Lors de la fashion week masculine de paris en janvier, Jeanne Friot a dévoilé une nouvelle collection non genrée et éco-responsable. La jeune créatrice nous questionne sur les liens existant entre vêtement, politique, désir et masculinité.

Le vent souffle dans la cour de la Caserne, l’écrin de la mode durable situé dans le 11e arrondissement de Paris. Jeanne Friot se tient sur le palier du deuxième étage, à l’entrée du bureau de sa marque éponyme lancée en 2020, quelque mois avant la pandémie de Covid-19. Emmitouflée dans un épais manteau, cheveux blond platine, elle allume une cigarette, file vers l’escalier avec l’allure d’une leader punk au milieu de son royaume de la mode durable. Comme ces femmes aux lèvres rouges et à la verve d’acier, Jeanne mène de front sa carrière, et fait de la mode son véhicule pour défendre les causes Queer et LGBTQIA+ : “Je suis une femme, mais je ne fais pas de la mode féminine – ce qui est encore dur à entendre pour certain·e·s. Je propose un vestiaire non genré et je me bats pour fabriquer en France avec plus de 95 % de textile recyclé. C’est difficile, mais j’adore ça”, affirme-t-elle. Diplômée de Duperré et de l’Institut français de la mode, Jeanne se nourrit de ses multiples expériences pour construire son autonomie. En travaillant pour APC, Kitsuné, Wanda Nylon et Balenciaga, elle affûte ses connaissances, observe les manquements et peaufine son discours. Et ça marche. En juin dernier, son nom était sur toutes les lèvres de la Fashion Week parisienne après une présentation camp, hommage à l’éthos de la fête. Couronnée du titre de “jeune créatrice de la mode durable et non binaire”, elle continue la bataille, nourrie de l’énergie des femmes artistes, de celles de son quotidien et de celleux qui partagent sa vie et se battent pour défendre leurs identités fluides et hors classification patriarcale.

Jeanne Friot.
SE DEFINIR CREATRICE DE MODE FEMINISTE ET QUEER

 

“Je suis une personne queer, dans un milieu qui est celui de la mode. Que faire ? Je ne me suis pas posé la question longtemps : j’ai créé ma marque afin de pouvoir exprimer tout ce qui me tenait à cœur. À savoir : parler de la communauté queer, faire un vêtement inclusif non genré qui s’adresse à tou·te·s, fabriquer en France dans un circuit court et avec un nombre de pièces limité – créant de la rareté. J’ai relevé mes manches, et pris à contre-courant tout ce qui me déplaisait pour essayer de le transformer en éléments positifs. C’était la seule manière d’avancer. Alors, être engagée dans la mode n’est pas dangereux ou mauvais. En tout cas, pas pour moi. Je pense que c’est aussi parce que j’ai parlé de problèmes d’inclusivité, de discrimination que je suis là aujourd’hui et que la marque grandit. En juillet dernier, j’ai fait un tee-shirt avec The Frankie shop pour le droit à l’avortement après le démantèlement de l’arrêt Roe v. Wade qui garantissait depuis 1973 ce droit crucial aux États-Unis. C’est un retour en arrière, fois mille. On peut lire dessus : ‘If you are not angry you are not paying attention’ (Si tu n’es pas en colère, c’est que tu ne fais pas assez attention). De par ma sexualité, je ne suis pas touchée personnellement par cette loi, mais en réalité ça me touche directement car on s’attaque à nos mères, nos sœurs, nos corps. La mode que je fais est engagée, et l’intégralité des bénéfices a été reversée au National Network of Abortion Funds (NNAF), une association de défense du droit à l’avortement aux États-Unis. La mode doit-elle être politique ? Ce n’est pas une question. Qu’on le veuille ou non, elle est politique car elle est le reflet de la société.”

GRANDIR A L’ABRI DU PATRIARCAT

 

“Rien n’était patriarcal dans mon éducation. Quand j’étais petite fille, personne ne m’assignait à mon genre. Personne ne me le faisait ressentir. Mon père était artiste. La plupart du temps, il restait à la maison et s’occupait des tâches ménagères, comme la cuisine, pendant que ma mère bossait, et souvent tard le soir car elle se débattait bec et ongles pour ses artistes. C’était l’une des rares femmes dans l’industrie musicale à être passée du rock au rap et à défendre les talents urbains dans un milieu très masculin. Elle a donné sa vie à la musique et m’a transmis son éthique de travail. En tout cas, on peut dire que ma famille fonctionnait à l’inverse du système patriarcal. Autre point : la culture occupait une place centrale. Enfant, on m’incitait à suivre une multitude d’activités : jouer de la musique, lire des livres, faire de la danse… Des outils destinés à m’armer pour la suite. En vivant dans ce milieu artistique très ouvert, j’ai appris que tout était possible, et cela a défini la personne que je suis aujourd’hui. Après, il y a un hic quand on grandit avec des artistes en dehors de la société : parfois, c’est difficile de se frotter à la réalité. On se confronte alors aux normes, à la discrimination. On découvre que la liberté qu’on percevrait n’est pas la vérité de tou·te·s.”

Ruttier for the Absent (2019) as pictured as part of the Curva Blu Residency in Favignana (IT) in July 2019. Courtesy, the artist, Whitechapel Gallery.
SE LIBERER AVEC LA NUIT GAY PARISIENNE

 

“La nuit gay, c’est un spectre infini de genres et de sexualités et un moment où le vêtement peut devenir une délivrance, une libération. La nuit gay m’a construite et m’a permis d’entrevoir le vêtement en lien avec les performances sexuelles et de genre, qui sont alors exposées pour mieux être déconstruites. Dans ce safe place, des drag queens en minijupe se baladent librement, mais quand elles sortent, dans la rue à six heures du matin, le vêtement se transforme en signal. D’un coup, le sens, dans le contexte de l’espace public, n’est plus le même, et le vêtement peut mettre en danger. Je me pose beaucoup la question de la construction des regards et de la façon d’éduquer la société. Quelle place la nuit peut-elle jouer ? Ma dernière collection présentée en juin était un hommage à cet univers libertaire. Intitulée LOVE IS LOVE, c’est un hommage à l’ouvrage All about Love de l’actrice et théoricienne féministe Bell Hooks, qui y explique que l’on peut aimer qui on veut quand on veut où l’on veut. La nuit gay permet la même chose : aimer et choisir son apparence, son vêtement librement – comme quand on tombe amoureux de quelqu’un·e. En insérant dans le monde de la mode ce prisme queer de l’univers de la nuit, l’idée est de créer un espace safe – et de faire en sorte que les personnes et communautés qui ne se sentent pas représenté·e·s habituellement le soient.”

SE CONSTRUIRE AU TRAVERS DE FEMMES ICONIQUES

 

“J’aime les femmes avec beaucoup de personnalité : Courtney Love, Siouxsie and the Banshees… En écriture : Françoise Sagan ou Virginie Despentes. Je pense aussi à Sophie Calle, Niki de Saint Phalle et ses titres de peinture, Orlan avec ses performances comme le Baiser de l’artiste en 1977 : aux visiteurs de la Fiac, elle proposait cinq francs contre un baiser, devant une immense photographie d’elle nue. Elle m’a appris à questionner le rapport du corps à l’espace. En mode, j’admire Sonia Rykiel : une personnalité puissante au caractère bien trempé et des créations incroyables. Elle est parvenue à développer sa marque et à disposer des points de vente partout dans le monde. Elle a montré que c’était possible, en tant que femme, de se faire une place dans l’industrie. Je pense qu’il est primordial d’avoir ce rôle modèle féminin et de continuer d’en créer de nouveaux, en donnant ainsi de l’élan aux générations à venir. Madonna fait partie de ces figures qui repoussent toutes les limites, jouant avec les frontières que j’aime tant. C’est la première star internationale qu’on a habillée, cet été à l’occasion de son anniversaire. Quand son styliste nous a contacté·e·s pour réaliser une robe ceinture, on a foncé. On a passé la nuit à la concevoir. On a mis nos petits cheveux dedans : comme dans les robes de mariées pour porter chance. Il y avait des tas de risques que ça ne marche pas, mais la robe a fini… sur Madonna, photographiée pour Paper magazine ! C’est une icône pour beaucoup de femmes, moi-même je l’écoutais ado. Je la perçois comme un caméléon qui décide ce qu’elle veut être et comment jouer sa performance de genre et sa sexualité, alors que c’était loin d’être évident à ses débuts. Seuls les hommes avaient ce privilège. En 1992, son ouvrage Sex a été un objet choc : elle y parlait de son désir délié des hommes, avec des images qui sont restées iconiques en pleine crise du sida. Là, on pèse le poids de l’image – et Madonna est maîtresse en la matière.”

FAIRE RIMER ÉCO-RESPONSABLE ET DESIRABLE

 

“Quand tu grandis en voyant l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, avec des millions de personnes qui meurent, tu ne peux pas rester impassible (en 2013, un immeuble de huit étages qui abritait six usines de confection de vêtements s’est écroulé, provoquant la mort de 1 127 ouvrier·ère·s de l’industrie du textile, ndlr). L’Institut français de la mode a été très important pour moi : les professeur·e·s m’ont permis de comprendre que c’était possible de créer de façon écoresponsable et qu’il fallait se lancer. À part Stella McCartney, il n’y avait pas beaucoup de modèles à l’époque, et les vêtements étaient souvent en feutre marron, pas très désirables. La grande problématique était de lier mode écoresponsable et sexy. Et si Stella McCartney pouvait le faire… Il est sans doute plus facile aujourd’hui de se lancer. Des espaces sont nés – comme ici, à la Caserne, où l’on travaille avec Nona Source, une plateforme en ligne de vente de surplus de textiles LVMH. Je pense également à la Réserve des Arts et plus simplement à Vinted ou Leboncoin, qui sont de super lieux ou chacun·e peut shopper. Je passe des heures sur ces sites. Par exemple, la robe ceinture est composée de pièces qu’on a choisies une par une sur ces espaces de revente et dans les friperies. J’aime l’idée qu’en récupérant un objet ou un vêtement, on reprend le support d’un vécu pour le transformer en autre chose. L’histoire continue, et c’est ça que tu achètes quand tu acquiers une pièce chez nous.”

ÊTRE UNE JEUNE CREATRICE, ÊTRE UNE BATTANTE

 

“Il faut vraiment déconstruire le mythe de la réussite qui tombe du ciel : la mode, ce n’est pas facile. Les gens galèrent. Il faut arrêter de faire semblant, cela ne va générer que de la frustration pour celleux qui arrivent derrière quand il·elle·s découvriront que les bonnes fées qui réalisent les vœux n’existent pas. Il n’y a pas de hasard, juste du taf. C’est pour ça qu’il me semble important de parler des échecs, des trucs qui tombent à l’eau. Je viens de raccrocher avec mon avocate avec qui je m’entretenais pour un problème de plagiat, par exemple. Être jeune créateur, c’est aussi travailler pour sa marque et bosser à côté. Je continue les jobs dans d’autres maisons pour joindre les deux bouts ! C’est fatigant parfois, mais ça permet aussi d’apprendre continuellement. Et je suis un peu workaholic je dois dire ! En somme, être jeune créateur·rice c’est batailler pour ouvrir les portes – discuter avec les commerciaux, expliquer que non ‘mon vêtement n’est prévu ni pour aller dans le rayon femme ni dans l’homme’. Se battre avec les stars pour qu’elles mettent ton nom en tag sur Instagram quand elles portent tes créations… La liste est longue, mais je jure que quand les portes s’ouvrent, il n’y a pas meilleure récompense au monde. Aujourd’hui, en tant que créatrice, je constate que les choses évoluent et qu’il y a un réel engouement car les gens ont besoin d’avoir d’autres modèles que des hommes blancs. Ester Manas à ouvert la voie, il y a aussi Alice Vaillant et Louise Lyngh Bjerregaard… C’est un métier de passion. C’est tellement de temps, d’investissement et d’énergie ! Si tu ne le fais pas pour défendre des causes, alors ne le fais pas.”

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2023 EUPHORIA (sorti le 27 février 2023).