Défilé Valentino FW25

Puisant dans les archives et les récits personnels autant que dans les créations littéraires et cinématographiques en tout genre, la mode manie l’art de (se) raconter, partagée entre pouvoir d’enchantement et souci d’authenticité. Est-ce que narrer c’est durer ?

Il était une fois, dans un monde saturé d’images – où le scroll efface plus vite qu’il ne grave nos mémoires –, un univers de la mode en quête de sens. Pendant la Fashion Week de Paris fall-winter 2025, en février dernier, lors du talk organisé pour la sortie du second numéro du magazine SCRNSHT, son directeur Pierre A. M’Pelé, ex-head of editorial content de GQ France et plus connu sous le nom de @pam_boy sur Instagram, avait invité le créateur de contenu Hanan Besovic (alias @ideservecouture sur Instagram). Sans prendre de gants, celui-ci avait déclaré que “la mode d’aujourd’hui, qui manque cruellement de récits, se devait à nouveau d’écrire des histoires et de nous les raconter”. Une observation qui fait sens, d’autant que cette saison automne-hiver 2025 est marquée par la nécessité de broder un récit sans jamais en perdre le fil, qu’il puise dans la mythologie, les archives, la littérature ou les histoires personnelles. Une tendance de fond que l’on retrouve sous différents aspects : Dior revisite Orlando de Virginia Woolf, Simone Rocha convoque Le Lièvre et la Tortue de Jean de La Fontaine, Schiaparelli Couture s’inspire du mythe d’Icare, et Givenchy ressort ses piles d’archives comme éléments de décor de son set design.

Campagne de la collection Dior FW25 inspiré du roman “Orlando” de Virginia Woolf
Campagne Prada SS25 en collaboration avec l’autrice Ottessa Moshfegh

Quant à Prada, déjà maquée avec l’autrice Ottessa Moshfegh qui avait écrit une série de nouvelles intitulée Ten Protagonists en lien avec la campagne printemps-été 2025, s’inspire cette saison des personnages de fiction féminins au bout du rouleau. Bref, les designers sont devenu·e·s de véritables conteur·euse·s d’histoires. “La mode vit aujourd’hui une crise existentielle. Dans un océan de contenus jetables, le storytelling est une bouée de sauvetage”, affirme Séphora Talmud, consultante en communication et marketing dans la mode. À l’heure où celle-ci doit composer avec un jeu de chaises musicales des directeur·rice·s artistiques de plus en plus frénétiques, un marché parasité par les dupes et une submersion de fast (fashion et content) à n’en plus pouvoir, l’art de la narration lui permet de se distinguer. Pour mieux écrire sa légende ?

Collection Simone Rocha FW25 inspirée de la fable “Le Lièvre Et La Tortue” de Jean de la Fontaine
Collection Schiaparelli Couture PE25 inspirée du mythe d’Icare dans la mythologie grecque
Être à la page

 

C’était son dernier défilé, après neuf ans de bons et loyaux services chez Dior : le 27 mai, la directrice artistique Maria Grazia Chiuri présentait son ultime collection “Croisière”, inspirée du Bal blanc donné à Paris en 1930 par Mimi Pecci Blunt, aristocrate et mécène romaine, et propriétaire du Teatro della Cometa de Rome, que la créatrice possède aujourd’hui. La boucle était ainsi bouclée, d’autant que ce défilé avait eu lieu à Rome, la ville natale de Maria Grazia Chiuri. Elle l’avait pensé dans les moindres détails, notamment en concoctant un parcours et un city guide pour les invité·e·s avec ses meilleures adresses de la ville éternelle. Quelques mois plus tôt, lors de la présentation de la collection automne-hiver 2025, elle mettait sur pied un théâtre moderniste construit sur mesure aux Tuileries, où s’entremêlaient les références à Orlando, le roman de Virginia Woolf, et les clins d’œil appuyés aux créations de Gianfranco Ferré et John Galliano passés tous deux par la case Dior. Un storytelling qui est allé puiser autant dans les classiques de la littérature que dans les archives de la maison, cherchant à ancrer ses créations dans le temps, à l’image de Jonathan Anderson qui a récemment repris le poste de Chiuri et qui, pour sa première collection homme, a revisité son fameux sac “Book Tote” en y accolant des titres de romans iconiques tels que Dracula de Bram Stoker ou Les Liaisons Dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos.

Les sacs “book tote” de Dior par Jonathan Anderson
Set design du défilé Givenchy FW25

Il faut dire que l’art de raconter dans l’industrie de la mode n’est pas nouveau. Depuis des siècles, il joue un rôle essentiel dans la communication des maisons et l’expression des créateur·rice·s. De la narration de croyances culturelles locales et de contes folkloriques à l’exploration de diverses questions sociales et politiques, le storytelling a toujours été ancré dans l’ADN de cette industrie. Une dynamique instaurée, depuis les années 1980, avec l’avènement des créateurs stars et des défilés-shows flamboyants. Mugler, Rabanne, Gaultier ont dessiné tout au long de leur carrière des mondes très “fanta”, dirons-nous (où se mêlent fantasmes et fantaisie). La journaliste Sophie Abriat dresse ce constat dans son livre Danser sur le volcan, paru en janvier dernier chez Grasset. “Les maisons ont compris que, pour libérer la mode du mouvement cyclique qui la condamne à l’éphémère, et pour ne plus être considérées comme de simples plateformes consuméristes, il leur fallait créer du sens, porter des idées, imaginer des récits”, y affirme-t-elle. Et pour sortir de cette logique consumériste, l’industrie s’est rapprochée du monde littéraire. L’idée ? Développer une stratégie d’alliance pour apporter du prestige culturel et ainsi renforcer le capital symbolique des maisons. CQFD.

Naomi Campbell lors des Rendez-vous littéraires rue Cambon de Chanel, mars 2024.
Les Miu Miu Summer Reads
T’as la réf ?

 

Si Coco Chanel était proche de Salvador Dalí et Luchino Visconti, elle l’était encore plus de Jean Cocteau (c’est elle qui a payé ses cures de désintox à l’opium). Quant à Colette, elle produisait déjà du brand content pour Hermès et Lanvin. Si l’on ajoute à ça la passion de Karl Lagerfeld pour les livres, concrétisée par la création des Éditions 7L et de la libraire 7L à Paris, la mode a toujours fricoté avec le milieu littéraire. Un lien qui n’a fait que s’intensifier au fil des décennies : les marques publient fanzines et magazines pour façonner davantage leur univers, à l’image de Louis Vuitton avec ses Travel Books, d’Hermès avec Le Monde d’Hermès, ou encore de Miu Miu et de Chanel avec leurs clubs littéraires respectifs. “Les marques ne vendent plus seulement un style, mais construisent des visions du monde qui viennent nourrir notre imaginaire collectif”, ajoute Sophie Abriat. Dans cette quête de légitimité culturelle et d’identité forte, l’extension de marque s’étire à l’envi. Le 10 mars dernier, à la Monnaie de Paris, dans un décor hommage à la red room de Twin Peaks – celle où les rêves se mélangent à la réalité –, Marine Serre a fait son grand retour au calendrier parisien avec des silhouettes à la fois glam et puissantes, quelque part entre la femme fatale et la tueuse à gage. En prime, elle avait fait imprimer un vrai-faux journal quotidien racontant son défilé au sein de ce musée parisien.

Quelques mois plus tard, la créatrice sortait un film réalisé par la géniale Tess Lochanski à la manière d’un court-métrage cinématographique revenant sur l’univers de la collection. Un concept faisant écho un plus tard cette année à la sortie du court-métrage “The Tiger”, produit par Gucci et co-réalisé par Spike Jonze et Halina Reijn, afin de présenter la première collection de Demna à la façon d’un drama hollywoodien. Le film en question avait même eu droit à de la promo en ville avec le déploiement d’une véritable affiche de film. Un peu comme celle que vient de partager Gentle Monster pour la faire promo de “The Hunt” . Réalisé par Nadia Lee Cohen, ce mini-film avec Hunter Schafer, créé pour présenter la dernière collection de la marque, se la joue clairement film indé sur le point d’être sélectionné au festival de Sundance. Clairement, le storytelling est devenu le maître-mot de la saison et s’inscrit autant dans la note d’intention du créateur ou de la créatrice que dans ses vêtements, le décor, la bande-son du show et les films qui l’accompagnent. C’est une expérience totale, où l’on “met les pièces ensemble comme un Rubik’s Cube”, résumait au micro de France Inter l’illustrateur sonore Michel Gaubert à l’occasion de la sortie, en mars, de son autobiographie Remixed (éd. Fayard). “Les marques construisent ainsi un territoire imaginaire commun, une mémoire partagée qui crée du lien et du sens”, ajoute Clara de Pirey, directrice du pôle luxe de l’agence NellyRodi.

Pour preuve encore, la jeune marque espagnole Paloma Wool qui pour l’automne-hiver 2025 a fait défiler, au sein de la bibliothèque du Lycée Henri IV, ses mannequins dont l’une lisait à voix haute un ouvrage qu’elle tenait entre ses mains lors de son passage sur le catwalk. Une mise en scène littéraire rappelant aussi le premier défilé de la marque Tamme à la fashion week de Tokyo Fall-Winter 2025 où certains mannequins portaient des cahiers et des livres. Et de la littérature au cinéma, il n’y a qu’un pas : Saint Laurent qui lance sa propre filiale de productions, Alexandre Mattiussi d’Ami Paris qui s’essaye à la réalisation, sans oublier les films Women’s Tales de Miu Miu présentés à la Mostra de Venise et les nombreuses autres marques qui développent des partenariats avec des festivals ou des plateformes de streaming… “La mode est un moyen d’expression en soi qui suscite de l’émotion autant que le fait un roman, un film ou une œuvre d’art, ajoute Clara de Pirey. Tout cela participe à concrétiser un engagement avec l’excellence.” Pour autant, il y a un territoire narratif que la mode chérie particulièrement et qu’elle n’est pas près de délaisser : l’affect. Sophie Abriat parle d’un “capital émotionnel” qui, pour exister, s’appuie largement sur les histoires personnelles des créateur·rice·s. C’est le cas du designer turc Hussein Chalayan dont “les collections, largement biographiques, font référence à son histoire personnelle et familiale faite d’exodes et de déracinements, et évoquent des questionnements liés aux religions, à la guerre, aux nouvelles technologies, aux rapports entre l’Occident et l’Orient”, détaille Sophie Abriat dans son ouvrage. De quoi transformer définitivement l’art du storytelling, initialement basé sur le récit personnel, en outil politique.

Paloma Wool FW25. Photo backstage par Shinya Mohri
Tamme FW25. Photo backstage par Shinya Mohri
Que le spectacle continue

 

Le champion actuel en la matière n’est autre que le génial créateur américano-mexicain Willy Chavarria, qui a fait une percée remarquée lors de la Fashion Week parisienne automne-hiver 2025. En janvier dernier, il a présenté une collection qui portait en étendard son identité et son histoire personnelle : outre une imagerie latinx détournant les codes religieux et virilistes des Chicanos, Chavarria a clairement porté des messages anti-Trump (en voix off du défilé, le sermon progressiste de l’évêque de Washington qui avait froissé le Président américain) et pro-LGBTQ+ (il a salué le public vêtu d’un T-shirt où l’on pouvait lire “How we Love is Who we Are”). Une prise de position et de risque que les designers indépendant·e·s sont plus à même de prendre en comparaison avec les maisons de mode des grands groupes, qui, elles, s’expriment avec prudence. Pourtant, tout le monde se rejoint sur un point : celui de l’engagement narratif. Dans une économie de l’attention pouvant chuter aussi rapidement que des actions Tesla en Bourse, le storytelling permet de construire des récits qui résistent au temps et au scroll – avec le souci de ne pas verser dans le brain rot. Est-ce pour cela que les marques réinvestissent l’art de la narration autant dans le fond que dans la forme ?

Décor du défilé Willy Chavarria FW25

Si “le storytelling est l’antidote à l’amnésie numérique”, comme le résume Séphora Talmud, il doit également recréer de l’enchantement et du merveilleux à un moment où l’état actuel du monde part en vrille. La mode, qui avait quelque peu perdu le fil du défilé-spectacle, au sommet de son art dans les années 1990-2000 (pensez très fort à Kate Moss, telle une actrice jouant les héroïnes désabusées sur les podiums d’Alexander McQueen ou de John Galliano), revient sur le devant de la scène avec le même objectif : produire de la fiction avec comme acteur·ice·s les mannequins nous offrant leurs plus belles performances. Si le show de Chavarria avait l’air de ressembler à une scène tout droit sortie d’un film, à mi-chemin entre Romeo + Juliette de Baz Luhrmann, Le Parrain de Francis Ford Coppola et La Mauvaise Éducation de Pedro Almodóvar, celui de Julie Kegels ne laissait pas à désirer. Pour son second défilé automne-hiver 2025 à la Fashion Week de Paris, la jeune créatrice belge s’est inspirée du livre mi-développement personnel mi-design Executive Style de Judith Price, paru en 1980 chez 1st Edition.

Final de la présentation de la collection Julie Kegels FW25, inspirée du livre “Executive Style” de Judith Price.

En résulte un show-performance, certes minimaliste, mais où on a pu voir, à la façon d’une pièce de théâtre indé, une mannequin dénudée (en culotte et soutien-gorge) s’approcher d’un fauteuil en cuir marron, enfiler lentement une chemise, un pantalon, un pull, et enfin une paire d’escarpins. Avant de se volatiliser en coulisses pour laisser place à une trentaine de silhouettes se relayant sur scène devant les invité·e·s confortablement assis·e·s dans les fauteuils de la salle de concerts Cortot. Soit autant de mannequins protagonistes d’un roman sartorial, à l’image de ceux aperçus lors du dernier show automne-hiver 2025 de Valentino : Alessandro Michele y avait reconstitué les toilettes d’un club imaginaire où les silhouettes qui s’y pressaient représentaient, grâce à leurs différents vêtements, une multitude de personnages comme dans la vraie vie… Bref, si vous en doutiez encore, la mode nous permet désormais d’avoir clairement voix au chapitre.

Cet article est originellement paru dans notre notre numéro Fall-Winter 2025 STORYTELLERS (sorti le 23 septembre 2025).