Non contente de dynamiter les barrières entre pop et classique, la jeune compositrice et cheffe d’orchestre surdouée Uèle Lamore repousse le champ des possibles avec l’intelligence artificielle.

Uèle Lamore n’est pas la musicienne de tous les métissages pour rien. Fille d’un sculpteur américain et d’une styliste d’origine centrafricaine, elle part à Los Angeles à 17 ans pour perfectionner sa guitare, avant de poursuivre des études classiques, notamment de direction d’orchestre, au sein du Berklee College of Music de Boston. De retour en France à 24 ans, elle qui raffole des groupes de rock intégrant l’arrangement orchestral, comme Snarky Puppy ou The Last Shadow Puppets, fonde l’orchestre Orage, qui mixe musique classique et pop. Elle collabore ensuite avec des grands noms du milieu, de Max Cooper à Étienne Daho, tout en devenant en 2019 cheffe associée, orchestratrice et arrangeuse pour le London Contemporary Orchestra (LCO). Oklm. Mais Uèle ne s’arrête pas là, elle compose aussi pour des documentaires, des films d’animation et des bandes originales (c’est elle qui a signé la BO de Marcher sur l’eau d’Aïssa Maïga). Son hommage orchestral à Portishead, Glory Dummy, qui devait avoir lieu l’année dernière au Printemps de Bourges, a été repoussé à plus tard (merci, Miss Rona). Mais il en faut bien plus pour mettre à mal Uèle Lamore. Elle profite du confinement pour composer Tracks, son premier EP autopublié à la fin de l’année dernière dont le titre “Austerlitz”, une ode aux trains de Kyoto et de Vitry-sur-Seine qui a donné vie à un clip digne d’un Miyazaki. Aujourd’hui, Uèle a 27 ans et fait vibrer les lignes du monde de la musique avec sa polyvalence et ses multiples influences. Impliquée dans des expérimentations autour de l’intelligence artificielle avec le laboratoire Sony CSL, elle sortira à l’automne son premier album Loom sur XXIM Records, le nouveau label de Sony Music Masterworks.

Uèle Lamore est habillée en Dior

Mixte. Peux-tu nous parler de tes origines franco-américaines et nous dire comment elles ont influencé ton approche de la musique ?

Uèle Lamore. J’ai reçu une éducation musicale quasi exclusivement anglo-saxonne. Mon père, qui est américain, écoutait beaucoup de musique, des classiques du rock comme The Doors ou Steppenwolf, mais aussi de la musique du sud des États-Unis comme The Allman Brothers, beaucoup de soul… Au point que, quand j’ai travaillé avec Étienne Daho, le seul morceau que je connaissais de lui était sa version de “Comme un boomerang”. Moi je suis guitariste, c’est mon premier rapport direct à la musique. Le premier style que j’ai étudié sérieusement c’était le blues, avec le rock classique, que j’ai appris à l’oreille en le reproduisant sur ma guitare. Puis j’ai appris avec d’autres personnes, mais je n’ai jamais envisagé la musique de manière scolaire. Les meilleur.e.s musicien.ne.s que je connais n’ont jamais étudié la musique.

M. Pourtant toi, c’est le choix que tu as fait…

U. L. Ce que je suis allée chercher aux États-Unis, c’est l’éducation de qualité qui me manquait. J’ai choisi de suivre des études supérieures musicales, je voulais partir dans un autre pays, j’étais hyper jeune. Pour moi, la musique était synonyme de rejoindre mes potes en studio de répétition, d’aller boire des bières, c’était fun. Ça l’est toujours aujourd’hui ; le système éducatif américain fait tout pour que ça le soit. Mais j’ai vraiment dû me battre pour y arriver, là-bas. Quand vient le moment de t’orienter, si tu dis que tu veux faire de la musique et que tu n’as pas été au conservatoire, on ne te prend pas au sérieux et on essaie de te diriger vers autre chose. Même si je m’intéressais aussi au journalisme ou à l’archéologie, il a fallu que j’insiste pour aller m’inscrire à un cursus de guitare dans un conservatoire de musique actuelle de Los Angeles. Par la suite, à Berklee, j’ai décidé d’étudier la composition classique, j’en avais marre du cursus guitare. Je me suis dit que tant qu’à être dans une fac chère, même si j’avais la chance de bénéficier de bourses, mieux valait faire progresser mon langage musical. La composition classique, c’est une tradition hyper importante. Il a fallu que je me fasse violence parce que je n’y connaissais rien. Le seul rapport que j’avais avec la musique classique c’était via des films. J’ai quand même une culture européenne autour des grands noms, Verdi tout ça, mais pas plus.

M. Et c’est là que tu as suivi un cours de direction d’orchestre ?

U. L. Oui, c’est venu un peu par hasard, parce qu’à l’école il y avait ce cours de direction obligatoire pour tout le monde. La direction d’orchestre, ça procure un rapport très direct avec les musiciens, leurs instruments. Ça permet d’envisager la musique dans son ensemble, à l’intérieur d’un morceau spécifique, mais aussi d’un point de vue économique.

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M. C’est facile de diriger un orchestre quand on a une vingtaine d’années ?

U. L. Quand tu diriges, tu n’es pas là pour composer un effectif. Toi, ton boulot est juste de faire en sorte qu’il joue le morceau de la meilleure manière possible en accord avec la vision du.de la compositeur.rice. Les chef.ffe.s sont souvent très gentil.le.s et très patient.e.s. En ce moment, je suis en train de composer pour le London Contemporary Orchestra (LCO). C’est différent. Là, je demande ce qu’il me faut : trois cuivres, etc. et les personnes en charge de la gestion du planning des musiciens font le nécessaire, c’est très codifié. S’il y a une session avec 35 personnes, il faut que ce soit parfaitement organisé, jusqu’à leurs horaires de taxis. C’est un peu comme au cinéma où il faut s’occuper du catering et de tout ce qu’il y a autour pour que ça fonctionne correctement. Mais une fois en studio, on se concentre sur la musique.

M. Toutes ces casquettes – composition, direction, orchestration –, ça te demande une grande polyvalence ?

U. L.J’accepte ce qu’on me propose si je suis légitime pour le faire. L’orchestration, c’est aussi kiffant que l’arrangement ou la composition. Depuis un an, je compose essentiellement. Quand j’orchestre, je sais que ça va être cool car je dois réviser des trucs hyper techniques. Alors qu’avec la direction, ce que j’apprécie c’est de voir plein de musiciens que j’aime beaucoup.

M. Ça te permet d’élargir ta palette musicale ?

U. L. Oui, car je suis capable d’aller dans plein de styles différents sans que ce soit très compliqué. Et je peux envisager les choses de manière très différente. Quand j’écris un morceau, je ne pense pas que tout doit être sur un rythme 4/4 avec basse et batterie. Au contraire, j’aime qu’il n’y ait pas forcément de rythmique. J’ai découvert tout ça en étudiant plein d’artistes différents. Par exemple, j’ai écrit l’album Plunderphonia pour le label allemand !K7, qui a une série de projets à la ligne éditoriale très précise : on sélectionne des morceaux rattachés au classique, on en utilise des bouts qui doivent être reconnaissables, à partir desquels on compose une réinterprétation. J’ai choisi Giacomo Puccini, dont j’adore les Arias, mais je l’ai envisagé de manière différente, très pop.

Uèle Lamore est habillée en Dior

M. Avec le département de recherche Sony CSL, tu t’es plongée encore plus dans les logiciels. Est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit de musique augmentée comme on parle de réalité augmentée ?

U. L. Je ne sais pas si c’est le terme exact. C’est intéressant parce que ce sont des technologies qui fonctionnent de manière particulière. Ce sont des machines qui apprennent constamment. Il y en a une qui génère des mélodies ou des lignes de basse à partir de ce que tu lui fais écouter, et si ça ne te plaît pas, tu lui en fais écouter d’autres et elle génère de nouveaux résultats. Elles ne fonctionnent pas sans être humain. Si tu les laisses tourner seules, les résultats sont catastrophiques. En revanche, elles peuvent te proposer des choses auxquelles tu n’aurais pas pensé. Des trucs trop simples, ou au contraire trop complexes. J’ai pris ce qu’elles me proposaient et je l’ai retravaillé. Il faut les envisager comme un outil de production. Elles ne font que t’orienter, et ne remplacent pas le musicien. C’est la démarche de Sony Computer Science Laboratories, où les chercheurs viennent tous de l’Ircam (Institut de recherche et de coordination acoustique/musique, situé à Paris à côté du Centre Pompidou, ndlr). En tant que musicienne, ça change de travailler avec des scientifiques, qui sont tous de jeunes passionné.e.s. Le projet qu’on a mené avec Sony CSL est à la limite du classique et du jeu vidéo, entre les deux. Ça m’a fait changer d’état d’esprit. 

M. Pourquoi ? Tu avais les fantasmes qu’on a tous sur l’intelligence artificielle ?

U. L. Carrément. Avant d’essayer ces machines, je m’imaginais des robots prêts à manger les humains ! Je ne savais pas du tout ce que c’était, ni comment ça fonctionnait. Je pensais à la reconnaissance faciale, à Black Mirror. Alors qu’en fait, c’est juste une technologie. Maintenant, je sais vraiment de quoi on parle, le raisonnement qu’il y a derrière. Certain.e.s de mes potes musicien.ne.s ont peur que ça leur fasse perdre leur travail. Alors que non, c’est juste de la recherche stylée pour faire du son. Et on sait bien qu’au final les boîtes à rythmes n’ont jamais remplacé les batteurs. Mes ami.e.s médecins comprennent mieux ça, car il.elle.s en utilisent tous les jours, par exemple pour les scanners.

M. Tu vas intégrer ces logiciels à ton travail ?

U. L. J’ai déjà plein de projets, dont un qui peut être très utile et pour lequel je suis en contact avec un chercheur car il n’est pas encore parfait. Ça s’appelle Notono. Ça te permet de prendre n’importe quel son, de l’importer dans un logiciel qui fonctionne comme Photoshop. Ensuite, tu peins sur le spectre sonore, avec des pinceaux. En sound design ça va être très intéressant.

M. Intégrer ce genre de procédé à l’orchestre, ce n’est pas transformer l’écriture musicale ?

U. L. Aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, pour faire de la musique, il n’est plus nécessaire de savoir la lire ni de connaître les partitions. Pour l’orchestration, c’est différent. Il s’agit moins de faire de la musique que de décider qui va la jouer. Je travaille parfois avec les orchestres, mais je teste surtout ces outils pour ce que je veux en faire moi : de la production, du sound design.

Uèle Lamore est habillée en Dior

M. Pourtant, on te présente souvent comme une cheffe d’orchestre…

U. L. Mais oui, alors que je suis surtout compositrice. L’année dernière, je n’ai fait qu’un seul travail de direction. Mais c’est la mentalité française. Dès que je vais en Angleterre, on ne me parle pas une minute de direction, là-bas on me parle de tout, ici on fait une fixette là-dessus.

M. En tant que compositrice, tu considères que tout ce qui accompagne l’intelligence artificielle (comme la réalité virtuelle, ce que peut expérimenter Jean-Michel Jarre ou le concept des metaverses, ces univers immersifs) peut servir la création musicale ?

U. L. Absolument. J’ai un ami, l’artiste Apollo Noir, qui est en train de travailler sur un truc cool avec des synthétiseurs modulaires connectés qui créent des visuels en même temps que des sons. Les expériences immersives sont toujours très intéressantes en musique. On en a tous déjà fait l’expérience, ne serait-ce que quand on va à une exposition avec du sound design, c’est déjà immersif. Les concerts en réalité augmentée, c’est une autre catégorie d’expression musicale. Ce sont des spécialités qui ont toutes un public particulier. Ça va ouvrir de nouvelles possibilités et créer de nouveaux outils, qui interagiront peut-être avec l’espace, comme l’interface très connue, Massive. Mais ce n’est pas facile à utiliser, il faut être ingénieur. Avant, c’était vraiment un truc de spécialistes, mais c’est en train de se vulgariser.

M. Ton EP Tracks est très onirique tout en utilisant des sons très réalistes. Tu souhaitais un dialogue entre technologie et poésie ?

U. L. Au final, le but de toute technologie n’est-il pas de nous rapprocher de la poésie ? Les synthétiseurs et l’informatique sont là pour nous aider à illustrer des sentiments, des émotions, et à dresser des portraits soniques de choses très organiques. La musique qu’on compose n’est que la réflexion du monde. J’essaie de transmettre l’émotion de la manière la plus pure possible, même si les outils que j’utilise pour le faire peuvent être complexes.

M. L’EP évoque les trains d’Ivry-sur-Seine et de Kyoto. Le Japon t’inspire ?

U.L. Ce pays a une relation à la technologie aux antipodes de la nôtre. Elle y est omniprésente. Dans certains restaurants, il n’y a même plus de serveur mais uniquement des tableaux électroniques. Cependant, leur culture est tellement humaniste et sensible qu’au final les Japonais nous montrent que la technologie et l’humain ne sont pas antinomiques. C’est juste une manière de rendre le quotidien plus feng shui. Les musiques de trains, ça m’a donné un cadre. Parfois les contraintes permettent de trouver plein de solutions ingénieuses pour faire ce que tu veux en restant dans un paradigme. Avec Tracks, je voulais faire quelque chose d’ambiant, avec des morceaux assez courts, pas compliqués, minimalistes. Avec le projet de Sony CSL, je voulais aller sur de la musique de jeux vidéo. J’aimerais qu’on m’engage pour en écrire, je ne l’ai encore jamais fait et j’adore, c’est un domaine très important pour moi. La musique d’un jeu vidéo doit accompagner une action sans distraire le joueur. C’est l’inverse de ce qu’on fait pour une musique de film, qui doit devenir un personnage à part entière. Alors que dans un jeu, la musique doit être totalement immersive et correspondre à un univers.

M. En ce moment, tu travailles sur Loom, ton prochain album ?

U. L.J’ai signé avec Sony en début d’année, sur leur nouveau label XXIM Records. La machine est mise en route, je suis contente, c’est un vrai plaisir d’intégrer une grosse maison comme Sony. L’album est prêt depuis deux ans, je l’ai écrit en 2019, mais il va falloir que je le retravaille de A à Z. Je vais reprendre les démos en février mars, sortir un single et un premier clip en juillet. Je l’ai pensé sur le modèle du poème symphonique, des portraits de paysages spécifiques. Je le vois comme une genèse de la vie, d’un point de vue organique, celui des micro-organismes. Ce sera très orienté pop, trip hop, indie, avec plusieurs invités, un son “Massive Attack-esque”.

Coiffure : Cyril LALOUE @ Wise&Talented. Maquillage : Houda REMITA @ Wise&Talented. Assistant photographe : Corinna SCHULTE.