Campagne Byredo Liquid Vinyl.

Assumant les clichés qui lui collent à la peau, le gloss pour les lèvres est le plus brat des produits que l’on peut trouver dans notre trousse à maquillage. Gadget superficiel et puéril, il opère depuis peu sa mue cosmétique, apportant un peu de baume au cœur à la morosité ambiante.

C’est ce qui s’appelle faire un tube. En 2023, la mannequin et entrepreneuse américaine Hailey Bieber lançait sur le marché européen sa marque de cosmétique Rhode Skin, créée un an plus tôt. Et parmi les produits proposés, une gamme est très vite sortie du lot : la Peptide Lip Tint. Auréolés d’un Vogue Beauty Award 2024, le “PLT” et ses nombreuses déclinaisons en teintes variées sont régulièrement en rupture de stock. Au magazine WWD, la jeune femme de 28 ans confiait en octobre dernier estimer son chiffre d’affaires à plus de 100 millions de dollars. Et ce, principalement grâce à son fameux lip gloss sur lequel elle capitalise à fond au point de commercialiser, il y a pile un an, une coque d’iPhone en silicone moulée de façon à pouvoir l’y glisser. L’objet gadget a rapidement envahi nos feeds, transformant chaque beautytoker en homme et femme sandwich et chaque selfie-miroir en publicité gratuite pour la marque. Si Dame Bieber est en train de “paver le zeitgeist culturel” (dixit le titre de l’article du WWD, rien que ça), le lip gloss est lui, plus généralement, en train d’opérer une mue impressionnante, passant d’un produit d’appel pour jeunes ados prêt·es à franchir le cap du maquillage à celui de “soin” pour CSP+ biberonnées par la gourou beauté la plus minimaliste et quiet luxury que le monde connaisse, à savoir Gwyneth Paltrow.

Hailey Bieber et son gloss Rhode Skin.
Les Gloss Rhode Skin.

En ce sens, on pourrait parler d’un véritable transfuge de classe. Les maisons de luxe, les marques “very demure, very mindful”, sans oublier les références en parapharmacie et la grande distribution beauté, se sont laissées séduire, certaines depuis déjà quelques années, par le gloss pour les lèvres : Chanel a son Rouge Coco Gloss, Dior ses Addict et Backstage, Hermès son Poppy et Hermèsistible, Byredo son Liquid Vinyl, Typology son huile à lèvres, Guerlain son KissKiss Bee Glow, Gucci son Gloss de beauté, ­Clarins son Lip Perfector, Shiseido son Gloss Gel Lumière, Yves Saint Laurent son vernis à lèvres Water Stain, et on en passe car la liste est encore longue… Quant à l’enseigne Sephora, si elle a développé sa propre collection de gloss à prix abordable, elle n’hésite pas à mentionner sur son e-shop les produits best-sellers et “hot on social”, parmi lesquels, on vous le donne dans le mille, les lip gloss. Si le gloss nous colle autant à la peau ces temps-ci, c’est parce qu’il a su jouer sur les mots pour faire plus sérieux : les marques nous vendent dorénavant des baumes, huiles et sérums, et misent sur des formules plus bénéfiques en termes de soin – nourrissantes, hydratantes, à base d’acide hyaluronique, de peptides, de vitamine E, de beurre de karité ou encore de lanoline (graisse naturelle extraite de la laine de mouton et qu’on applique en général sur les tétons allaitants, voilà vous savez tout). Entre nostalgie de l’enfance, esthétique Y2K (encore et toujours), valeur refuge et affirmation de son identité, nul doute que le gloss a un avenir radieux.

Campagne Dior Addict avec Willow Smith.
Campagne Byredo Liquid Vinyl.
Jeune et juicy

 

Ce dernier a peut-être été le point d’entrée par lequel vous avez mis un pied dans le monde du make-up étant ado (ah, ces satanés cheveux qui venaient se coller sur nos lèvres…). Vous y êtes même peut-être arrivé·e grâce au fameux Juicy Tubes Original de Lancôme, qui a vu le jour en 2000. Vingt-quatre ans plus tard, en septembre dernier, la marque décidait de rééditer son tube avec l’affirmation d’en finir avec “les copies et les contrefaçons, notre gloss original est de retour. Voici enfin la caresse nostalgique que vos lèvres ont tant attendue”, dixit le communiqué de presse. Ce produit phare n’échappe évidemment pas au retour en masse des tropes Y2K : Victoria Beckham a ainsi baptisé son produit Posh Gloss, clin d’œil plus qu’appuyé à son passé de membre des Spice Girls, tandis que de jeunes marques comme Fenty, Refy, Bioma, Glossier ou Gisou s’assurent une place de choix dans la trousse à maquillage de la GenZ : teintes acidulées, packagings kawaï et hyper graphiques, teintes aromatisées et parfumées à l’extrême, le gloss est devenu un produit désirable, une friandise intergénérationnelle dont raffolent les jeunes, les moins jeunes et les beaucoup plus jeunes. En ligne de mire, les Kgoy (acronyme de “Kids getting older younger”) ou, comme on les appelle plus communément, les Sephora tweens, ces enfants et préados qui s’infligent déjà à leur jeune âge une routine beauté, biberonné·e·s aux tutoriels make-up et skincare qui déferlent sur les réseaux sociaux.

Aya Nakamura pour Lancôme
Les posh gloss de Victoria Beckham

Pour Valentine Petry, journaliste beauté et autrice de “Make up : le maquillage mis à nu” (éd. Les Pérégrines, 2023), “le gloss est un objet de collection, un accessoire de mode”. Au point de l’apercevoir ­parfois accroché au sac, tel un charm. S’adressant aux grands enfants, la make-up artist star des réseaux sociaux Isamaya Ffrench commercialise un lip gloss dont le contenant a la forme d’un… pénis. Une fétichisation on ne peut mieux matérialisée. “Par ailleurs, ce produit est fait pour déclencher l’achat compulsif”, ajoute Valentine Petry. Et tant pis pour les convictions écologiques, puisque le retour du gloss signe aussi celui des ingrédients issus de la pétrochimie qui permettent cette texture particulièrement collante et que les marques voulaient pourtant sortir de leurs formules… Par chance, cette surconsommation (le marché du gloss devrait atteindre les 5,38 milliards de dollars d’ici 2032, selon un rapport de Market Research Future) a pour bonne excuse le “lipstick effect”. Quèsaco ? Un nom trouvé par l’Américain Leonard Lauder, héritier d’Estée Lauder, pour décrire un phénomène qu’il a observé peu après les attentats du 11 Septembre.

“Make up : le maquillage mis à nu” de Valentine Petry (éd. Les Pérégrines, 2023).
Campagne Isamaya Ffrench.
Face cam’

 

Pour faire simple, l’idée est qu’en temps de forte crise, on consomme des produits de luxe abordables – alimentaires, de mode et surtout de beauté, plus particulièrement du rouge à lèvres (dans des teintes, textures et déclinaisons variées). Ce qui est bon pour le moral permet pour ainsi dire de garder la face tout en sécurisant son prétendu statut social. On pourrait facilement voir dans une telle théorie un biais misogyne, mais cet effet s’est vérifié à de nombreuses reprises, notamment lors de la Grande Dépression des années 1930, la crise économique mondiale de 2008, puis dernièrement lors de la crise Covid. “Je crois fortement en une nostalgie de l’adolescence qui s’immisce à tous les niveaux de notre vie, affirme Valentine Petry. Cela touche toutes les générations et se traduit par des produits ‘doudous’ comme le gloss, dont la texture enrobante apporte un peu de réconfort.” Le lip gloss pour pallier nos angoisses, quelle idée lumineuse. Surtout lorsque ses formules enrichies le placent dans la catégorie lip care, le rendant ainsi plus attractif à nos yeux, surtout dans une société devenue complètement accro aux écrans hyperconnectés. Inventé à l’origine par Max Factor en 1928 pour le cinéma, le gloss était une sorte de pommade qui apportait de la brillance aux lèvres des actrices.

Max Factor.
Campagne Kylie Cosmetics avec Kylie Jenner et ses lèvres.

Jusqu’à illuminer aujourd’hui celles des “internet­teur·euse·s” en tout genre : “Avec la précision des appareils photos et ­caméras des smartphones, les youtubeur·euse·s, puis les influen­ceur·euse·s et créateur·rice·s de contenus ont dû se soucier de leur apparence physique, et donc miser sur le maquillage, développe Valentine Petry. Il y a d’abord eu un gros travail sur le teint, puis sur les lèvres. Le recours au gloss peut s’expliquer par le fait qu’avec lui, il se passe quelque chose à l’écran. Les mouvements du visage font vibrer ses reflets.” Et boostent au passage le nombre de vues. Ça s’appelle la “lip gloss tactic”, et ça consiste à s’appliquer du gloss au début d’une vidéo pour attirer l’attention tout en parlant d’un sujet qui n’a rien à voir avec la choucroute beauté. Le fait qu’il s’agisse de la bouche et donc d’une zone érogène n’est pas une coïncidence selon nous. Toujours est-il que les réseaux sociaux impulsent nos désirs d’achat et contribuent à renforcer des standards de beauté “male-gazés”. “L’essor de la chirurgie esthétique a complètement modifié notre manière d’envisager notre physique, souligne Valentine Petry. Le phénomène des lèvres pulpeuses a été amplifié par ­‘l’effet Kylie Jenner’, dont le marché des gloss a largement bénéficié. Certains produits promettent de repulper instantanément les lèvres. Ces plumpers contiennent du menthol, ce qui provoque une réaction naturelle de gonflement des lèvres.” Rien de très sorcier, donc.

Hailey Bieber et ses “brownie glazed lips”.
Monica Ravichandran (aka @makeupbymonicaa).
Combo gagnant ?

 

Pourtant, dans toute cette brillance, il y a bien un point noir qui fait tache : celui de l’appropriation culturelle. En la matière, Hailey Bieber en tient une sacrée couche avec sa tendance des brownie glazed lips, lancée en 2022. Tandis que ses fans criaient au génie (marketing), d’autres voix, celles des BIPOC (black, indigenous and people of color), se sont élevées pour rétablir la vérité. “Encore une tendance qui nous a été enlevée”, déclarait à l’époque l’influenceuse beauté Monica ­Ravichandran (@makeupbymonicaa), basée à Los Angeles, accompagnant sa vidéo sur TikTok d’un #BrownGirlMakeup. En l’occurrence, celle du lip combo, qui consiste à appliquer du crayon à lèvres foncé sur le contour des lèvres, qui sont ensuite laquées au gloss. Un marqueur identitaire revendiqué par les communautés racisées, afro-descendantes et d’Amérique du Sud, et que Hailey ­Bieber a visiblement feint d’ignorer. “Tout ce que je sais, c’est que je serai enterrée avec mon crayon à lèvres et le dernier gloss ou baume à lèvres que j’utilise (…). Ce seront mis ofrandas aux dieux et déesses de l’autre monde”, écrivait en décembre dernier Diane Mendoza, jeune rédactrice et chargée de production artistique franco-­péruvienne de 26 ans, dans sa newsletter “Substack”.

Collab Aya Nakumura X Mac Cosmetics avec le “lipglass Nakamurance”.
Le lip gloss Glassy plush shine de Glossier.

Indéniablement, le gloss entre dans la catégorie des marqueurs sociaux permettant d’affirmer son identité. D’autres exemples : l’influenceuse beauté transgenre latina-américaine Jools Lebron, qui nous appelle à être “very demure, very mindful” est également une fervente adepte du lip combo, et lorsque la chanteuse Aya Nakamura collabore avec MAC Cosmetics en 2019, elle n’oublie pas d’y inclure un gloss sobrement appelé ­Lipglass Nakamurance ; affirmant au passage que “c’était impensable de ne pas intégrer un gloss dans ma collection. J’en mets tout le temps”. Le gloss est donc bien un cas d’école pour illustrer à quel point les esthétiques façonnées et véhiculées par les communautés racisées, marginalisées et les classes populaires sont souvent dénigrées, moquées et qualifiées de vulgaires, jusqu’au moment où elles sont digérées par la classe dominante. Et donc considérées comme acceptables, voire désirables.

Campagne Fenty Beauty avec Rihanna et A$ap Rocky.
Lil Nas X x Yves Saint Laurent
Bon chic bon genre

 

Dans son essai collectif “Vulgaire, qui décide ?” (aux éditions Les Insolent·e·s), l’autrice Valérie Rey-Robert définie la vulgarité comme “un outil de stigmatisation et de contrôle social” qui impose une “bonne féminité (…) au prisme du sexisme, du classisme, du racisme, de la transphobie, de l’âgisme et de la grossophobie”. C’est aussi en décryptant les émissions de téléréalité bourrées de bimbos et de cagoles qu’elle se rend compte que la vulgarité est “une stratégie de résistance et de réappropriation par laquelle les femmes défient et redéfinissent ces jugements”. Le gloss s’inscrit-il dans ce constat-là ? Sans aucun doute. Pas à un paradoxe près, il passe facilement d’un extrême à l’autre : il évolue aussi en terrain neutre, grâce au mouvement “No make-up” suivi notamment par l’actrice américaine Pamela Anderson, littéralement passée du tout (lip combo 90’s) au rien (baume à lèvres de Sonsie, sa marque de skincare vegan). “Considérez le gloss non seulement comme un complément esthétique, mais aussi comme votre meilleur ami”, dixit The Guardian à son sujet.

Enioluwa Adeoluwa (aka Lipgloss Boy).
Basic Balm de Sonsie marque vegan de Pamela Anderson.

En tant que produit de maquillage et de soin à la fois, le gloss apparaît comme ce qu’il y a de plus inclusif sur le marché de la cosméto. En toute transparence, on l’a vu sur les lèvres de pop idols queer comme Lil Nas X et Bill ­Kaulitz, le chanteur du groupe Tokio Hotel (on se sent vieux·eille d’un coup ?), ou encore sur celles de l’influenceur nigérian E­nioluwa Adeoluwa, surnommé Lipgloss Boy. Et sa versatilité est très appréciée : il trouve sa place dans les trousses de ­toilette d’hommes cis hétéros, à l’image du rappeur A$ap Rocky qui plaide leur cause en promouvant le Lux Lip Balm de la marque Fenty de sa compagne ­Rihanna. “L’influence de tout ce qui vient de Corée du Sud, et donc de la K-beauty, est telle qu’elle a rendu les hommes perméables à une routine beauté qui prend autant soin de leur peau que de leurs lèvres. D’ailleurs, si on fait bien attention, on peut deviner sur la bouche des acteurs des fictions de K-drama un léger film brillant”, ajoute pour finir Valentine Petry. Bref, on pourra toujours compter sur le gloss pour sauver les apparences.

Cet article est originellement paru dans notre notre numéro spring-summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KDS (sorti le 25 février 2025).