Brassière en tulle, Pantalon et veston en coton, Boucles d’oreilles en métal finition dorée, Fendi. Blouson en cuir, Personnel.

Après la révélation de son premier album Paint Your Face en 2009 sous le pseudo Sliimy, puis une réapparition sous son prénom avec L’Heure Bleue en 2016, Yanis sort un nouvel EP, Solo, dans la foulée de son coming out trans et non-binaire. L’occasion de parler de solitude, de famille choisie et d’engagement.

Ne l’appelez plus Sliimy. Au cours de son enfance tourmentée du côté de Saint-Étienne, entre le décès prématuré de sa mère, le harcèlement scolaire et les violences éducatives, Yanis Sahraouitrouve refuge dans la chorale de son école, remporte un concours qui lui permet d’enregistrer un premier morceau en 2005 et perce sur Myspace. En 2008, le blogueur Perez Hilton tombe sur sa reprise de “Womanizer” de Britney Spears et la porte jusqu’aux oreilles de la star qui demande à Yanis d’assurer la première partie de son show à Paris en 2009, bientôt suivie par Katy Perry la même année pour la Suisse et l’Angleterre. Pourtant, malgré le succès fulgurant de Paint Your Face, son premier album sorti dans la foulée, Sliimy disparaît peu à peu, hormis quelques démos égrainées jusqu’en 2015. C’est forte de son prénom que l’artiste revient, avec une allure et un son radicalement différents pour son nouveau single, “Hypnotized”, annonçant la sortie de son EP autoproduit L’Heure bleue en 2016. Si sa voix de falsetto, trop souvent comparée à celle de Mika et de Prince, est restée la même, Yanis finit par faire son coming trans et non-binaire en septembre 2021. Sur son propre label baptisé Mauvais Genre, elle dévoile enfin un nouvel EP, Solo, plus autobiographique et engagé que jamais. Rencontre avec cette chanteuse queer avant l’heure.

Mixte. Tu as traversé beaucoup d’étapes dans ton processus d’affirmation, en tant que personne mais aussi en tant qu’artiste. Depuis ton enfance jusqu’au début de ta carrière avec les grandes maisons de disque, penses-tu avoir été empêchée d’être toi-même ?
Yanis.
Je me posais déjà beaucoup de questions, enfant, sur mon identité de genre. Je me rappelle même que, vers 12-13 ans, je suis allée chez le médecin. Il m’a vaguement recommandé un suivi psychologique, sans vraiment m’éclairer, ce qui m’a d’autant plus fait croire que je souffrais de déviance. Et puis, je n’avais pas les moyens de voir un psy de toute façon. Un entourage bienveillant et encourageant m’aurait fait économiser l’énergie que j’ai dû dépenser à gérer les peurs des autres, leurs insécurités et leurs violences. Ça m’a empêchée de me concentrer sur la création. Croire que toutes ces difficultés m’ont amenée là où je suis reviendrait à glamouriser la souffrance. J’ai toujours été la même personne, mais des gens n’ont pas voulu le reconnaître et m’ont empêchée de m’épanouir plus tôt, de me révéler. J’ai passé plus de temps à désamorcer des obstacles qu’à vraiment avancer.

M. Tu trouves qu’on glamourise trop le concept de résilience, surtout chez les artistes ?
Y.
Clairement. La résilience n’est pas un puits sans fin. Je sais que j’y ai beaucoup puisé, mais c’est parce que je n’ai pas eu le choix, sinon j’aurais préféré ne pas me retrouver dans ce genre de situation, de violences éducatives dans mon enfance, notamment. Je pars du principe qu’on n’a pas à vivre cela pour pouvoir être considérée comme une personne belle et forte, en fait. On ne parle pas assez de la responsabilité des gens auteurs de violences. La résilience, c’est génial, mais il ne faut pas oublier qu’elle procède de traumas. J’ai parfois l’impression d’être comme un volcan : longtemps en sommeil, mais qui peut entrer en éruption de façon inattendue à cause d’éléments déclencheurs. C’est d’ailleurs ce que j’évoque dans “Unsteady”, le titre qui ouvre l’EP.

Brassière en tulle, Pantalon et veston en coton, Boucles d’oreilles en métal finition dorée, Fendi. Blouson en cuir, Personnel.

M. D’où te vient ce sentiment harassant de solitude qui structure ton nouvel EP, Solo ?
Y. Ma mère est morte quand j’avais 7 ans, puis j’ai commencé à subir des violences éducatives, physiques, à la maison. Je me suis encore plus réfugiée dans la musique à ce moment-là. Avec l’imagination, c’est elle qui m’a servi de safe space. J’étais également la cible de harcèlement scolaire qui ne s’arrêtait que le temps de la chorale, jusqu’à ce que Sliimy me serve de porte de sortie. Mais même là, je me sentais très seule : il n’y avait pas vraiment d’artistes out en France à l’époque, à part moi, et les médias ne cessaient de me comparer à Prince ou à Mika. On m’avait clairement déconseillé de faire mon coming out gay et demandé d’être moins efféminée. Je voulais juste être moi-même et je sentais bien que cela dérangeait, que c’était source de malaise, voire de clash. J’étais déjà habituée aux queerphobies, mais je ne m’attendais pas à en trouver autant dans ces milieux artistiques qui se voulaient pourtant si progressistes. J’avais beau être soudainement surexposée, je ne m’en sentais que plus seule encore. Ça m’a mis des obstacles supplémentaires, qui m’ont fait perdre du temps, contrairement à d’autres artistes cisgenres hétéro ou straight passing pour qui c’est moins compliqué. Ils ont juste à être signés en maison de disque, à faire de la musique, sans être harcelés sur leur identité de genre ou leur vie sexuelle. J’avais mille fois plus de portes à défoncer : ça fait beaucoup à 19-20 ans.

M. Sens-tu une différence de traitement et de crédibilité de ta musique depuis ton coming out trans et non-binaire en septembre 2021 ?
Y. Avant même de commencer ma transition, j’avais déjà l’habitude d’être traitée de diva : dès que j’osais exprimer ce que je voulais dans le travail, on faisait passer ça pour un caprice. Un mec cis hétéro ferait la même chose, on ne le traiterait jamais comme ça. Notre travail, notre exigence et notre créativité sont toujours minorés. Beaucoup de femmes dans la musique le vivent : être considérées comme des divas et/ou des potiches, toujours ramenées à un homme de notre entourage, comme si on ne pouvait pas réfléchir et produire par nous-mêmes ! “Ah, c’est parce que tu travailles avec ce mec que ton son est bon !” Non, en fait, j’écris, je compose et je produis mes chansons. C’est presque comme si les gens trouvaient rassurant d’imaginer que c’est forcément un homme qui chapeaute tout. On préfère toujours nous inférioriser.

M. Tu ne remarques pas tout de même une évolution positive dans les représentations et l’inclusion des personnes trans dans la culture dominante et la société ?
Y. Enfant, les seules fois où j’entendais le mot “trans”, c’était souvent lié à la stigmatisation à cause de la drogue et du travail du sexe. Et puis, les gens mélangeaient tout : trav, transformiste, trans… C’était vraiment dépeint comme quelque chose de sale, à marginaliser. On a gagné en visibilité en luttant, et ça fait sûrement un bien fou à plein de personnes. Aujourd’hui, il y a davantage de représentations variées et positives, grâce notamment à des séries comme Veneno, Euphoria, Pose…

M. Mais qu’en est-il de la place des personnes trans dans l’industrie de la musique ?
Y.
Il y a peu d’artistes trans out connues, en effet. Je pense que l’industrie a fermé les portes à beaucoup d’entre eux.elles.
Si autrefois, des personnalités LGB telles que George Michael ont eu si peur de faire leur coming out, je n’ose même pas imaginer ce que ça devait être pour des personnes trans. Aujourd’hui, le vent tourne et ce milieu commence à percevoir les esthétiques queers comme cool et à s’intéresser aux personnes trans, comme Sophie ou Arca, même si cela reste relativement niche. Mais on ne peut pas se contenter de piocher dans l’univers drag et de la ballroom scene sans s’intéresser à nos luttes. Ces cultures ont été développées par des personnes qui en avaient besoin pour survivre.

M. Ces cultures queer peuvent aussi servir d’espace où se refaire une famille. Est-ce que ça a été ton cas ?
Y.
Depuis que j’ai débloqué ma transition, j’ai rencontré beaucoup de personnes trans qui me donnent énormément de force et d’inspiration. Je pense notamment à Lalla Rami qui fait un featuring sur mon nouvel EP : le titre “SMTH”. On recrée une forme de filiation entre nous : Lalla fait parfois figure de mère pour moi, parfois c’est l’inverse, tout en étant toujours ma sœur. Les transitions sont des processus complexes, qui peuvent être assez isolants. Alors, on se retrouve souvent entre artistes trans pour prendre soin de nous ; avec Lalla, mais aussi d’autres comme Yasmine, Bambi : on se maquille, on s’habille, on s’hormone, on se complimente. On forme une famille choisie.

M. Comment as-tu débloqué ta transition ?
Y.
Ces dernières années, j’ai pris des décisions assez radicales, pour mieux me centrer sur mon bien-être. La pandémie a amené beaucoup de personnes à s’interroger sur leur vie. Dans cette période d’introspection générale, je ne pouvais plus fuir qui j’étais. Jusque-là, j’avais beaucoup trop peur de me confronter à la violence sociale envers les personnes trans, surtout les confrontations avec le corps médical. Une fois que j’ai acté que j’allais débuter ma transition, j’ai eu l’impression de laisser tomber un énorme poids qui me retenait jusque-là. Ça m’a permis de mettre des mots sur plein de choses que je refoulais.

Brassière en tulle, Pantalon et veston en coton, Fendi. Bottes, Personnelles.

M. Qu’est-ce que tu as compris de toi et de la société depuis que tu as amorcé ta transition ?
Y.
J’ai compris que je ne voulais plus me plier au système trop binaire. Je pense qu’une telle binarité ne convient pas même pour les personnes qui ne sont pas queers. Les cis et hétéros sont beaucoup plus fluides qu’ils.elles ne veulent parfois l’admettre : on a toutes et tous du masculin, du féminin en nous. Je souhaite que les gens comprennent cette dimension spectrale que suppose la non-binarité. Les normes de genre n’ont pas toujours été aussi rigides qu’aujourd’hui en Occident. Il y a d’autres sociétés qui reconnaissent de multiples identités de genres depuis longtemps, d’ailleurs. Cette binarité sert un modèle capitaliste dont elle découle et qu’on gagnerait à déconstruire. Mais c’est en cours : j’ai beaucoup de potes cis hétéros qui font attention à élever leurs enfants de façon moins genrée, par exemple.

M. Comment se traduit ton évolution à travers ton nouvel EP, Solo ?
Y.
En réalité, je l’ai construit avant de faire mon coming out. Il s’ouvre sur “Unsteady”, qui raconte l’instabilité autour de laquelle j’ai grandi et dû me construire jusqu’à mon arrivée à Paris. Puis Solo évoque la récente rupture avec mon père au milieu de la pandémie : il m’a plongée dans une solitude dans laquelle il s’est aussi muré de son côté. Le titre “Grace” illustre comment on peut justement sortir de l’isolement en se choisissant une famille ; “SMTH”, c’est Lalla et moi qui martelons qu’on a vraiment ce quelque chose, cette puissance, même si d’autres personnes tentent de nous la faire oublier ou de l’éteindre ; “Fantasy” aborde la toxicité qu’il peut y avoir dans certaines interactions sexuelles, par exemple la façon dont les personnes trans et/ou racisées peuvent être fétichisées. Avec ma prise d’hormones, mon corps est justement en train de changer, et je vois déjà que les hommes commencent à porter un regard différent sur moi. Je suis pourtant toujours la même personne.

M. Pour autant, tu ne cherches pas à faire de la pédagogie à travers ta musique.
Y.
Non, je raconte juste ma vie. Ce qui est déjà perçu comme un acte engagé, de résistance, puisque je suis une personne trans et racisée. Mais il m’arrive de faire de la pédagogie à des moments que je choisis. Par exemple, récemment, je suis intervenue dans un collège devant les élèves d’une classe de 4e pour leur parler de transidentité et de non-binarité. Et ça s’est super bien passé. Je n’aurais jamais pensé pouvoir faire ça aujourd’hui en France. Or, ce genre de démarche est hyper important pour humaniser ces questions. Parce qu’on n’est pas des objets de débat, mais bien des personnes, il est encore nécessaire de le rappeler.

M. Est-ce que tu vois malgré tout ta musique comme un moyen de célébrer les identités trans ?
Y.
Absolument. Ma musique est en quelque sorte déjà une forme de prise de parole. Mais je milite aussi en manif et auprès d’associations. Même la façon de se vêtir peut être une forme d’engagement : c’est une extension de mon identité, de ce que je veux raconter de moi, de mes combats, de ma musique. En fait, dans une société capitaliste, la façon dont on choisit de dépenser son argent ou pas n’est jamais neutre. Dans la mode, ça fait longtemps qu’il y a des personnes trans sur les podiums. Mais on assiste à un moment de bascule où l’on se retrouve aussi derrière la caméra, le micro de podcasts, la plume de médias ou à la production de musique. On a besoin de plus de personnes trans visibles et audibles, de créer des informations fiables, des séries, des films, des sons. Plus que de les voir, on a besoin d’écouter les premières personnes concernées.

Body-suit à empiècements en lycra et collant, Mugler.

M. Avec ton exposition de plus en plus grande, tu ne redoutes pas que l’on fétichise ta transidentité, dans ta vie perso et dans ta musique ?
Y.
Malheureusement, dans la société telle qu’elle est aujourd’hui, on ne peut pas y échapper. Le corollaire de cette fétichisation, c’est la durée de vie extrêmement courte des personnes trans, en France et dans le reste du monde. (D’après Transgender Europe, 96 % des personnes trans assassinées dans le monde en 2021 sont des femmes trans et des personnes transféminines. L’âge moyen des personnes tuées est de 30 ans, ndlr).

M. Plus on devient visible, plus on est exposé.e aux risques. Comment vis-tu la violence du paradoxe de la visibilité trans ?
Y.
Être trans dans l’espace public, c’est toujours un risque à cause de la transphobie. Je fais attention quand je sors, même à Paris en plein jour. Parfois, je ne me sens pas la force de sortir seule en robe, tant je redoute cette violence. Ce n’est pas tout d’être visible, encore faut-il qu’on puisse se sentir en sûreté et surtout obtenir les mêmes droits que tout le monde. J’ai beau avoir un passeport français, il y a plein de pays dans le monde où ma transidentité pourrait me coûter la vie. C’est un tas de calculs quotidiens que je dois faire : “Est-ce que je peux sortir aujourd’hui ? Dans quelle tenue ?” En fonction des quartiers ou des pays. Je suis en état d’alerte permanent, qui ne se relâche que lorsque je me sens dans un endroit safe comme La Mutinerie (bar parisien en autogestion queer féministe par et pour les meufs lesbiennes, bi et/ou personnes trans, ndlr).

M. Que penses-tu de la peur des gens à te mégenrer et de l’obsession pour les pronoms en général ?
Y.
J’utilise aujourd’hui les pronoms elle et iel, mais je me laisse la liberté d’évoluer à ce sujet. Peut-être que, bientôt, je voudrai seulement “elle”, et je n’ai pas peur de le dire. Je n’ai pas quitté une case pour m’enfermer dans une autre : je n’ai pas envie de choisir de façon définitive, mon identité est mouvante. Et c’est le cas pour tout le monde, en réalité : on évolue tous les jours.

M. Même s’il était déjà sorti sous ton prénom, ton précédent EP L’Heure bleue était-il encore un personnage ?
Y.
J’ai créé beaucoup de personnages pour me protéger. Sliimy m’a servi d’alter ego qui m’a permis de performer ma vie à un moment où j’en avais particulièrement besoin. Ce premier EP en tant que Yanis était déjà un peu plus moi-même, comme si j’enlevais mon masque. D’ailleurs, sur la pochette je suis en train de tomber : cela représente bien la période d’instabilité, d’entre-deux, dans laquelle je me sentais à cette période. On dirait presque une statue de dictateur qui tombe. L’expression même “heure bleue” désigne d’ailleurs une teinte particulièrement fugace du ciel entre le jour et la nuit. Je mettais mon image en retrait sur ce projet. Aujourd’hui, avec Solo, je ne me suis jamais sentie aussi libre, aussi ancrée, à ma place. Mais, qui sait, peut-être que dans cinq ans je sortirai un nouveau projet sous un autre nom…

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Photos : Nicolas Wagner / Réalisation : Victor Vergara / Assistante photographe : Sofiane Vincent / Coiffure et maquillage : Émilie Plume @ artists unit