Le collectif Maraboutage par Justino Esteves

Depuis trois ans, les membres de La Famille Maraboutage, collectif artistique pluridisciplinaire et inclusif, agitent la nuit marseillaise avec une énergie folle et engagée. Ils seront à l’affiche ce week-end de l’édition 2020 digitale du festival Nyege Nyege. Rencontre.

Photo : Justino Esteves

“Eh, toi ! Le connard, le sac à merde qui tient des propos sexistes, racistes et homophobes, tu dégages !! Tu n’es pas le bienvenu à nos soirées !” Les mots sont directs, crus, mais à la hauteur de la situation. Après qu’on lui a rapporté les comportements inappropriés et propos injurieux de certains participants sur le dancefloor, Maryam, l’une des danseuses et performeuses de La Famille Maraboutage, vient de prendre le micro pour interrompre un instant la fête. Histoire de rappeler, dans son discours enflammé à destination des quelques milliers de personnes présentes pour les trois ans du collectif ce soir de juillet 2020 au Baou à Marseille, le message principal d’inclusivité et de tolérance qui caractérise les soirées et l’identité du crew. “Si vous êtes face à ce genre de propos ou de comportements inacceptables, prévenez la sécurité. Ils savent ce qu’ils ont à faire. Ils les prennent, il les dégagent.” Pas de place donc pour les trouble-fêtes relous qui pensent qu’on peut encore s’amuser en 2020 en pelotant des meufs sur la piste ou en traitant un mec de “pédé” parce qu’il porte du verni. La base. Comme l’ajoute ensuite au micro Henri (danseur et performeur du groupe) alors que la foule chauffée à blanc hurle son soutien à s’en faire péter les tympans : “Personne ne va killer notre vibe ce soir, okay ? Les misérables n’auront pas notre compagnie !” Avant qu’il invite finalement à reprendre la fête dans un élan décomplexé caractérisé par un simple : “Vous êtes prêtes, les salopes ?” provoquant les applaudissements de la foule. Mais aussi, bien évidemment, ceux des autres membres du collectif – Alex (DJ), Renée (prod), Samir, Barak et Alice (danseur.se.s) – qui, par leur histoire et leur personnalité respective, incarnent au mieux les notions de diversité ainsi que la multiplicité des origines, des genres et des sexualités. S’ils sont tous présents sur scène ce soir, et qu’ils participent à cette aventure artistique pluridisciplinaire qui veut faire avant tout de la fête un safe space et un espace libre d’expression, c’est grâce au talent de Geoffrey (alias Géo Parish) et de Ben (alias Scrap Coco), deux amis et DJs marseillais à l’initiative de ce projet aux identités plurielles. Depuis quelques années, avec leurs soirées et leurs sets endiablés célébrant les musiques et sonorités issues des cultures afro et latino, ils ont bousculé les codes de la nuit marseillaise et comptent bien continuer de s’imposer “doucement mais salement” (comme dirait Booba) dans le party game.

Photo : Justino Esteves

MIXTE. Comment est né le projet Maraboutage ? 

Ben. On est des amis de longue date avec Géo. On sortait beaucoup et on se retrouvait dans les mêmes soirées de Marseille. Indéniablement, on était connectés par la musique parce qu’on collectionnait tous les deux les vinyles. On a commencé à mixer à quelques apéros au Bar des Pêcheurs (à Marseille, ndlr). On jouait des sons bien plus “chauds” que ceux qui passaient avant là-bas. On prenait vraiment ça à cœur, en faisant ce qu’on appelle du digging, C’est-à-dire littéralement creuser, aller chercher des tracks qu’on n’entend pas partout. Du coup, on balançait des vieux morceaux d’Afrique, du Brésil édités dans les années 50-60.

Géo. On avait vraiment pris le truc au sérieux depuis le début. Ce qui a bien marché aussi, c’est qu’on a un peu bousculé les repères, autant au niveau du son que dans notre com’. C’est ce qui a fait la différence. Pour les flyers de nos soirées, on s’est par exemple inspirés des vraies pubs des marabouts qu’on peut retrouver dans les boîtes aux lettres, en les détournant. Avec l’idée principale que, quand tu viens à nos soirées, tu te fais marabouter par la musique. Avec nous, tu vas rayonner.

M. À partir de quel moment Maraboutage a pris la forme d’un collectif du nom de La Famille Maraboutage ? Comment s’est passée la rencontre avec les différents membres ? 

Ben. C’est quand on a commencé à L’U.percut, rue Sainte à Marseille, un bar tenu pendant dix ans par deux meufs très cool et qui proposaient un super espace de création. Les gens arrivaient et dansaient direct. C’est là-bas qu’on a rencontré Henri et Maryam, qui sont venus danser sur scène spontanément à nos côtés. En les voyant se lâcher, on a eu le switch “dancefloor”, sous-entendu des soirées où on vient vraiment pour bouger, pas juste pour écouter. Alors, on a diggé encore plus fort et on a commencé à booker des petits artistes. Toutes nos soirées étaient rapidement pleines, et c’est vraiment dans ce lieu, à force de rencontres et d’événements, qu’on s’est trouvés musicalement. La ferveur des gens, tous les super retours qu’on avait, c’était carrément génial, et ça nous a poussés à aller encore plus loin dans le projet une fois que le bar a fermé.

Géo. C’est depuis L’U.percut qu’on a vraiment réuni tout le monde avec Alice, Barak, Maryam… Ensuite, on a eu notre résidence Maraboutage Airlines au Makeda (l’un des autres lieux mythiques de la nuit marseillaise, ndlr) à partir de décembre 2019. On a négocié six dates sur six mois, ce qui était assez inédit dans une ville comme Marseille, qui n’est pas habituée au format résidence. Puis après, très vite, on a participé au Nomadisco Festival, à Toulon en 2019, sur lequel on a proposé de venir avec nos danseurs Barak et Henri. À l’époque, concernant le public, on était encore sur des jauges de 200, 300 personnes… Mais je crois que les dates qu’on a faites au Couvent Levat-Altelier Juxtapoz (nouveau lieu culturel alternatif de Marseille, ndlr) pendant l’été 2019 ont été décisives. Maryam et Barak y ont donné en parallèle des cours de danse, et ça a permis d’installer le lien indéfectible qui existe aujourd’hui entre danse et musique dans notre collectif.

Ben. En résidence au Makeda, on était vraiment contents du succès, mais on a quand même laissé 250 personnes à la porte, et ça, c’est pas notre concept.

Géo. C’est aussi ça Marseille, faut faire avec ce que la ville te donne…

M. Justement, quel est votre avis sur le monde de la nuit et de la fête à Marseille ? Est-ce que les choses changent pour le mieux ? 

Ben. Plusieurs lieux majeurs comme Le Chapiteau, La Friche Belle de Mai ou Le Baou ont ouvert. Des espaces qu’on a rapidement investis. Et c’est vrai qu’en matière d’offre et de capacité, ça fait bouger les choses.

M. Comment avez-vous vécu le confinement au niveau du collectif et, de manière plus générale, quelles répercussions cela a-t-il eu sur votre programmation et sur le milieu de la nuit ? 

Ben. C’est évidemment très triste, déroutant et perturbant. On avait énormément de festivals de prévus et des gros noms comme We Love Green, le Macki Music Festival… Les annulations nous ont fait assez mal car on s’était projetés, et c’est surtout une déception par rapport à l’énergie, au temps et à l’argent investis là-dedans, qui ont été perdus. Cela dit, au niveau du collectif, ça nous a fait du bien d’avoir un stop pour repartir encore plus forts.

Géo. Pour tout te dire, quand on a repris les teufs cet été, après la levée du confinement, on avait 20 euros sur notre compte ! Mais je ne stresse pas ! Au vu des profils qui composent notre groupe, on a plein de ressources dans le collectif.

Les membres du collectif incarnent au mieux les notions de diversité, la multiplicité des origines, des genres et des sexualités.

M. À l’ère post Covid-19, comment voyez-vous la suite pour le milieu de la nuit, à Marseille et ailleurs ? 

Géo. Il y aura sûrement un rééquilibrage nécessaire après ça. On va commencer à se reposer les bonnes questions et mettre un peu de sens dans tout ça. Je pense qu’il y a plein de têtes qui vont tomber du côté des promoteurs.

Par exemple, les DJs étrangers qu’on paie 45 000 euros le gig, ce n’est vraiment plus possible ! C’est indécent. Il faut peut-être en profiter, justement, pour déconstruire et redéfinir des codes qui empêchent certains d’évoluer et d’exister.

Ben. Aussi, comme on l’a vu cet été, et au rythme où vont les choses, je pense qu’on va assister à une recrudescence phénoménale des free party ; ce qui va sans doute permettre à de nombreux collectifs de voir le jour. C’est peut-être un mal pour un bien. La contrainte pousse à la création.

M. Dans vos soirées et sur les réseaux, vous n’hésitez pas à dénoncer les vols, actes machistes et propos homophobes (pour ne citer qu’eux). En quoi est-ce important et primordial de tenir ce genre de discours aujourd’hui ?

Géo. Dans Maraboutage, on est tous un peu activistes. Faut le dire, on est tous un peu énervés dans ce machin, sur plusieurs questions de politique et de société. Donc ce positionnement s’est fait naturellement, en fait. C’est aussi simple que ça. Et à chaque fois qu’on a pris position, on a eu de super retours du public. Les gens nous étaient reconnaissants parce qu’on a tous besoin d’un safe space quel qu’il soit, mais encore plus particulièrement dans des endroits et des soirées où on est censé se sentir libre et insouciant. Personnellement, si je suis en train de jouer, que les gens dansent et que je vois un mec en train d’emmerder une fille, je ne peux pas faire comme si je n’avais rien vu. Il faut qu’on prenne l’habitude de ne plus fermer les yeux. Ce qui veut dire concrètement interrompre la soirée et prendre la parole avec le micro tout de suite, pour dénoncer des actes ou des propos inappropriés.

Photo : Justino Esteves

Ben. Mais ça ne concerne pas que le public. Il faut aussi dénoncer et se positionner quand ça touche des personnes avec qui on collabore. Il y a un truc qui s’était passé en janvier dernier après la deuxième soirée de Maraboutage Airlines. On a eu des plaintes concernant un artiste Dj d’un label étranger, qu’on avait invité à venir jouer. Le mec en question avait essayé de toucher cinq ou six meufs différentes pendant la soirée. On s’est dit à ce moment-là qu’on était obligés de prendre parti. On devait d’autant plus le dénoncer que c’est nous qui l’avions booké. On a rédigé un message public en condamnant son comportement, et on a incité le public à ne pas hésiter à venir nous voir pour nous parler directement de ce type de situations lors des prochaines soirées. Ce sont les valeurs qu’on défend, point barre. Les gens comme ça, on ne les supporte pas et ils n’ont pas leur place dans nos soirées.

M. En septembre, vous deviez participer à Afrovibe Solidarity, événement caritatif autour de la danse organisé par Maryam pour soutenir SOS Méditerranée, qui lutte pour sauver les migrants de la noyade. À cause de la pandémie Covid-19, l’événement a été reporté. Cela dit, cet engagement social va-t-il devenir un élément constitutif du collectif ? 

Ben. D’une certaine façon, oui. En tout cas, on a vocation à devenir plus qu’une simple soirée et un collectif qui fait la fête. Maintenant qu’il y a un rayonnement autour de notre projet, c’est clair qu’on aimerait être un peu une sorte de tremplin pour beaucoup de projets, d’artistes et de professions, à l’image de l’école de ciné Kourtrajmé.

Géo. On aimerait réussir à réunir une sélection large de talents (danseurs, musiciens, poètes, percussionnistes, activistes…) lors d’events spéciaux qui pourraient prendre la forme de showcases. Nous, on serait juste là en tant qu’hôtes, on s’éclipserait après pour les laisser bosser et se présenter.

Ben. L’idée aussi, ce serait d’avoir une sorte de média où chaque membre pourrait s’exprimer, donner des tips sur son domaine. On fait de l’entertainement avant tout, mais ce serait bien de faire passer un message de respect et d’éducation. Avec le Baou, où on réunit quelques milliers de personnes avec une véritable scénographie, on a aussi compris qu’on pouvait vraiment faire du spectacle. On va se pencher sérieusement là-dessus pour la suite.

Photo : Justino Esteves

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