Collection de la marque britannique Saeedah Haque

Alors que l’abaya cristallise actuellement en France les débats autour de la laïcité et de ce qu’on peut porter ou pas, Kristina Gisors, activiste et créatrice de The Blackletter (club de lecture et mouvement dédié à la justice sociale et à la littérature communautaire), revient dans une tribune pour Mixte sur la nécessité pour les femmes d’avoir la liberté de s’habiller comme bon leur semble.

Il y a quelques jours, je discutais avec un ami de la récente décision de la France d’interdire les abayas à l’école. Ce débat m’a amenée à réfléchir attentivement à l’évolution de ce vêtement en tant qu’outil d’émancipation du corps féminin, ainsi qu’à l’intolérance manifestée par le gouvernement français à son égard. Même s’il n’est malheureusement pas très surprenant de constater que des mesures restrictives telles que celles-ci soient prises, il est cependant essentiel d’examiner les véritables motivations derrière ce type de décisions qui continuent d’alimenter un climat de division tout en masquant les vrais problèmes sociétaux.

On parle de l’abaya comme d’une robe religieuse pourtant elle peut l’être autant qu’une djellaba, et je trouve quelque peu ironique que certaines personnes dissimulent leur islamophobie derrière des revendications laïques en qualifiant expressément l’abaya de vêtement religieux. Je suis née à Paris, à une époque où toutes les boutiques étaient fermées le dimanche et où la cantine scolaire servait du poisson tous les vendredis… Selon moi, cette laïcité à la française semble toujours avoir été une manière politiquement correcte de privilégier une religion plus que les autres et par extension de valider une certaine forme d’islamophobie. En 2004, le voile a été interdit à l’école. En 2010, c’est le voile intégrale qui a été interdit dans l’espace public. Puis en 2021, une nouvelle loi a été vôtée afin d’interdire aux accompagnateur·rice·s en sorties scolaires le port ostensible de signes religieux (autrement dit encore le voile). Enfin, aujourd’hui, sous couvert de cette fameuse laïcité à la française, c’est à l’abaya qu’on s’attaque. La véritable question qui se pose alors est la suivante : quand est-ce que laïcité et islamophobie sont-elles devenues synonymes ?

Abaya, Oranie, (Algérie), 1911.

Si les origines historiques de l’abaya sont quelque peu incertaines (certain·e·s historien·ne·s disent qu’elle est apparue à l’Antiquité quand d’autres estiment qu’elle remonterait à environ 4 000 ans avant notre ère, en Mésopotamie), sa fonction et ses origines culturelles sont bien connues car elle a été conçue d’abord comme un vêtement pour les femmes bédouines vivant dans les régions désertiques. Elle a donc évolué principalement dans les pays du Golfe, avec des variations dans sa couleur et ses ornements. Elle est restée un vêtement important, profondément ancré dans la culture, et son histoire est étroitement liée aux traditions arabes pré-islamiques. Au fil du temps, les femmes musulmanes ont commencé à utiliser la mode comme une forme d’expression personnelle, ce qui a donné lieu à des approches novatrices du port de l’abaya au point parfois de devenir un outil puissant et un symbole de l’émancipation et du choix des femmes.

C’est en adoptant ce vêtement que beaucoup de femmes ont repris et reprennent encore l’autorité sur leur propre corps, remettant en cause les normes et les attentes de la société qui leur sont injustement imposées. Car le véritable problème réside avant tout dans la notion selon laquelle, en particulier dans les sociétés occidentales, les femmes sont censées, voire obligées, d’être des objets de désir. Ici, l’abaya sert donc de bouclier, protégeant les femmes de l’objectivation et du regard souvent porté sur elles dans les espaces publics (un parallèle intéressant pourrait d’ailleurs être fait avec la technique du “subway shirt”, une pratique faite par les femmes pour lutter contre les agressions en mettant par-dessus leur tenue un tee-shirt long et large afin d’emprunter les transports en commun de façon plus sereine). Grâce à sa silhouette ample, l’abaya offre donc aux femmes la liberté de se déplacer sans contraintes, leur procurant à la fois un confort physique et la possibilité de naviguer dans le monde selon leurs propres termes. C’est une affirmation qui célèbre l’autonomie et le pouvoir des femmes, accentuant leur puissance – tout en drapant leur corps avec grâce et dignité face — face à l’absurdité et à la brutalité des hommes.

Est-il nécessaire de rappeler qu’historiquement les colonisateurs avaient toujours eu en leur temps un accès privilégié aux femmes blanches, et que ce privilège s’est ensuite étendu aux femmes noires lors de leurs voyages en Afrique ? En observant des femmes africaines sans cache-sein (dans certaines contrées), ils ont interprété à tort ce fait comme un signe de promiscuité (non, les seins ne sont pas des organes sexuels…). Par la suite, lorsqu’ils se sont rendus dans des pays dont la population était majoritairement « musulmane », ils se sont heurtés à un obstacle : celui de ne pas pouvoir avoir le même accès aux femmes musulmanes cachant leur corps et/ou leur visage. Un contraste saisissant dans l’histoire du passé colonial français et sur lequel je vous invite à vous pencher, notamment en Algérie en mai 1958, lors d’une « révolution » orchestrée pour renverser la IVe République, et où les Algériennes musulmanes ont été contraintes d’ôter leur voile et de le jeter dans les flammes lors de cérémonies nauséabondes.

Des faits historiques qui viennent douloureusement nous rappeler que les femmes, souvent confinées à l’état d’objet de désir, se retrouvent encore confrontées à un dilemme lorsqu’il s’agit de s’habiller. Si elles sont trop dévêtues, elles sont qualifiées de dévergondées ; si elles optent pour plus de couverture, elles sont considérées comme des extrémistes (quid de l’interdiction du crop top à l’école face à la recommandation d’une “tenue républicaine” promue par l’ancien ministre de l’éducation Jean-Michel Blanquer ?). Ce scénario sans issue, fruit du concept de libération sexuelle, est selon moi un énième outil du système patriarcal. Ce concept de libération a été présenté comme un moyen pour les femmes d’embrasser et d’exprimer leur sexualité sans inhibition, mais une analyse plus approfondie révèle sa manipulation par les structures patriarcales. Bien qu’il puisse se présenter comme une source d’autonomisation, il faut reconnaître qu’il peut également servir à perpétuer l’oppression des femmes. En réalité, le mouvement a renforcé le regard masculin et l’objectivation, enracinant encore davantage les rôles traditionnels des hommes et des femmes. Car pour les hommes, la libération signifie que les femmes sont potentiellement toujours sexuellement disponibles.

Voilà pourquoi l’abaya pourrait être vue comme l’un des symboles puissants de la libération du corps des femmes. Cette dernière incarne une véritable libération sexuelle car elle a évolué pour signifier le choix, l’autonomie et l’assurance. En remettant en question les stéréotypes de la féminité, le port de l’abaya s’oppose aux normes sociétales qui banalisent souvent le corps féminin et en font un objet. Il s’agit d’une déclaration qui déplace l’attention de l’apparence physique vers l’intellect, la réussite et les idées. Grâce à elle, les femmes affirment leur indépendance et se réapproprient leur identité au-delà des attentes de la société. L’abaya détient le potentiel de remettre en cause les normes de beauté prédominantes à travers le monde, offrant ainsi une redéfinition des attentes de la société concernant la féminité. Dans un monde où les idéaux de beauté irréalistes prédominent, elle offre une alternative significative. Plus qu’un simple vêtement, elle incarne la conviction profonde selon laquelle la valeur d’une femme transcende son apparence physique.

Par le biais de politiques discriminatoires incarnée par cette nouvelle loi, la France tente une nouvelle fois de marginaliser et de séparer les femmes musulmanes de la société, nous faisant tristement nous dire que la chasse aux sorcières n’est toujours pas terminée. Au-delà de ça, il ne sera pas facile de distinguer une robe longue d’une abaya (les enseignant·e·s et les directeur·rice·s d’école auront des maux de tête en ce début d’année scolaire) et c’est l’ancienne ministre Cécile Duflot qui a montré avec amusement le ridicule de cette situation en postant sur Twitter la photo d’une belle robe style long-shirt avec la légende : “ça vous choque, ça? C’est une atteinte à la laïcité ? ”. Un post qui a évidemment déclenché la réaction de nombreux internautes réac de la fachosphère dont un en particulier qui a répondu : “Soyez un peu sérieuse, aucune jeune fille sensée et normalement constituée ne porterait une défroque d’une telle laideur si cela n’était pas motivé par un besoin d’exhiber une appartenance religieuse. Ce qui me choque c’est votre tartufferie”. Autant dire que ce dernier est tombé dans le piège puisque Cécile Duflot s’est empressé de lui répondre : “Bim badaboum perduuuuu, ce est pas une abaya, c’est une robe Gucci, 2980 euros, une ‘somptueuse robe longue de style chemise’”. Usant l’humour et l’ironie, Madame feu la Ministre a mis cette loi face à son absurdité, mettant en lumière son caractère discriminatoire et encourageant par la même occasion le débat autour de la question de la liberté de choix vestimentaires et de la tolérance religieuse en France. Car, au fond de nous, nous le savons tou·te·s, c’est bien la personne qui portera la robe qui fera de celle-ci un vêtement religieux ou non.

Outre manche, où le communautarisme n’est pas forcément associé au “séparatisme”, l’approche semble bien différente comme le montre le travail de jeunes créatrices à l’image de Saeedah Haque. Britannico-bengalie et musulmane, cette dernière est connue pour son travail novateur de redéfinition des vêtements modestes, en particulier des abayas, en leur insufflant des éléments contemporains. Elle vient d’ailleurs de collaborer avec Nike pour une collection intitulée « Nike by You x Saeedah Haque ». Combinant des vêtements traditionnels modestes avec un look streetwear, cette collaboration offre une vision moderne et branchée de l’abaya mais plus important encore, elle permet à une styliste visiblement musulmane du nord de Londres de devenir un partenaire officiel de Nike. Cette collab’ n’est donc pas seulement une déclaration de mode mais aussi une célébration de la diversité et de l’inclusion dans le monde de la mode. En réponse justement à ce contexte actuel français nauséabond, Saeedah vient de défier l’interdiction récente de l’abaya dans les écoles Françaises : elle a annoncé sur les réseaux sociaux qu’elle lancerait sa gamme de streetwear abaya en exclusivité en France. Dans une démarche qui non seulement défie l’interdiction mais encourage également l’expression de soi, elle séduit ses client·e·s en leur offrant une remise totale sur leur commande s’il·elle·s partagent une photo d’elles·eux portant ses créations à l’école.

Saheeda Raque SS21.

Avec le paradigme changeant de notre époque, Haque illustre une nouvelle génération de femmes musulmanes qui refusent de compromettre leur foi ou leur style personnel, démontrant qu’une collection peut offrir aux femmes la possibilité d’adhérer à leurs principes religieux, mais aussi d’explorer leur individualité et leur créativité. Cette approche audacieuse envoie un rappel fort à notre société : la mode est un outil qui permet de défier les normes, de briser les barrières et d’affirmer son identité. À mesure que la nouvelle génération de femmes musulmanes émerge, elle reconfigure l’intersection entre abaya et mode, ouvrant la voie à l’inclusion et célébrant la diversité des choix vestimentaires. Alors que nous traversons une période où nos sociétés sont confrontées à une multitude de chocs culturels et de préjugés sexistes, l’abaya se maintient en tant que symbole inébranlable de la lutte complexe pour l’autonomie des femmes et illustre de manière indéniable la nécessité urgente pour les sociétés de réexaminer et de redéfinir la notion de féminité.