Tourné vers l’intelligence artificielle, le groupe new-yorkais Uni, inspiré par le glam-rock et fondé par l’artiste et musicienne Kemp Muhl, est passé maître dans l’art de la transformation et de la transfiguration.

“Nous sommes en pleine transformation”, explique Charlotte Kemp Muhl, dite Kemp. Elle parle de son groupe, Uni, mais aussi de l’univers du rock, de la musique en général et de la société dans laquelle nous vivons. Kemp est bien placée pour le savoir : ex-mannequin, cette trentenaire est avant tout une artiste et une tête pensante qui cultive un rôle actif d’actrice/observatrice depuis des décennies. Compagne de Sean Ono Lennon – le fils de John et Yoko – depuis quatorze ans, Kemp est en quelque sorte la directrice artistique d’Uni autant que sa fondatrice. “Au départ, le groupe était calqué sur les influences très classiques des années 70 et du glam rock. Mais je me suis rendu compte qu’il y avait une forme de plafond de verre dans ce milieu. Tou.te.s les artistes qu’on admirait – Bowie ou T-Rex, par exemple – ont eu du succès justement parce qu’il.elle.s regardaient vers l’avenir et non pas vers le passé. Donc, même si j’adore l’ancien, j’ai compris qu’il fallait faire évoluer notre esthétique pour dépasser ce stade. Nous vivons une époque vraiment intéressante, qui se dirige vers un futur menaçant, donc je voulais qu’on s’en inspire, qu’on aille vers les univers de l’intelligence artificielle, du transhumanisme.”

L’état du corps physique, le décalage entre apparence et réalité, est une préoccupation importante pour Kemp, dont la beauté “classique” n’a pas toujours été évidente à assumer, surtout pour un esprit aussi bouillonnant : “Je suis née avec ce physique très mainstream et j’ai toujours été frustrée par cela. Quand j’étais mannequin, on me proposait des jobs très commerciaux car j’avais le look qui correspondait, alors que je ne me considère pas comme une personne très commerciale !” Passionnée par l’idée que l’art trouve une valeur quand il se frotte au grotesque ou à l’expérimentation (elle cite Hieronymus Bosch ou Dali parmi ses peintres préférés), Kemp rejette les canons de la beauté traditionnelle et cherche, via Uni, à explorer les horizons. Justement, la pandémie actuelle a ouvert une brèche : les concerts physiques étant impossibles, c’est via une série de clips – ou plutôt des courts métrages – que le groupe distille les titres prévus pour un premier album. En tant que réalisatrice et conceptrice, Kemp a puisé dans sa passion pour l’art et le cinéma afin d’y explorer des références aussi diverses que Stanley Kubrick, Alejandro Jodorowsky, John Waters ou l’artiste Tony Oursler. Le dernier clip, Predator’s Ball, propose des scènes orgiaques dignes de The Rocky Horror Picture Show, et met en scène un casting ultra-diversifié. “Je suis contre les idées traditionnelles de la beauté, explique Kemp. J’étais super contente de pouvoir travailler avec des mannequins comme Caitin [Stickels] ou Brooks [Ginnan] que je trouve tellement sublimes, et qui sont devenu.e.s des ami.e.s depuis”, explique-t-elle, en évoquant ces deux activistes d’une beauté différente, dont la carrière est en éclosion.

Pour une musicienne adepte du live, le confinement (qu’elle a vécu en huis clos avec “mon mec, sa mère et mon chaton” dans leur ferme isolée de l’État de New York) a d’abord été frustrant, avant de se transformer en opportunité créative : “On avait l’habitude de travailler tous ensemble avec le groupe, maintenant c’est moi qui crée seule au studio. J’en ai profité pour me former aux logiciels Logic Pro et Ableton, je sais même programmer une batterie électronique. Cet état de solitude m’a forcée à trouver d’autres pistes esthétiques”. Depuis toujours, la jeune femme est passionnée par la technique et l’acte de créer : “Lorsque j’étais mannequin, c’était super frustrant, car j’avais souvent l’impression d’en savoir plus sur le fonctionnement des appareils photos que certains des photographes avec qui je travaillais”. Avec l’argent de ses campagnes et cachets, elle a commencé une vaste collection de machines vintage, vieux compresseurs, platines et consoles d’enregistrement qu’elle utilise pour ses projets musicaux, depuis The Ghost of a Saber Tooth Tiger (duo psychédélique fondé avec son compagnon Sean Lennon en 2008, ndlr). Au-delà des objets, Kemp a eu la chance d’orbiter autour de quelques êtres parmi les plus mythiques de la galaxie rock, et d’en tirer les leçons et les inspirations nécessaires : belle-fille de l’artiste et musicienne Yoko Ono, elle a également joué de la basse pour Lou Reed ou Jack White des White Stripes, assuré la première partie de Beck ou des Smashing Pumpkins, collaboré avec le cinéaste résolument rock’n’roll Jim Jarmusch… “Ce sont tous des artistes dont je suis fan depuis l’enfance, donc je suis consciente de la chance immense que j’ai eue de pouvoir les côtoyer. J’ai sauté sur chaque occasion de les questionner sur leur méthode, leur approche, mais surtout de savourer les histoires incroyables qu’ils avaient à raconter.”

Mais, contrairement à ces précédentes expériences, Uni est “son” groupe, formé avec le guitariste David Strange, et surtout le chanteur Jack James, dont le charisme androgyne et la silhouette vertigineuse fonctionnent à merveille avec la vision de la fondatrice, dans une drôle d’inversion des rôles genrés de muse et de Svengali classiques : “David est le premier avec qui je travaille et qui me soutient. D’habitude les chanteurs sont plutôt difficiles… Lui est totalement ouvert à mes propositions et en plus, il adore jouer la comédie, incarner des personnages. On vient tous les deux de l’univers de la mode, considéré comme soi-disant créatif, mais on y a tellement été étouffés que c’est une joie maintenant de pouvoir faire ce qu’on veut. Même si on doit commencer tout en bas de l’échelle : contrairement à mes autres projets, Uni ne bénéficie pas d’une notoriété qui ouvre des portes. C’est un travail de passion, on ne gagne rien pour l’instant”.

Au-delà d’un premier album, qui ne sortira pas sous une forme classique car “cela n’aurait pas de sens vu la conjoncture actuelle”, Kemp imagine pour Uni un opéra-rock très complexe, inspiré par l’univers de l’intelligence artificielle, et dans lequel Jack aura le premier rôle (“Je n’ai aucune envie de jouer la comédie – quand j’étais mannequin, on me disait que j’avais de la personnalité et que je devrais devenir actrice. J’ai passé quelques castings, mais j’étais vraiment nulle”, reconnaît-elle). La fin de la situation actuelle, Kemp l’imagine avec philosophie : “Le jour où nous pourrons reprendre les tournées est encore bien loin”. Elle préfère tirer des liens avec l’Histoire : “La fin de la peste noire a été un renouveau pour l’humanité, avec la signature du Magna Carta et les prémices de la Renaissance. Je pense qu’on verra l’émergence d’une nouvelle société et de nouveaux formats, même si j’ai vraiment hâte de retourner à des concerts”. Cette adepte des métaphores est habituée à voir le bon côté des choses. Après tout, le nom de son groupe l’exprime à merveille : “Uni est le nom japonais de l’oursin. C’est un aliment que j’adore, mais surtout je suis fascinée par ce qu’il incarne et par une culture qui choisit de manger ce genre de choses. Aux États-Unis, on consomme du pain de mie, au Japon, on ne s’effraie pas de l’apparence de cette chose noire, constellée d’épines. On l’ouvre et on découvre qu’à l’intérieur, il y a quelque chose d’exquis”.