Photo issue de la série “Upside Down You Turn Me”,
shootée par Julien Vallon dans le numéro anniversaire de Mixte
“25 years of Liberté, Égalité, Mixité” (Fall-Winter 2021).

Grâce à de multiples entretiens avec des personnalités de la mode et à ses propres expériences dans le milieu, l’autrice Christelle Bakima Poundza livre, avec son essai “Corps Noirs”, une réflexion aboutie sur la perception des corps afro-descendants dans une industrie encore trop en proie aux discriminations et préjugés racistes.

Passionnée par les industries créatives et par la mode en particulier, Christelle Bakima Poundza, autrice, critique, podcasteuse et réalisatrice de 27 ans diplômée de l’Institut Français de la mode, s’interroge avec son premier essai “Corps Noirs” (éd. Les Insolentes) sur les racines profondes du manque de visibilité dont les femmes noires font l’objet dans nos sociétés. Au-delà d’un état des lieux de la représentation des minorités en France, elle livre une vraie réflexion politique sur la construction des archétypes et des stigmates dans nos sociétés occidentales patriarcales et sur les rouages de la médiatisation de certains corps noirs au détriment d’autres. Naomi Campbell, Aya Nakamura, Anok Yai, Noémie Lenoir, Lous and the Yakuza, Alek Wek… Christelle Bakima Poundza analyse les facteurs historiques, socioculturels et parfois même géopolitiques qui ont façonné le titre de “top model” pour certaines, “phénomène”, “diva” ou encore “légende vivante” pour d’autres. Rédigé à la première personne du singulier, “Corps Noirs” laisse entrevoir l’histoire personnelle de son autrice et sa propre construction identitaire en tant que personne queer noire. En soulevant des réflexions intersectionnelles et en rappelant le pouvoir de la mode à influencer et à générer des tendances, ce premier essai nous invite à réfléchir sur les choix politiques qui devraient être faits afin que les plus marginalisé·e·s puissent s’inscrire durablement dans le paysage et que nous fassions enfin société.

MIXTE. “Corps Noirs” est à l’origine ton mémoire de fin d’études. Qu’est-ce qui t’a donné envie de pousser ta réflexion et d’en faire un essai ?
Christelle Bakima Poundza.
J’ai adoré écrire ce mémoire de fin d’études mais j’ai eu énormément de mal à trouver des sources, de la matière pour documenter mon sujet. Quand je l’ai rédigé, en 2020, c’était une période très sensible pour tout ce qui est lié à la représentation des minorités, avec le meurtre de George Floyd aux États-Unis et le mouvement Black Lives Matter. J’étais dans l’obligation morale de bien documenter mon sujet. J’ai eu énormément de mal à trouver des ouvrages français qui traitaient de la question de la représentation des corps noirs dans la mode. J’ai trouvé davantage de sources venant des États-Unis, mais pour autant, une interview de quelqu’un comme Naomi Campbell ne va pas vraiment nous dire ce qu’est la réalité de l’industrie du mannequinat. En France, en ce qui concerne les Fashion Studies, il y a des ouvrages comme “Je ne suis pas parisienne” d’Alice Pfeiffer (Éditions Stock, 2019) mais ce n’est pas un livre sur la mode en tant qu’objet social spécifique. J’aurais aimé trouver à l’époque un essai comme celui de Melody Thomas “La mode est politique” (Éditions Les Insolentes, 2022), mais il n’était pas encore sorti. En écrivant cet essai, je voulais écrire ce que je n’avais pas trouvé pendant mes recherches pour réaliser mon mémoire de fin d’études, et ce que j’aimerais que d’autres personnes trouvent. Aujourd’hui, dans les rencontres littéraires ou même sur instagram, il y a des étudiant·es qui me disent “Merci, je fais un sujet lié aux questions de la représentation des personnes noires dans la mode et votre livre m’a aidé·e”, et ça, c’est une vraie satisfaction pour moi.

Lous & The Yakuza shootée par Bojana Tatarska pour le numéro Disobedience Issue de Mixte (Spring-Summer 2020).

M. Tu as écrit cet essai à la première personne du singulier. Pourquoi ce choix d’écriture ?
C.B.P.
L’usage du “nous” ou du “vous”, induit une certaine neutralité dans l’écriture qui ne permet pas toujours de comprendre le pourquoi du comment. Le “je”, au contraire, permet de faire ressortir certaines émotions. En utilisant le “je” dans l’écriture de cet essai, je voulais que les lecteur·rice·s comprennent la teneur des sujets dont je parle. La représentation est liée à la construction de l’identité, c’est quelque chose qui se vit dans le corps et qui évolue. Dans certains chapitres, j’explique que je n’ai pas toujours perçu les choses de telle ou telle manière car je n’étais pas assez informée sur ces sujets-là, et que ça, c’est un sujet en soi.

M. Dans cet essai, tu démontres que la représentation des femmes noires est dictée par notre société capitaliste patriarcale blanche. Tu prends notamment en exemple la médiatisation de Aya Nakamura, qui a fait la couverture de Vogue en 2021 et plus récemment celle de GQ ce mois-ci. Quelle différence as-tu observé entre ces deux couvertures de magazines ?
C.B.P. Dans la couverture réalisée par GQ magazine je perçois l’esthétique de Aya et son réservoir de références : l’influence de la chanteuse malienne Oumou Sangaré, Diana Ross… Je trouve que cette couverture reflète qui est Aya et parvient également à l’inscrire dans une histoire, qu’est ce qu’être une artiste noire à travers le monde, ce qui a peut-être été moins fait par Vogue France. Je juge uniquement au niveau de l’imagerie, car je ne connais pas Aya Nakamura personnellement. Bien que la couverture réalisée par Vogue France était très belle, je trouve celle de GQ beaucoup plus proche de l’esthétique d’Aya. Ce n’est pas là un hasard, car le rédacteur en chef de GQ magazine, Pierre-Alexandre M’Pelé est noir, d’origine congolaise et il a une vision très anglo-saxone de la presse et des sujets liés à la représentation, à la manière d’un Edward Enninful, rédacteur en chef du Vogue UK depuis 2017. Ceci dit, j’ai mené mon enquête de mon côté et j’ai remarqué qu’en kiosque, la couverture d’Aya n’est pas autant mise en avant qu’elle ne l’est sur le digital. Contre 10 couvertures du numéro de GQ “Men of the Year avec François Civil il y en avait une seule d’Aya Nakamura en kiosques.

Aya Nakamura en couverture de Vogue France, shootée par Carlijn Jacobs.
Aya Nakamura en couverture de GQ France, shootée par Thibault-Théodore.

M. Comment se construit-on en tant que femme dans un monde où seule une certaine catégorie de femmes est représentée dans les médias et dans la mode ?
C.B.P. Ma chance, c’est que je viens d’une famille où il y a beaucoup de femmes et que mes parents m’ont toujours donné confiance dans ce que je suis. Il y avait la télé à la maison et j’avais accès à des programmes américains où je voyais des femmes noires de pouvoir. Je ne me suis donc pas toujours questionnée sur ces sujets liés à la représentation et cela ne me posait pas forcément de problème en étant enfant et adolescente. C’est en grandissant et quand j’ai commencé à faire des études universitaires, que j’ai compris que ce manque de représentation s’inscrivait dans un continuum de l’histoire coloniale française et occidentale. J’ai compris d’où venait la population noire de France et que par conséquent, elle n’allait pas incarner ce qu’est la beauté en France. J’ai commencé à discuter aussi avec d’autres personnes noires autour de moi pour partager mes ressentis et mes questionnements. C’est toujours quand les langues se délient qu’on comprend mieux les choses.

M. Tu consacres quasiment tout un chapitre à Naomi Campbell. C’est compliqué d’écrire sur une icône comme Naomi ?
C.B.P. C’est un monstre sacré de la mode, pas seulement en tant que mannequin mais aussi en tant que personne. Elle transcende même le monde de la mode. Je peux montrer une photo de Naomi à mon grand-père qui est au Congo, il va savoir qui elle est. On n’a même pas besoin d’accoler son nom de famille. Mais c’est aussi une figure controversée, par ce qu’elle est la première femme noire à avoir fait autant de choses dans la mode et qu’on la connaît aussi pour ses frasques. Moi qui suis née en 1996 et qui ai donc grandi dans les années 2000, pour moi les titres des journaux c’était “Naomi a encore frappée son assistante”, “Naomi fait des travaux d’intérêt général” et j’en passe. Je me disais que ça devait être une femme horrible ! Dans ce chapitre là, je voulais décortiquer les raisons qui font que Naomi est une icône de mode et cela passe forcément par le fait de relever que son physique et ses traits sont proches de la blanchité, ce qui explique aussi son succès.

M. Dans ce même chapitre, tu parles de “tokenisation de Naomi Campbell”. Qu’entends-tu par là ? C’est quoi être un token dans la mode ?
C.B.P. Un “token” (terme sociologique utilisé dans les pays anglo-saxons, ndlr) – c’est un peu l’arbre qui cache la forêt pour le dire très familièrement. Dans le cas de Naomi Campbell et de la mode, la tokenisation, c’est le fait que plusieurs marques de mode se prévalent de ne pas être racistes puisqu’elles ont Naomi comme égérie. La longévité de sa carrière est une preuve de sa tokenisation dans la mode. Encore aujourd’hui, on voit Naomi de retour partout sur les podiums, en tant qu’égérie etc, mais quand on regarde le casting au global, c’est la seule femme noire. Si on était pas dans un système raciste, il y aurait d’autres femmes noires aux côtés de Naomi, elle ne serait pas THE one sur le podium.

Naomi Campbell shootée par Josh Ollins en couverture de Mixte magazine n°60, collector’s issue.

M. Tu ne vois donc pas d’un très bon oeil l’omniprésence de Naomi Campbell sur les catwalks avec le comeback des “supermodels” ?
C.B.P. Ce n’est pas forcément un jugement de valeur, mais dans les 90’s il y a eu d’autres mannequins noir·e·s, et pourtant, on ne rappelle aujourd’hui que Naomi. Pour moi c’est un peu comme enfermer quelqu’un dans une prison dorée, elle reste celle qu’elle a été, elle aura toutes les opportunités jusqu’au bout. Même si elle prend parfois d’autres mannequins noires sous son aile, ça dure quelques saisons, pas plus. Des supermodels blanches qui travaillent encore on peut en citer plusieurs : Kate Moss, Cindy Crawford, Gisèle Bundchen… On ne peut pas en faire de même avec les supermodels noires qui ont l’âge de Naomi.

M. Tu analyses aussi le succès d’un autre mannequin, Anok Yai, américaine d’origine sud-soudanaise, seule mannequin noire à avoir ouvert un show Prada après Naomi Campbell (en 1997), égérie Estée Lauder et nommée Model of the Year aux Fashion Awards 2023. Que penses-tu de son succès et de sa médiatisation ?
C.B.P. La manière dont la carrière d’Anok Yai a débuté est idyllique. C’est l’histoire d’une jeune fille noire repérée sur instagram, puis contactée par un booker et qui finit par ouvrir un show Prada. C’est un conte de fée, en tout cas c’est l’histoire que la mode nous a servi. Ce qui est intéressant d’observer, c’est que Anok Yai a le statut de réfugiée mais cela a été moins mis en avant dans son storytelling qu’une Adut Akech par exemple, autre modèle d’origine sud-soudanaise. La carrière d’Anok est à un haut niveau mais je pense qu’elle pourrait l’être encore plus et je ne peux pas m’empêcher de constater qu’il y a des opportunités qu’elle n’a pas eu. J’ai hâte de voir quelle tournure va prendre sa carrière et de suivre son évolution au fil des saisons.

M. Dans le chapitre “Rendez-vous en terre inconnue”, tu analyses les facteurs géopolitiques dans l’émergence de certaines nationalités de mannequins, dont les mannequins d’origine sud-soudanaise justement…
C.B.P. Oui, depuis quelques années, on voit arriver sur les podiums le même type de physique parmi les mannequins du Soudan du Sud, elles sont très grandes, longilignes, elles ont la peau très foncée et le visage poupon, alors qu’au Soudan, il y a plein d’autres types de profils. Ce genre de physique, comme Anok Yai et Adut Akech, n’aurait pas marché dans les années 90. La géopolitique a un impact immense dans l’industrie de la mode. Alek Wek, une des premières mannequins noires d’origine sud-soudanaise connue, a émergé en pleine crise du Darfour. Les zones en crises sont un vivier de main d’œuvre facilement exploitable. C’est une triste réalité mais les jeunes en France sont beaucoup plus au fait de leurs droits que les jeunes filles des camps de réfugiés au Sud Soudan. On retrouve dans la mode la domination Nord-Sud et les rapports de force géopolitiques. La mode aime nous servir ce même storytelling, celui de la jeune fille noire réfugiée à qui on a offert une meilleure vie grâce au mannequinat, mais la réalité c’est que très peu parviennent à en vivre malheureusement.

“Corps Noirs”, de Christelle Bakima Poundza (éditions Les Insolentes, août 2023).

M. Comment expliques-tu le fait que certaines mannequins noires françaises ne marchent pas en France et cartonnent aux Etats-Unis comme Anaïs Mali par exemple ?
C.B.P. Le cas d’Anaïs Mali est révélateur de la manière dont la mode perçoit les mannequins noires. Anaïs vient du sud de la France, elle est métisse d’un père blanc et d’une mère noire et pour elle être métisse était une vraie identité, mais c’est la mode qui lui a dit qu’elle était noire et que les noirs “ne marchaient pas à Paris”. La mode décide de la racialisation des mannequins. C’est elle qui a pris la décision d’aller travailler aux Etats-Unis, et une fois que ça a marché pour elle là-bas, on l’a rappelée à Paris pour lui proposer de défiler. C’est toujours difficile d’être le.la “noir·e local·e”, même dans la mode. Anaïs quand elle est aux États-Unis, c’est la petite française, elle est aussi appréciée pour le “french way of being”. Il y a toujours un storytelling très fort derrière celles et ceux qui ne sont pas dans la norme, cela vaut aussi pour les mannequins transgenres.

M. Est-ce que tu pourrais citer trois personnalités qui jouent un rôle fort dans la représentation des personnes noires dans la mode en ce moment ?
C.B.P. J’apprécie beaucoup les écrits de Melody Thomas, elle a écrit sur beaucoup de sujets différents et elle parvient toujours à emmener la personne qu’elle est dans ces écrits. Je citerai aussi le travail du coiffeur Yann Turchi, qui a une approche de revalorisation de la diversité des cheveux de personnes afro-descendantes. Niveau vêtement, j’aime beaucoup ce que font Fabien Zou et la marque Gueras Fatim.

“Corps Noirs”, de Christelle Bakima Poundza, publié aux éditions Les Insolentes, 2023.