Backstage du défilé Paloma Wool FW25.
Crédit Shynia Mohri.

Teint cireux, cernes creusés et cheveux hirsutes : et si les nouveaux canons de la beauté prônaient un physique sans fards, telle une héroïne dépressive et romanesque à la Emma Bovary, imaginée par Gustave Flaubert ? Enquête sur un mouvement qui risque bien d’infléchir le récit et les injonctions d’une apparence parfaite.

La démarche est déterminée, le pas assuré, pourtant une grosse fatigue se fait sentir. Sur le catwalk Prada automne-hiver 2025, le halo qui éclaire les mannequins leur écrase les traits déjà tirés par trop peu d’artifice et sublime leurs cheveux en pagaille comme animés par l’électricité statique. Les finitions des vêtements sont volontairement brutes, tout comme celles du make-up et de la coiffure. Bref, les mannequins ont l’air crevé·e·s. Idem chez Paloma Wool où les cernes ornent les regards et chez Kenzo où les cheveux ne sont pas coiffés, voire expressément décoiffés. Au show Meryll Rogge, c’est carrément le décor qui est défraîchi. Murs et sièges sont recouverts de papiers peints d’une vieille maison que l’on aurait déchirés, et tout comme chez Prada, la mise en beauté “saut du lit” est un parti pris : “Il est important de continuer à montrer la diversité et à dire qu’il y a une liberté de pensée. Nous devons garder notre individualité et nous battre pour elle”, a déclaré la créatrice en backstage de cette collection où se côtoient des pièces empruntées au vestiaire de grand-mère, des chemises à la papa superposées à d’autres de lingerie, le tout animé par une forme d’optimisme et de joie simple du quotidien.

KENZO FW25.

KENZO FW25.

Ne serait-ce justement pas là le sujet ? Montrer le quotidien dans tout ce qu’il comporte de banal, mais aussi de tragique et d’épuisant, et coller ainsi à l’image du chaos ambiant dans lequel on vit. Une fois incarnée, cette ambivalence prendrait alors la forme d’une femme au naturel marquée par des signes de fatigue – le fameux mal du siècle – et pressée par le temps – l’autre mal du siècle. On ne sublime pas, on montre le vrai. Alors pourquoi la mode se met-elle à assumer ces “défauts” ? Rien de nouveau a priori, il s’agit simplement de montrer des modèles plus proches du réel, un peu comme ces héroïnes controversées de la littérature, dont Madame Bovary, imaginée par Gustave Flaubert en 1857, est la figure de proue. Depuis le temps que l’on demande aux femmes d’être belles sans que cela soit le résultat d’un effort, ne pas faire l’effort en question, n’est-il pas la promesse d’un statement politique et de nouveaux horizons d’une beauté plus inclusive et réellement spontanée ? Entre les fragilités socio-économiques des femmes, l’inégalité des sexes et des genres ou encore les problèmes de santé mentale, désormais au centre des préoccupations, la liste des bonnes raisons n’est pas exhaustive. Mal à l’intérieur et ça se voit à l’extérieur. Voilà le nouveau credo beauté de la saison.

PRADA FW25.

PRADA FW25.

Clean girl is dead

 

Depuis un bon moment, le teint dewy s’affiche et s’affirme partout. Avec juste ce qu’il faut de brillance et sans imperfections, les cheveux lisses et parfaitement plaqués, les ongles faits et accrochés fermement à une tasse de matcha frais, on connaît tou·te·s les codes qui permettent à la clean girl d’exister. Preuve que cette esthétique née dans les années 2020, période post-Covid, pèse lourd ? Sa cheffe de file, Hailey Bieber, vient de vendre, trois ans seulement après son lancement, sa marque de cosmétiques et de maquillage, Rhode, pour un milliard de dollars au groupe e.l.f. Beauty. Pourtant, il semble qu’un grain de sable vienne enrayer la machine folle de la clean girl : le messy. Une tendance qui, comme son nom l’indique, consiste à ne pas se coiffer, à ne pas se maquiller, et surtout à ne pas être obsédé·e par son apparence. En tout cas, pas tout le temps. C’est, par exemple, l’idée de la mise en beauté du défilé Sandy Liang automne-hiver 2025 : des cheveux coiffés à la va-vite et un maquillage flou comme après une longue journée de travail. Sur les réseaux, on appelle ce phénomène le “woke up like this hair” ou encore le “depression hairstyle”. Soit une vraie mutinerie contre la clean girl qui s’organise aujourd’hui à grand renfort de vidéos et de punchlines bien senties. L’argument principal étant cette lassitude de voir autant d’uniformisation de gens “beiges”.

PRADA FW25.

PRADA FW25.

“Qui êtes-vous vraiment, les clean girls ? Quelle est votre personnalité ? Quelle est votre originalité ?”, s’interroge Seyna Diokha, une utilisatrice de TikTok aux 75 000 abonné·e·s. Au-delà de cette standardisation de la beauté, la clean girl pose d’autres problématiques, notamment celles de l’identité ou de la classe sociale. Car adopter cette esthétique, c’est nier les imperfections de la peau, les cheveux d’une autre nature (bouclés, crépus), le budget pour s’offrir de nombreux produits ou encore le temps dont on ne dispose pas – à moins d’avoir épousé une pop star (suivez notre regard) – pour prendre soin de soi et paraître aussi fraîche que la rosée du matin en un tour de main. Car c’est bien la notion d’effortless qu’applique la tendance clean girl : cette idée que ce teint de rêve et cette manucure au carré ne sont pas le fruit d’un effort. Un mensonge éhonté qui n’est pas nouveau, mais plutôt vieux comme le monde, comme en témoigne Julien Magalhães, historien de l’apparence, qui confirme que cette idée préexistait au Moyen Âge, et même dans l’Antiquité : “On a toujours demandé à la femme un idéal de perfection qui illustre l’existence de Dieu ou des dieux. Il faut qu’elle ait la grâce sans le savoir (sinon elle est orgueilleuse, ce qui est un péché), ni l’avoir voulu (parce que c’est de la vanité).” Mais peut-on réellement se débarrasser de ces idées reçues une fois pour toutes ?

PRADA FW25.

PRADA FW25.

Aux origines de la femme parfaite

 

Il semblerait que Hailey Bieber n’ait pas inventé la poudre bronzer, ni les injonctions à une beauté over contrôlée. Des siècles plus tôt, on retrouve dans certains textes l’idée qu’il est plus valorisant de dissimuler les efforts accomplis pour paraître beau. En 1528, dans Le Livre du courtisan, Castiglione écrit que le courtisan parfait doit “sembler faire et dire tout ce qu’il fait sans effort, comme s’il n’y prêtait pas attention”. Ovide, dans L’Art d’aimer – sorte de tuto de séduction qui vaudra l’exil à son auteur –, donne déjà des conseils beauté du style “quelle coiffure choisir pour quel type de visage ?”. Il met aussi en garde de ne pas exagérer sur le maquillage ni sur la manière d’être apprêté·e. “Il y a déjà l’idée dans cet ouvrage, que la perfection physique doit être naturelle, explique Julien Magalhães. Ce qui correspond d’ailleurs à l’idée actuelle de la beauté à la française : une sorte de désinvolture dans laquelle résiderait la vraie beauté naturelle, qui reste la plus valorisée.” Au XIXe siècle, une nouvelle obsession se développe : l’hygiénisme. Une femme puissante est une femme propre, avec les cheveux propres, la peau propre, des vêtements propres, etc. Pas de fards, pas de make-up. Tandis que la prostitution se popularise en Europe, cette figure de la femme “propre” se démarque de l’autre catégorie de femmes, celles de petite vertu qui se maquillent beaucoup et sentent la sueur. Le sujet de l’épilation est un énième exemple du contrôle que l’on entend garder sur les corps féminins.

MERYLL ROGGE FW25.

MERYLL ROGGE FW25.

“Un corps qui a des poils est un corps adulte. Or, très souvent, il y a une demande de grande jeunesse dans les canons de beauté féminins”, abonde Julien Magalhães. Même Catherine de Médicis s’en serait mêlée sur son lit de mort duquel elle aurait demandé que les femmes arrêtent de s’épiler sous prétexte que se retirer les poils était licencieux et qu’il valait mieux laisser le corps tranquille comme Dieu l’avait créé. Bref, tout le monde a son mot à dire, pendant que les femmes doivent subir des désagréments physiques (la douleur de l’épilation) sans s’en plaindre. La maxime “il faut souffrir pour être belle” serait plus précise ainsi : “Il faut souffrir en silence pour être belle”, à l’image d’une Emma Bovary qui a donné son nom à une caractéristique, le bovarysme, qui consiste à rêver sa vie dans la langueur et la frustration. “C’est une lectrice en quête d’amour et victime de la mode”, ajoutait Jean Rochefort en 2015, dans le cadre de sa série de vidéos YouTube “Les Boloss des belles lettres”, analysant des romans avec le vocabulaire et le prisme de notre époque. Embrasser aujourd’hui son état de fatigue, le montrer, l’incarner, serait donc l’issue pour se libérer du système patriarcal.

Backstage du défilé Paloma Wool FW25. Crédit Shynia Mohri.
Backstage du défilé Paloma Wool FW25. Crédit Shynia Mohri.
Une beauté libérée et chaotique

 

Dans un autre genre de bovarysme, le nouvel archétype de la femme au bout du roul’ est l’(anti)-héroïne du best-seller d’Ottessa Moshfegh Mon année de repos et de détente. Dans ce roman publié en 2019 (éditions Fayard), elle choisit de tout plaquer pour entamer une longue hibernation en s’assommant de somnifères. En 2025, la même autrice signait Ten Protagonists, un recueil de nouvelles afin de promouvoir la collection printemps-été de Prada, dont les dix personnages féminins étaient incarnés par l’actrice britannique Carey Mulligan dans la campagne de la marque. Pour cette collection, “nous avons pensé chaque individu comme un superhéros, avec son propre pouvoir, sa propre histoire”, a déclaré Raf Simons, codirecteur créatif de la maison italienne. Du côté de la cabine beauté, Lynsey Alexander, Global Creative Makeup Artist de Prada Beauty, avait imaginé des maquillages contrastés. Certains mannequins arboraient des sourcils marqués, réalisés à l’aide de mascara et de crayons pour les yeux. D’autres au contraire avaient les sourcils éclaircis, voire complètement effacés, mettant en valeur la structure naturelle de leur visage. Et alors qu’on célèbre l’individualité sur les podiums, le hashtag #messy prend, lui aussi, de l’ampleur sur les réseaux. Après la vague des tutos make-up pour mieux définir ses cernes, afficher un lifestyle chaotique (se coucher tard, dormir peu, faire la fête, ne pas se laver les cheveux) est devenu une lame de fond. Médiatisé par le fameux Brat Summer de Charli XCX (“Vous êtes cette fille un peu désordonnée qui aime faire la fête, dire des choses stupides parfois, un peu volatile, parfois imprévisible.

Backstage du défilé Paloma Wool FW25. Crédit Shynia Mohri.
Backstage du défilé Paloma Wool FW25. Crédit Shynia Mohri.

Mais c’est ça être brat”, comme le définit la chanteuse), ce mouvement anti-perfections, comme tous les autres, est cyclique. Dans les années 1950, quand Brigitte Bardot arrive dans le paysage culturel, elle détrône une certaine image de la femme alors hyper-glamour à la Marilyn Monroe : “Elle est décoiffée, pieds nus, elle est cernée parce qu’elle ne dort pas, elle s’amuse, elle danse, elle boit, elle fume. Il y a peu de travail sur son corps parce qu’il est naturellement incroyable”, ajoute Julien Magalhães. Idem pour Kate Moss. Dans les années 1990, elle appartient à ces modèles de beauté rebelles qui contribuent à écrire de nouveaux récits et sont souvent le résultat de plusieurs facteurs. D’abord, le contre-pied d’images ultra-contrôlées et hypermaquillées à la Kim Kardashian, mais aussi celui d’un discours de déconstruction féministe qui commence à infuser. Enfin, que ce soit dans les années 1970 avec le mouvement hippie ou dans les années 1990 avec le grunge, la beauté désordonnée fait aussi souvent écho à un contexte mondial bancal et anxiogène. Pamela Anderson, autrefois bimbo de référence et désormais cheffe de file de la bare face (le visage nu), a déclaré lors d’une interview aimer cultiver la différence et ne pas faire comme tout le monde. Pour elle, ne plus se maquiller, c’est surtout “libérateur, amusant, et un peu rebelle aussi”. Souriez, vous êtes cerné·e·s.

Cet article est originellement paru dans notre numéro Fall-Winter 2025 STORYTELLERS (paru le 23 septembre 2025)