M. Tu ne vois donc pas d’un très bon oeil l’omniprésence de Naomi Campbell sur les catwalks avec le comeback des “supermodels” ?
C.B.P. Ce n’est pas forcément un jugement de valeur, mais dans les 90’s il y a eu d’autres mannequins noir·e·s, et pourtant, on ne rappelle aujourd’hui que Naomi. Pour moi c’est un peu comme enfermer quelqu’un dans une prison dorée, elle reste celle qu’elle a été, elle aura toutes les opportunités jusqu’au bout. Même si elle prend parfois d’autres mannequins noires sous son aile, ça dure quelques saisons, pas plus. Des supermodels blanches qui travaillent encore on peut en citer plusieurs : Kate Moss, Cindy Crawford, Gisèle Bundchen… On ne peut pas en faire de même avec les supermodels noires qui ont l’âge de Naomi.
M. Tu analyses aussi le succès d’un autre mannequin, Anok Yai, américaine d’origine sud-soudanaise, seule mannequin noire à avoir ouvert un show Prada après Naomi Campbell (en 1997), égérie Estée Lauder et nommée Model of the Year aux Fashion Awards 2023. Que penses-tu de son succès et de sa médiatisation ?
C.B.P. La manière dont la carrière d’Anok Yai a débuté est idyllique. C’est l’histoire d’une jeune fille noire repérée sur instagram, puis contactée par un booker et qui finit par ouvrir un show Prada. C’est un conte de fée, en tout cas c’est l’histoire que la mode nous a servi. Ce qui est intéressant d’observer, c’est que Anok Yai a le statut de réfugiée mais cela a été moins mis en avant dans son storytelling qu’une Adut Akech par exemple, autre modèle d’origine sud-soudanaise. La carrière d’Anok est à un haut niveau mais je pense qu’elle pourrait l’être encore plus et je ne peux pas m’empêcher de constater qu’il y a des opportunités qu’elle n’a pas eu. J’ai hâte de voir quelle tournure va prendre sa carrière et de suivre son évolution au fil des saisons.
M. Dans le chapitre “Rendez-vous en terre inconnue”, tu analyses les facteurs géopolitiques dans l’émergence de certaines nationalités de mannequins, dont les mannequins d’origine sud-soudanaise justement…
C.B.P. Oui, depuis quelques années, on voit arriver sur les podiums le même type de physique parmi les mannequins du Soudan du Sud, elles sont très grandes, longilignes, elles ont la peau très foncée et le visage poupon, alors qu’au Soudan, il y a plein d’autres types de profils. Ce genre de physique, comme Anok Yai et Adut Akech, n’aurait pas marché dans les années 90. La géopolitique a un impact immense dans l’industrie de la mode. Alek Wek, une des premières mannequins noires d’origine sud-soudanaise connue, a émergé en pleine crise du Darfour. Les zones en crises sont un vivier de main d’œuvre facilement exploitable. C’est une triste réalité mais les jeunes en France sont beaucoup plus au fait de leurs droits que les jeunes filles des camps de réfugiés au Sud Soudan. On retrouve dans la mode la domination Nord-Sud et les rapports de force géopolitiques. La mode aime nous servir ce même storytelling, celui de la jeune fille noire réfugiée à qui on a offert une meilleure vie grâce au mannequinat, mais la réalité c’est que très peu parviennent à en vivre malheureusement.