“Sirāt” d’Óliver Laxe

Prix du Jury et Prix Cannes Soundtrack au dernier Festival de Cannes, le film “Sirāt” se présente comme un survival désertique sidérant, changeant le regard sur la rave culture et ses adeptes. Interview croisée entre son réalisateur Óliver Laxe et son compositeur Kangding Ray qui offrent avec ce long-métrage atypique un rôle inédit à l’univers de la techno.

Succès surprise en Espagne et potentiel outsider aux Oscars dans la course desquels le vendeur international Neon a décidé de le lancer, Sirāt (Prix du jury au dernier festival de Cannes), arrive dans les salles françaises avec les armes d’une possible sensation de la rentrée. On y découvre en premier lieu une free party au cœur du désert marocain. Un père y cherche sa fille disparue, accompagné de son fils plus jeune. Après une dispersion par l’armée, et tandis que gronde au loin la rumeur d’une troisième guerre mondiale, ils décident brutalement de suivre un convoi de travellers à la recherche d’une seconde teuf où se cache peut-être la prisonnière du désert. Dans les montagnes désolées du Sahara occidental les attend un rendez-vous aux confins de la vie et de la mort. Tout le long, c’est la techno qui accompagne le convoi, transcende le voyage, déploie les scènes les plus intenses et fait vibrer tout le film comme rarement cette musique avait pu le faire jusqu’ici. Récompensé d’un prix Cannes Soundtrack en mai dernier, le musicien David Letellier, alias Kangding Ray, basé à Berlin, a bien voulu rejoindre Óliver Laxe pour regarder avec nous sous le capot de cette expérience effarante.

Mixte. On parle beaucoup autour du film de culture rave, de techno… des termes très généraux qui veulent un peu tout et rien dire. Pouvez-vous définir plus spécifiquement la musique que l’on entend dans “Sirāt” ?
Kangding Ray. Il faut distinguer le style de musique et le milieu de la fête qui est représenté, et qui est la free party. La techno est présente dans cette culture et ce style de vie, mais aussi dans d’autres endroits très différents, comme des clubs, ou même des choses très commerciales. La free party est l’expression la plus brute, la plus indépendante et la plus hors système de cette musique. Les travellers sont attachés à ces distinctions car ils ne veulent pas être assimilés à des modes de vie plus mainstream. Quant à ma musique, je dirais que c’est une techno un peu cinématique, expérimentale, peut-être aussi brute, parfois sombre, parfois chargée de lumière.
Óliver Laxe. Le voyage que j’ai voulu proposer au spectateur est un voyage où la musique au début est beaucoup plus tribale, ancrée dans la terre avec le kick, puis suivie d’une chute dans la nuit, d’une chute dans l’obscurité. Ces couches de bad trip que l’on ajoutait allaient ensuite rester, alors que le kick allait partir. C’est une musique un peu tribale, qui peut se rapprocher des musiques traditionnelles que l’on retrouve partout dans le monde, et qui ont pour moi un lien évident avec la teuf. Donc à mesure que le film avance, on glisse vers l’ambient, on laisse la techno de côté. Il y a moins de mélodie, en même temps qu’il y a moins de narration.

M. Il y a un motif mélodique très simple et récurrent dans le dernier acte, qui peut évoquer celui que les humains jouent aux extraterrestres dans Rencontres du troisième type, dans une version mineure et sombre : comme une série de notes qui fait communiquer deux mondes.
K.R. Oui, et qui nous sert aussi justement à passer de la techno à cette deuxième texture plus spirituelle et éthérée.

M. L’abandon progressif du kick a-t-il une valeur symbolique ? Qu’est-ce que c’est au fond le kick : le battement du cœur ?
O. L.
Bien évidemment, et on connecte à ce rythme parce qu’on l’a dans notre intériorité. La musique de David, dans des tracks comme Sirāt ou Desierto, a une forte mélancolie. Il me parlait quand on travaillait de la sensation “afterglow”, c’est ça ?
K.R. Oui, c’est le nom qu’on donne à cet état qui vient après la transe, et qui est un mélange de mélancolie, de bonheur profond, de dénuement. C’est un peu le umami des émotions, il y a tout dedans.

M. Comment les comédien·ne·s, tou·te·s des non-professionnel·le·s issu·e·s du milieu de la teuf, ont-il·elle·s été recruté·e·s ?
O. L.
On a fait un casting sauvage dans plusieurs teufs. On cherchait de la vérité, et à constituer une famille de cinq personnes, avec des énergies différentes et complémentaires. Bien évidemment, il·elle·s étaient méfiant·e·s au début. On a discuté, on leur a montré mes précédents films, et peu à peu il·elle·s ont compris qu’il·elle·s étaient entre de bonnes mains. Il·elle·s ont aussi compris qu’on voulait faire quelque chose qui aille aux limites, et la culture rave, ou travellers, c’est un peu ça, c’est la recherche d’une limite.

M. Il·elle·s ne se connaissaient pas ? Comment as-tu composé cette “famille” ?
O. L.
Il·elle·s se connaissaient tangentiellement, plus ou moins. Je crois que ce qu’on cherchait, c’était avant tout du mystère. Et quand on construit une famille, on construit une énergie, qu’elle soit masculine, féminine, lumineuse, obscure… Il faut forcément un peu de tout. Et on cherchait des bonnes personnes, de la simplicité, ce qui n’est pas difficile dans ce milieu, parce que la vie les a obligés à être humbles. Il·elle·s ne se jugent pas les un·e·s les autres et j’espère qu’on le ressent dans le film. Il y a une fratrie qui est belle. On cherchait aussi des gens avec des cernes, des cassures visibles, dans leurs silences, leurs gestes, leurs corps.

M. Il y a notamment deux personnages amputés, donc c’est très littéral…
O. L.
Oui, et de la même manière le paysage marocain est aussi cassé. Et pour revenir à la musique, il y a des phénomènes de distorsion aussi à certains moments qui relèvent de cette cassure.

M. Quelle est votre perception de la représentation de la culture de la free party dans les médias dominants, le cinéma populaire, les séries ? Si tant est qu’il y en ait une.
O. L. Il faudrait d’abord demander aux principaux·ales intéressé·e·s s’il·elle·s se sentent correctement représenté·e·s. Notre intention était de nous en rapprocher le mieux possible. Nous sommes admiratifs de ce milieu, avec bien sûr ses contradictions, des choses qui nous parlent plus que d’autres, mais quand même ça nous stimule beaucoup. Notre intention était une intention de respect.
K.R. On l’a vu pendant le tournage de la rave, qui était une vraie rave, organisée par de vrais collectifs. La musique était intégrée et je l’ai jouée, là-bas. On a senti quand même que les morceaux composés pour le film étaient bien acceptés, quand bien même ils viennent d’un autre milieu.
O. L. J’avais déjà deux mois plus tôt fait écouter la musique aux acteur·rice·s pendant une session de travail à Barcelone. Ils disaient que c’était leur came. Surtout que l’on a travaillé avec des collectifs où des gens sont dans la cinquantaine : ils ont fait du chemin, ils essaient de pousser la culture rave dans ses limites, dialoguer avec d’autres mondes.

M. Est-ce qu’il·elle·s ont eu peur d’être mal représenté·e·s, et si oui t’ont-il·elle·s fait part de leurs craintes principales ? As-tu dû être particulièrement vigilant sur des stéréotypes dégradants, du genre du “punk à chien” ?
O. L.
Ça, il n’en a jamais été question évidemment. Au début, à la lecture du scénario, il·elle·s m’ont dit qu’il·elle·s trouvaient ça un peu dark, ça m’a fait peur. Et surtout ils avaient peur de la représentation de la drogue. Mais dans le film c’est très discret, on ne voit personne se droguer. C’est un sujet dont je me foutais ; en tout cas je n’avais aucune envie de faire une apologie de la drogue. Du reste, il y a beaucoup de gens qui ne se droguent pas du tout en teuf. En tout cas, il·elle·s se méfiaient bien évidemment.

M. Il y a un morceau dans le film qui n’est pas du tout de la techno : c’est Le Déserteur de Boris Vian, joué en direct par Tonin dans une sorte de spectacle improvisé. Pourquoi cette exception, cette ponctuation ?
O. L.
C’est une idée de Santiago Fillol, mon co-auteur. J’ai trouvé que ça dialoguait bien avec la séquence, même si j’avais peur que ce soit un morceau qui dise trop, qui dise beaucoup. Je me méfie toujours de la politique dans l’art, ou en tout cas je trouve qu’il n’y a rien de plus politique que le poétique, et que quand on veut beaucoup dire, on ne dit rien. On pénètre mieux le spectateur, et in fine on le politise mieux quand on le touche. Donc j’avais peur qu’on me voie trop. Mais curieusement cette scène a beaucoup plu. Je pense que c’est parce que l’image est tellement vraie : un acteur non professionnel handicapé qui fait une marionnette avec son moignon, ce n’est pas rien. À Cannes, j’ai douté.

M. La musique du film va-t-elle sortir ?
K.R.
Oui, elle est en cours de mastering. Ça sort en vinyle et il y a toujours des délais importants de production, donc ça prendra encore quelques semaines voire quelques mois. Mais ce sera un très bel objet, sorti par un très beau label, Invada Records, créé par Geoff Barrow de Portishead.

“Sirāt”, d’Óliver Laxe, sortie le 10 septembre.