En voulant atomiser les modes de vie et de consommation anthropocentriques dans lesquels nous sommes enraciné.e.s – de la mode à notre habitat en passant par notre alimentation et notre bien-être, le champignon et ses effets thaumaturgiques sont bien partis pour nous aider à sauver le monde. Focus sur un spécimen censé nous permettre d’entamer notre métamorphose.

L’histoire étonnante du champignon et l’engouement grandissant qu’il suscite d’année en année sont dignes d’un conte de fées à la Cendrillon. À première vue, on n’aurait pas forcément misé un copeck sur cette souillon (no offense) et pourtant, elle est devenue aussi désirable qu’une invitation à un spectacle de Booder après des mois de confinement cumulés durant lesquels on nous avait martelé : “la bamboche, c’est terminé”. Il aura suffi que la mode pointe ses projecteurs sur le champignon et que sa mannequin star Bella Hadid “Embrace the Beauty of Mushrooms” (dixit Vogue US en octobre dernier) pour qu’enfin la majorité d’entre nous lui donne du crédit. Si Bella, comme on s’en doute, n’est pas franchement calée en mycologie (oubliez toutes blagues gynécologiques), ça ne l’empêche pas de jouer les passionarias de fungi – le terme scientifique pour désigner les champignons (fungus au singulier) –, que ce soit en l’affichant sur le tee-shirt qu’elle porte pour bricoler une balançoire ou sur ses ongles manucurés par la nail artist Mei Kawajiri. Mais la Bella n’est pas la seule à qui le champignon a tapé dans l’œil : JW Anderson a imprimé des amanites tue-mouches sur des tee-shirts, pulls et hoodies ; Olympia Le-Tan et l’artiste Ana Strumpf ont également piqué ce champignon toxique sur des minaudières ; Gucci l’a peint sur une veste en cuir de biker et lui a fait passer un message sur des tee-shirts clamant “Not a Human Voice” ; Vivienne Westwood en a fait des bijoux, tandis que Miu Miu l’a pris au pied de la lettre en imaginant pour sa collection Resort 2020 des couvre-chefs en forme de chapeaux de champignon (vous saisissez l’effet Inception ?). La marque plus confidentielle Eden Power Corp dédie, quant à elle, aux fungi sa collection Printemps-Été 2021 avec ses looks de zadistes shootés dans la champignonnière Les 400 Pieds de Champignons à Montréal, et a fait appel à la société Amadou pour imaginer un bob à base de mycélium, ces multiples filaments qui composent l’appareil végétatif du champignon. Il n’y a pas que la mode que ce dernier fascine. Phyllis Ma en a fait le sujet haut en couleur de ses natures mortes. L’artiste photographe se fournit en modèles non pas dans les agences de mannequins, mais dans la ferme urbaine Smallhold de Brooklyn et les forêts au nord de New York pour immortaliser tout ce beau monde dans son magazine autoédité Mushrooms & Friends. Les fungi ont même vu les portes des musées s’ouvrir à eux.

Appuyer sur le champignon

En 2019, à Paris, le Centre Pompidou
accueillait La Fabrique du Vivant regroupant des œuvres biomimétiques comme le fauteuil du studio néerlandais Klarenbeek & Dros issu de l’impression en 3D de mycélium vivant. Entre janvier et avril 2020, c’est The Art, Design and Future of Fungi à la Somerset House de Londres qui attestait de la vigueur des champignons. Parmi les œuvres des artistes Hamish Pearch, Seana Gavin, Cy Twombly, Takashi Murakami et Alex Morrison, une création a particulièrement retenu l’attention. La combinaison funéraire de la Sud-Coréenne Jae Rhim Lee, qui contient des spores pour réduire plus rapidement notre corps, en cas d’inhumation, en compost assaini de ses toxines. Fascinant, non ?
Curatrice de l’exposition, Francesca Gavin avance une première explication très lubrique à cette obsession pour le monde fongique : “Leur aspect phallique et génital, évidemment ça interpelle. Il n’y a qu’à voir la popularité que les vidéos de champignons en train de pousser rencontrent sur Instagram… Plus sérieusement, dans notre société standardisée et industrialisée, on veut tous se reconnecter à la nature. Plus on en apprend sur les champignons, plus on en reconsidère le fonctionnement. Le champignon n’est ni une plante ni un animal, quoiqu’il se rapproche tout de même davantage de l’animal et partage avec nous un ancêtre unicellulaire commun.” Un juste retour des choses lorsqu’on sait que cet organisme vivant a longtemps pâti de notre complexe de supériorité et de la hiérarchie des espèces (on ne dit pas merci à Aristote). Car force est de constater que c’est vers la bande à fungi que scientifiques, entrepreneur.euse.s et grosses bourses du CAC 40 se tournent pour trouver le salut, ou du moins des solutions à l’urgence écologique et humaine dans laquelle nous nous sommes empêtré.e.s. Le champignon est peut-être notre seul espoir pour repenser nos différents modes de vie et de consommation, mais aussi pour assurer notre survie si jamais “tout est chaos”, comme dirait Mylène Farmer. Francesca n’a pas tort : “Que vous soyez intéressé.e par la nature, la bouffe, l’architecture, le design, l’économie, les arts, etc., les champignons touchent tous les domaines et peuvent tracer de nouvelles voies pour penser l’avenir, surtout au moment où elles sont nécessaires.”

 

Won’t you take me to Fungi town

Dans un avenir galopant, le conseil d’ami.e que l’on peut d’ores et déjà vous prodiguer c’est de ne surtout pas développer une allergie aux champignons. Car non seulement vous mangerez, mais vous porterez, vous vous ferez une beauté, meublerez et habiterez champignon (comme les Schtroumpfs, oui). En octobre dernier, le groupe de luxe Kering détenu par François-Henri Pinault annonçait, aux côtés de Stella McCartney, Adidas et Lululemon, la création d’un consortium avec la société américaine Bolt Threads fabricante du Mylo, un textile à base de mycélium cultivé pour imiter à la perfection le cuir, certifié sans pétrole ni cruauté animale et garantissant une meilleure traçabilité de la matière première. À cet effet d’annonce suivirent rapidement des actes, puisque dès cette année 2021, certaines de leurs créations commercialisées sont intégralement faites de ce “faux cuir” révolutionnaire. “Le Mylo est obtenu à partir d’un processus de culture très efficace et à faible impact : la pousse n’excède pas deux semaines et les émissions de gaz à effet de serre ainsi que les besoins en eau sont beaucoup moins drastiques que ceux engendrés par la fabrication de cuir animal”, soulignent les deux fondateurs diplômés en biochimie et bio-ingénierie dans leur communiqué. Bolt Threads est la partie visible de l’iceberg, tant d’autres startups œuvrant depuis plus de dix ans à l’introduction du mycélium dans la chaîne de production durable. Fondée en 2004 par Aniela Hoitink, l’entreprise néerlandaise Neffa a vu sa matière MycoTex, garantie sans pesticide et biodégradable, auréolée par la Fondation H&M du Global Change Award en 2018. La startup californienne MycoWorks, créée en 2013, a levé en novembre dernier 45 millions de dollars, auxquels ont participé notamment l’actrice Nathalie Portman et le chanteur John Legend, pour financer son textile Reishi en vue de développer des partenariats avec des marques de luxe. La société new-yorkaise Ecovative Design fondée en 2007 et spécialisée dans le packaging 100 % compostable s’est diversifiée dans le mobilier. Tandis que l’entreprise indonésienne Mycotech Lab, qui parie sur la “myco-technology” comme nouveau matériau de construction, s’est associée en 2017 à l’architecte allemand Dirk Hebel pour façonner MycoTree, une structure en mycélium et en forme d’arbre capable de porter le poids d’un immeuble de deux étages.

Il va y avoir du spore

La food n’est pas en reste, puisqu’il n’est plus seulement question d’aller à la cueillette aux champignons mais d’en faire également un substitut convaincant à la barbaque. C’est le fer de lance des sociétés Meati et Atlast Food Co. (la branche “animal free meat” d’Ecovative), boostées par un chiffre alléchant : 68 milliards de dollars, le poids en 2024 du marché mondial des Fungi comestibles, selon les estimations du biologiste américain Merlin Sheldrake. Le moment est donc opportun pour commander des kits DIY et made in France afin de cultiver ses propres pleurotes de chez La Boîte à Champignons et Fungus Sapiens. D’autant que les fungi garantiraient notre survie en cas de catastrophe naturelle ou humaine (guerre nucléaire, impacts d’astéroïdes, tout ça tout ça), selon Bryan Walsh auteur de End Times publié en 2019. D’après lui, les champignons sont de véritables warriors dans un environnement apocalyptique où la lumière naturelle viendrait à manquer, puisqu’ils n’en ont pas besoin pour “rise & shine” et se développer. Même la Nasa est en orbite autour de la planète Fungi. En juillet dernier, le Cladosporium sphaerospermum, qui pousse dans la zone contaminée de Tchernobyl, a été envoyé à bord de l’ISS pour être examiné. Conclusion : il pourrait être intégré dans les combinaisons des astronautes afin de constituer une couche protectrice aux radiations cosmiques, susceptibles de provoquer des cancers et une détérioration de l’ADN. Et ce n’est pas fini, puisque l’agence spatiale américaine envisage d’utiliser le mycélium pour faire pousser comme des champignons des habitations sur Mars et la Lune… Hallucinant.

 

Passe, passe le myc

Le champignon est cet ami qui nous veut du bien, surtout en l’an 2 Covid où tout le monde aspire à plus de “selfcare”. Et le parallèle avec le chanvre et le CBD n’est pas fortuit, tant ils puisent leurs racines dans les médecines traditionnelle et holistique. Loin d’être un courant de niche, Shiseido a enrichi ses soins Ultimune d’extraits de Reishi, tandis qu’Origins s’est octroyé les services d’Andrew Weil, “le gourou de la médecine holistique”, pour développer ses cosmétiques Mega-Mushroom. Riches en vitamines D et B et courtisés par les naturopathes pour leurs bienfaits adaptogènes (antioxydant et boosteur de système immunitaire), le Reishi et le cordyceps sont présents dans les compléments alimentaires et poudres comestibles commercialisés par les jeunes sociétés françaises Mycelab, Hygée et Maison Loüno. Petit mémo : on retrouve même la trace de champignons dans des antibiotiques comme le Penicillium notatum à l’origine des pénicillines. L’adage “bon pour le corps et l’esprit” ne s’est jamais autant vérifié qu’en mycothérapie. Pas surprenant donc que, dans le contexte actuel où l’on s’en remet à tout ce qui est mystique, les thérapies “psychédéliques” (terme qui signifie “révéler l’âme”) attisent la curiosité. Comme nous le rappelle Marion Neumann, cinéaste mycophile et psychonaute dont le documentaire intitulé The Mushroom Speaks débute sa tournée en festival dès avril en Suisse et au Danemark, “le champignon a influencé maintes cultures dans leur spiritualité et leurs coutumes, notamment par des substances psychoactives comme l’amanite, la psilocybine et l’ergot de seigle (donc le LSD). Et, partout sur Terre, les civilisations païennes ont, à travers des substances psychotropes, exploré différents états de conscience : la coca au Pérou, la mescaline et la psilocybine en Amérique Centrale, l’ayahuasca ou yagé en Colombie, le soma védique en Inde, probablement tiré de l’amanite tue-mouches…” Deux documentaires débarqués début 2020 sur Netflix mettent d’ailleurs les pieds dans le plat à champignons magiques : Have A Good Trip, où des personnalités comme Ben Stiller, Sarah Silvermann ou A$ap Rocky font part de leurs expériences sous psychotropes, et The Goop Lab de Gwyneth Paltrow, dont le premier épisode est consacré à un “healing trip” sous champis en Jamaïque. Dans les deux cas, les producteurs n’ont pas omis de préciser qu’après 50 ans d’interdiction, les villes et États américains comme Denver et l’Oregon dépénalisent tour à tour la consommation voire la possession et la culture de plantes, et donc de champis, hallucinogènes. Même la FDA (agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux) autorise à nouveau les études portant sur les effets positifs des substances hallucinogènes dans le traitement de la dépression, de la dépendance ou de l’état de stress post-traumatique, reprenant là où s’étaient arrêtés les écrivains Timothy Leary, Richard Alpert (alias Baba Ram Dass) et Terence McKenna.

Mush’ love

Des pionniers dont les travaux intéressent Marion Neumann, pour qui “il est nécessaire de recontextualiser et réévaluer dans le débat public, les psychédéliques non pas comme des drogues, mais comme des outils qui, s’ils sont utilisés de manière responsable, peuvent aider à favoriser la guérison”. Même son de cloche du côté de Jennifer Tessler, surnommée Lodé, cofondatrice en 2016 à Londres de l’organisation Alalaho qui coordonne des retraites “psilocybine-assistées”, cette substance qui est au champignon ce que le THC est au cannabis. Rien d’illégal dans tout ça, puisque lesdites retraites ont lieu aux Pays-Bas et ont fait l’objet de recherches menées par l’Institut de Maastricht : “Nos journées sont rythmées par des cercles de parole, des balades, de la méditation et des séances de yoga, puis vient la cérémonie psychédélique où les participant.e.s ingèrent les truffes sous forme d’infusion. Le ‘trip’ dure cinq heures avant une redescente graduelle durant lesquelles nos ‘facilitators’ les accompagnent”. Preuve qu’on n’est pas là pour déconner, chacun.e remplit en amont un questionnaire et passe des tests pour évaluer sa santé physique et mentale auprès de psychothérapeutes : “Parmi nos participant.e.s, des banquier.ère.s, des vétérans de guerre, des retraité.e.s (notre doyenne a 78 ans), des adeptes de wellness, qui ont en commun le besoin d’évacuer leurs angoisses, dépression, burn-out”. Qui aurait cru que le “be aware” de Jean-Claude Van Damme pourrait nous aider à nous sentir mieux au xxie siècle ? ”La psilocybine permet d’améliorer l’humeur en cas de dépression car notre cerveau augmente son entropie : nos réseaux cérébraux perdent de leur spécificité et se mettent à communiquer entre eux de façon anarchique, ajoute Marion Neumann, qui ne souhaite ni banaliser les éventuelles conséquences négatives, ni glorifier l’usage incontrôlé de substances psychoactives. Ce chaos cognitif débloquerait nos schémas de pensée embourbés dans une rigidité pathologique. Ce qui provoquerait une révision radicale de nos priorités de vie et expliquerait notre plus grande flexibilité comportementale.” Selon le médecin Deepak Chopra interrogé dans Have A Good Trip, cet éveil des consciences sous psychotropes a même permis aux mouvements écologique, féministe ou encore antiraciste de naître dans les années 1960. Pour Lodé, il est évident que les substances psychédéliques nous poussent “à voir les choses sous un autre angle, sans être toujours au centre (du monde, ndlr) et à reconsidérer ‘l’autre’, même l’infiniment petit, sans vouloir le dominer ni le contrôler”.

 

C’est la Champignons League

Ne pas tout contrôler, c’est effectivement ce que nous apprend le règne fongique, à l’heure où les États durcissent toujours plus leur politique de contrôle des individus et de leurs libertés individuelles (coucou, la loi Sécurité globale !). Les champignons échappent tellement à notre surveillance, que “l’on estime que, sur les 15 millions d’espèces vivantes, sur Terre, près de 6 millions seraient des champignons. Mais seul 1 % a actuellement été classifié. Peu d’entre eux ont été étudiés au-delà de leur forme basique et de leur fonction, et moins de 100 espèces ont été intégrées de manière signifiante au sein des activités humaines. Des chiffres qui en disent long sur notre compréhension limitée de leurs façons de vivre et de ce qu’ils ont à nous offrir”, souligne Marion Neumann qui, fin 2020, coorganisait avec l’artiste Frédérick Post le festival Mos_Espa à Genève dont la baseline était “le mycélium est le message !” C’est également ce qui ressort de l’ouvrage Le Champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, d’Anna Lowenhaupt Tsing, paru en 2017 en France. L’anthropologue américaine s’est intéressée au matsutake, premier organisme à resurgir des sols irradiés d’Hiroshima en 1945 et vivant dans l’anarchie la plus totale. Il est incultivable en laboratoire et échappe ainsi à toute logique productiviste et industrielle de l’humain.e, qui veut que les éléments naturels et le vivant soient obligatoirement standar-disés et brevetés. Un symbole de la désobéissance en opposition à cet “Âge de l’Homme, mieux nommé capitalocène”, comme le souligne la philosophe Isabelle Stengers dans la préface dudit bouquin. À la manière d’un Jon Snow, il faut se rendre à l’évidence que “we know nothing”. Mais on peut toujours compter sur le mycologue américain Paul Stamets, auteur de Mycelium Running: How Mushrooms Can Help Save the World, pour nous donner des leçons d’humilité et nous ouvrir les yeux sur ce monde qui nous échappe. C’est lui qu’on retrouve au cœur du documentaire Fantastic Fungi, réalisé par un autre passionné, Louie Schwartzberg, et raconté par Captain Marvel, alias l’actrice Brie Larson. Sorti en 2019, il explique, avec ses effets spéciaux à éclipser Avatar, comment le modèle fongique, qui vit en réseau interconnecté et en symbiose avec les autres espèces, devrait être appliqué à plus grande échelle, c’est-à-dire la nôtre. Coopération et mutualisation entre les “vivants” sont également les mots d’ordre de Marion Neumann, pour qui il serait temps de rétablir l’ordre naturel car “les êtres fongiques sont les plus anciens maîtres du monde et sont à l’origine de la vie sur Terre. Il y a environ deux milliards d’années, le corps mycélien a ouvert la voie aux plantes, aux animaux et à tout le processus de l’évolution. Ce n’est que récemment que l’on considère l’évolution comme étant en grande partie le résultat de la collaboration liée au monde fongique – et non pas seulement d’une ‘survie du plus fort’. Les champignons influencent toute la vie sur Terre. Les recycleurs jouent un rôle essentiel dans la redistribution des nutriments dans le monde. En tant que constructeurs des sols, ils conçoivent des écosystèmes entiers – et je ne parle même pas de tous les champignons dans notre corps ! Sans le savoir, ce sont nos compagnons permanents.” Un article paru dans le magazine américain spécialisé Fungi en 2008 et intitulé “Fungi & Sustainability”, en concluait ainsi : “Si le pire devait arriver, nous pouvons être sûrs que les champignons sauveront à nouveau notre planète”. Et dire qu’on a longtemps cru que ce serait les chats…