résidence mahoraise, couronne le projet d’un franc succès et pose les jalons d’une prochaine édition courant 2025. Portant un regard bienveillant sur ces jeunes que beaucoup ignorent, Julia Daka, récemment nommée dans le classement Forbes Africa 30 Under 30, aspire à son tour à influencer positivement des destinées.

MAILLOT DE BAIN, PULL ET HAUTS MIU MIU, COLLIER REPOSSI.

Mixte. Tu as fait partie de la promotion 30 Under 30 2023 du magazine Forbes, édition Afrique. Comment l’enfant qui a grandi dans un environnement précaire devenue une adulte accomplie a-t-elle appréhendé la célébration de ce parcours inspirant ?
Julia Daka. Ma première réaction a été de ne pas y croire. Quand je me suis retrouvée en couverture de Forbes aux côtés de superstars comme Aya Nakamura et ­Victor Wembanyama, ça a donné une visibilité médiatique inespérée à mes projets. Désormais, je ressens la res­pon­sabilité d’être à la hauteur des attentes de ma communauté – c’est-à-dire des habitant·e·s de l’océan Indien, de Mayotte, des Comores et de la Réunion. Je veux leur montrer que le monde est grand et qu’il est possible de tout conquérir malgré les obstacles. Si une petite fille des bidonvilles comme moi a réussi à atteindre ses objectifs, il·elle·s doivent oser rêver.

M. As-tu le sentiment d’avoir grandi trop vite ?
J. D. Je dirais que je n’ai pas eu d’enfance tout court. J’ai quitté ma mère et l’île de Mayotte à 5 ans pour la Réunion, où j’ai vécu avec ma grand-mère et mes cousin·e·s dans le quartier appelé Rwanda, un bidonville où s’installaient les Rwandais qui avaient fui la guerre. J’ai dû m’adapter rapidement à de nouvelles réalités : apprendre le français et le créole réunionnais afin de m’intégrer, effacer mon accent pour me fondre dans la masse et survivre dans un environnement hostile. Pour m’en sortir, il m’a fallu être plus maline que tout le monde.

M. Dirais-tu que l’amour de l’art et de la littérature t’a sauvée ?
J. D.
Bien plus que la littérature ou l’art, c’est la rencontre des bonnes personnes au bon moment qui a fait la ­différence. L’une d’entre elles a été ma ­professeure d’arts plastiques, Madame Corbia, qui, au cours d’un atelier de peinture où j’avais choisi de reproduire Crâne de chèvre, bouteille et bougie de Pablo Picasso (une toile complexe et pleine de sens, après le décès brutal de sa meilleure amie emportée par une leucémie foudroyante, ndlr), a repéré ma curiosité pour la perspective et m’a offert un livre sur l’architecture du XXe siècle. C’est là que j’ai décidé de devenir architecte, un rêve qui s’est d’abord confronté à mon manque de discipline scolaire. À nouveau, des mentors bienveillant·e·s m’ont permis de redresser ma trajectoire et de me lancer dans des études d’architecture.

BLAZER ET PANTALON AMI, SANDALES ACNE STUDIOS.

M. Après avoir fondé Sadaka en 2020, tu as organisé une première résidence culturelle et artistique à Mayotte, où des artistes ont été invité·e·s à co-créér avec des enfants isolé·e·s et déscolarisé·e·s. Quel regard portes-tu sur la synergie qui s’est formée entre enfants et artistes ?
J. D.
Malgré l’indifférence des autorités locales pour notre projet, ­l’accueil de ces enfants souvent stigmatisé·e·s a été enthousiaste et curieux face à la bienveillance de notre approche. Pour établir une relation de confiance, les artistes Marvin Bonheur, Kevin Dizami, Émile Kirsch et moi-même nous avons partagé nos parcours respectifs pour leur montrer que chacun·e de nous porte une histoire atypique assez proche de la leur. La résidence a aussi révélé des talents chez les mineur·e·s de la protection judiciaire de la jeunesse qui ont participé à des ateliers, comme ce jeune qui s’est découvert une passion pour la photographie de fleurs.

M. À l’issue de cette résidence artistique à Mayotte, l’exposition parisienne “Mémoire des formes” a plu à un large public. La pratique artistique reste-t-elle un des meilleurs vecteurs d’émancipation pour la jeunesse mahoraise ?
J. D.
Ce projet a profondément touché celles et ceux qu’il a accompagné·e·s. J’ai par exemple reçu un message de remerciement d’un jeune Mahorais qui a intégré l’école d’architecture de la Réunion. Un ancien camarade, aujourd’hui architecte à New York, m’a aussi rappelé nos échanges où je lui disais de ne jamais se laisser abattre. Ces expériences confirment que Sadaka ne se limite pas à l’art, mais offre surtout une écoute et un soutien essentiel·le·s, permettant à chaque jeune de rêver grand et de transformer ses aspirations en réalité.

M. La mode a été pour toi un outil d’émancipation qui t’a permis de financer tes études. Quelle place occupe-t-elle désormais dans ta vie ?
J. D.
La mode a été essentielle dans mon parcours. En tant que premier mannequin mahorais à connaître un tel succès international, j’ai pu m’installer à Paris, subvenir à mes propres besoins et financer mes études. Je considère la mode comme faisant partie de mon ­ikigai (concept japonais ancestral qui a pour objectif d’aider à trouver sa “raison de vivre”, ndlr). Elle m’a donné confiance en moi et m’a aidée à accomplir beaucoup de choses.

PULL, DÉBARDEUR ET JUPE MAISON MARGIELA, MARY JANE J.M. WESTON, BAGUES REPOSSI.

M. Le thème de notre numéro est “We will always be those kids”. Que penses-tu avoir gardé de ton âme d’enfant ?
J. D.
Retrouver mon enfant intérieur a été un travail nécessaire. Pour rester connectée à cette partie de moi-même, je passe beaucoup de temps à écouter et à discuter avec les enfants car, comme moi, il·elle·s n’ont pas de filtre. Les observer m’aide aussi à ne pas faire de compromis et à vivre pleinement mes émotions : si je suis en colère, je l’exprime ; si je suis triste, je pleure ; si je suis joyeuse, je ris. C’est en restant authentique et fidèle à moi-même que je me sens véritablement vivante.

M. Quel conseil donnerais-tu à ton enfant intérieur ?
J. D.
Ce serait de se convaincre que la rage n’est pas une faiblesse, mais une force qui sert à s’affirmer. C’est une philosophie que j’ai acquise en lisant My Dear Bomb de Yohji Yamamoto, un récit autobiographique, qui m’a été offert par mon ami l’artiste Yassine Ben Abdallah. Porteur d’une rage intérieure depuis l’enfance, Yamamoto a appris à la transformer et à l’intégrer dans ses créations. La rage est une force vitale, une énergie qui permet de se surpasser et d’aller de l’avant.

M. L’enfance peut être considérée comme régressive, mais elle est aussi un refuge et un retour à l’insouciance. Selon toi, de quoi avons-nous besoin de nous protéger aujourd’hui ?
J. D.
En ce qui me concerne, mon enfance n’a pas été un refuge, mais plutôt une source de souffrance. Aujourd’hui, je choisis de me réinventer en créant l’enfant que j’aurais voulu être. Je choisis d’être insouciante et joyeuse, sans me laisser limiter par le passé. Donc mon conseil serait d’oser créer son propre refuge intérieur et d’avancer vers 
l’avenir avec un sentiment de liberté.

ROBE COPERNI, BAGUE REPOSSI.

M. En tant que femme noire, mahoraise, issue d’un milieu socio-économique défavorisé, quel constat fais-tu sur l’inclusivité dans l’art, l’architecture et le design ?
J. D. En tant que femme noire, je me sens particulièrement seule dans le monde du design, encore largement dominé par des hommes blancs. C’était crucial pour moi de faire évoluer les choses en co-fondant le studio créatif Cause avec le soutien de mes deux associés, eux aussi issus d’identités plurielles, entre Afrique, Europe et Amériques. Le design en France demeure largement hermétique à cette diversité, alors qu’il semble y avoir davantage d’opportunités dans les pays anglo-saxons.

M. Crois-tu que l’art puisse servir de cheval de Troie dans le but de faire évoluer le regard qu’on porte sur ces jeunes en grande difficulté ?
J. D. Je ne cherche pas à changer le regard porté sur nous, mais à sensibiliser à une réalité trop souvent ignorée. Mayotte, le 101e département français, abrite le plus grand bidonville, le plus grand désert médical et la plus grande maternité de France*. Cette situation, comparable à celle de pays dits du Tiers-Monde, demeure largement invisible. Je souhaite donner une voix à celles et ceux qui en sont privé·e·s en mettant en lumière ces problématiques.

M. Quel espoir nourris-tu pour la jeunesse mahoraise ?
J. D. Loin de les encourager à quitter leur terre, mon objectif est de leur offrir une passerelle vers le monde, un véritable village culturel, intellectuel et créatif où les talents de toute la planète cultivent et partagent leurs savoir-faire. Mon souhait le plus cher est qu’il·elle·s puissent avoir le monde à leur portée.

*En décembre 2024, peu de temps après cette interview, l’île de Mayotte a été touchée par l’un des ouragans les plus dévastateurs de son histoire, causant des pertes humaines difficiles à dénombrer et des dégâts matériels catastrophiques.

COIFFURE : KANYSA HAIR. MAQUILLAGE : OLIVIA ROUNORD. ASSISTANT PHOTOGRAPHE : IGOR KNEVEZ. DIGITECH : LAURA DE LUCIA.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Spring-Summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KIDS (sorti le 25 février 2025).