Jesse Eissenberg dans “Anatomie d’un divorce” (“Fleishman Is in Trouble”).

Habituellement dépeinte dans les films comme puérile et potache, la figure de l’enfant-adulte (a.k.a. l’enfulte) semble enfin opérer une transformation qui remet en cause le culte sacré de l’infantilité.

Célébré dans les années 1990 et 2000 par des comédies populaires aux forts penchants masculins, blancs, hétéros et peu au fait de leurs privilèges, puis poliment mis de côté dans une décennie 2010 marquée par une reconfiguration des valeurs et un début de fragilisation du patriarcat hollywoodien, le motif de l’adulte se comportant comme un enfant a de nouveau ressuscité ces dernières années, sous une lumière beaucoup plus critique. Et si l’enfulte est de nouveau à la mode, il est désormais au mieux un sujet de prise de distance satirique, au pire une figure repoussoir, dans un florilège de séries et de films qui ont récemment fait leur beurre sur des personnages de fils à papa, d’ados attardés esclaves de leurs caprices, d’enfants gâtés mal dégrossis au narcissisme pathologique. Une évolution qui accompagne celle de l’entertainment vers une forme d’obsession vengeresse pour le spectacle de privilégiés en disgrâce. Mais qui par ailleurs s’ouvre aussi désormais à une féminisation inattendue. En 2025, la nouvelle saison de The Righteous Gemstones, le film A Real Pain et, bien sûr, le retour de l’enfulte suprême à la Maison-Blanche promettent de prolonger la réflexion, autour d’une question qu’on pourrait résumer ainsi : écouter son enfant intérieur est-il toujours un luxe de dominant ?

 

Moralité infantile

 

Quiconque a grandi entre les années 1980 et 2010 l’a fait devant un spectacle permanent de glorification de la puérilité, incarné par le règne du teen movie, bien sûr, mais aussi par un archétype tenace : celui de l’enfant coincé dans un corps d’adulte, la grande personne ayant tous les signes physiques de la maturité mais se comportant avec l’innocence, l’effronterie, l’égoïsme plus ou moins charmant d’un prépubère. L’image fut parfois poétique, empruntant au conte, comme dans Big où un souhait propulsait un garçon de 13 ans dans le corps d’un Tom Hanks trentenaire ; ou dans les comédies de body swapping comme Freaky Friday (dont le deuxième opus est bientôt attendu). Elle fut surtout potache, et notamment très chère à la comédie régressive des années 1990 et 2000, chez les frères Farrelly (Dumb and Dumber) et bien sûr Adam McKay, dont le Stepbrothers (Frangins malgré eux, en français) fut en 2008 certainement l’exemple le plus frappant, le plus monstrueux de cette manière particulière de représenter la persistance de l’enfance chez des quadragénaires résolus à ne jamais devenir des hommes. Le soubassement idéologique d’une telle tendance, qui irrigue tout le rire hollywoodien – et, dans une moindre mesure, français – de ces années fastes, a alors été perçu comme une sorte de vent libertaire.

rente ou quarante ans après la révolution sexuelle, Will Ferrell, Steve Carell, Jack Black, Adam Sandler, John C. Reilly ou Seth Rogen (les femmes, à quelques exceptions près, restant à l’état de fonctionnalités de ces récits fondamentalement masculins) incarnaient ainsi une nouvelle étape de levée des tabous, dont la grande affaire ne serait plus de libérer les esprits du modèle marital, de l’injonction au foyer ou des interdits sexuels, mais de les mettre en phase avec quelque chose de plus enfoui et honteux : un monde de vulgarité assumée, de médiocrité des affects, d’embrassement grivois des penchants les plus déshonorants. C’est à l’origine une juste quête de soi qui a livré ces personnages à leurs pulsions infantiles, pulsions qui n’étaient pas toujours sexuelles, voire l’étaient rarement – un drôle de conservatisme conjugal, quelque peu paradoxal (comme si une révolution se faisait au prix de la précédente) a marqué ces “enfultes” souvent très traditionnellement mariés, des employés de The Office aux héros des comédies de Judd Apatow (40 ans, toujours puceau, En cloque mode d’emploi…). Il s’agit donc plutôt chez eux non pas de sexe, mais de bouffées de bêtise, de jeu, de colère, de narcissisme, qui ont ainsi fait le lit d’une nouvelle manière d’être un homme, en sortant des modèles virils ou bourgeois pour trouver sa nature d’adolescent éternel.

 

Immature à la dent dure

 

La mode a fait long feu. La bro comedy s’est peu à peu dissoute, les acteurs de la génération Apatow et Farrelly ont pris leur envol en solo vers d’autres registres, sans que la bande soit véritablement remplacée. L’enfulte s’est fait oublier, dans une décennie marquée par un déclin commercial et critique de la comédie, mais aussi par une lassitude, voire un certain rejet envers ces parangons de l’immaturité revendiquée. En France, le début des années 2010 voit s’enchaîner des films aux titres interchangeables (Les Gamins, Les Infidèles, Daddy Cool…), reprenant en partie les formules américaines, mixées à une mythologie assez rance de la séduction à la gauloise. Si la décennie est marquée par une tendance dans la comédie, c’est surtout sa féminisation. Les personnages féminins ne sont plus les satellites du récit, mais des sujets pensants, agissants et placés au centre. Parks and Recreation prend le relais de The Office avec un format quasi identique, mais avec Amy Poehler en tête d’affiche en lieu et place de Steve Carell. Judd ­Apatow met quelque peu de côté le cinéma pour produire la première grande série d’autrice comique de la décennie avec Girls. Ce sont les femmes qui ressusciteront et se réapproprieront l’enfulte de la bro comedy – on y revient.

Car chez les hommes, à partir de la fin des années 2010, la figure n’a pu réapparaître que sous une modalité beaucoup plus sombre. Alors que l’enfulte est devenu un archétype plus ou moins honni, indissociable d’un certain privilège masculin, deux séries apparaissent coup sur coup en 2018 et 2019, l’une très suivie, l’autre plus discrète mais tout aussi brillante, et partageant peu ou prou le même canevas : Succession et The Righteous Gemstones. La première prend pour décor les coulisses des (très) grandes fortunes capitalistiques américaines et des médias ; la seconde le monde des “megachurches” et les moguls de l’évangélisme massifié. Les deux ont pour personnages principaux des patriarches richissimes (Brian Cox dans Succession, John Goodman dans The Righteous Gemstones) et leur progéniture de plus si jeunes adultes, enfants gâté·e·s devenu·e·s des trentenaires ­gravement dysfonctionnel·le·s, aveugles à leur propre nullité, menant les un·e·s contre les autres une lutte acharnée pour capter l’argent et le pouvoir paternels. Succession s’est achevée en 2023 ; la quatrième saison de The Righteous Gemstones arrive courant 2025. L’enfulte est devenu une figure réceptacle de toutes les critiques de l’époque. Il n’est plus vraiment possible de regarder avec complaisance des adultes aptes à reconquérir leur âme d’enfant : nous n’y voyons plus que le triste spectacle d’hommes trop âgés pour les passions puériles par lesquelles ils se laissent gouverner.

 

péril puéril

 

L’origine ultra-privilégiée des personnages de ces séries est un élément fondamental. Dans Succession, Kendall, Roman et Shiv Roy ont grandi dans un monde de luxe, juché·e·s sur des positions de pouvoir profondément ancrées dans leurs habitudes et qui échappent à leur conscience : il·elle·s sont pour cette raison incapables de se comporter de manière responsable ou éthique. Leur immaturité émane directement du népotisme : il·elle·s n’ont pas gagné leur place, et leur comportement est le fruit de pulsions qui mettent en péril leur entreprise et les personnes qui en dépendent. Leur infantilité devient un commentaire du dysfonctionnement des classes dirigeantes. Les Gemstones sont encore un cran plus loin dans la bêtise : ils n’ont pas même eu à passer dans le moule sociologique et comportemental des élites new-yorkaises, et ne sont donc que le produit dégénéré de leur décadence sans limite. Leurs actions frisent la psychose : il·elle·s se vivent pleinement comme des préadolescent·e·s éternel·le·s, pleurent ou se battent constamment, dans la droite ligne de ­Stepbrothers. Tou·te·s sont, bien sûr, des reflets de fiction du plus incontournable de ces “enfultes noirs”, dont les gamineries sont certes moins drôles maintenant qu’il a, comme eux·elles, le pouvoir suprême : Donald Trump, mi-fils à papa du Financial District, mi-superstar pour bouseux de la Bible Belt. Même s’il s’agit toujours de s’en amuser, dans des séries classées comme des comédies, aussi sombres fussent-elles, c’est donc la dangerosité des enfultes qui constitue désormais la principale portée de leur représentation à l’écran – leur capacité à nuire à eux·elles-mêmes, à leur entourage et à la société toute entière.

L’évolution de la figure de Jesse ­Eisenberg constitue à ce titre un cas intéressant. À la fin des années 2000, l’acteur devient célèbre comme une sorte d’enfulte inversé : un adulte (par ses attributs intellectuels ou culturels) dans un corps d’enfant (ou d’adolescent). Il est alors indissociable de la figure du nerd, dont il devient, avec The Social Network, l’incarnation triomphale, mais qui irrigue aussi de façon plus indirecte d’autres de ses rôles, comme dans Les Berkman se séparent – un geek de bibliothèque aux prétentions littéraires élitistes. Entre l’enfant-génie et l’enfant snob, le personnage extrêmement générationnel que travaille Eisenberg est à rattacher paradoxalement à ceux de Will Ferrell et consorts, car tous sont aux prises avec une inadéquation vis-à-vis du monde adulte : soit qu’ils rejettent ses conventions dans un grand geste de relâchement puéril, soit qu’ils disruptent ses codes pour en devenir les vainqueurs, mais sur un mode monstrueux qui les isole.

 

La fin de l’insouciance ?

 

C’est ce qui arrivera à Eisenberg, qui se cassera les dents en tentant de convertir au blockbuster son archétype de geek avec le rôle de Lex Luthor dans la saga DC. Les films sont décriés et l’acteur traverse un passage à vide : il n’est plus assez jeune pour persister sur le mode du petit génie précoce et autiste ; mais entretemps il n’a pas inventé sa façon de vieillir, et les rôles manquent dans les années 2010 pour ce grand acteur perdu dans des limbes sans âge. Il fait, justement, un grand retour très récent, dans un type de rôle totalement inattendu pour lui : celui du jeune père bien rangé, qui aurait fondé une famille et étouffé ses angoisses, mais garderait au fond de lui une secrète blessure encore saignante d’éternel nerd. C’est tout le sel de ses rôles dans Anatomie d’un divorce, puis dans A Real Pain (sorti en salles le 25 février), qu’il réalise : quelle place faire, dans sa psyché d’adulte épanoui, à l’enfant anxieux, socialement inadapté, qu’au fond on n’a jamais cessé d’être ? C’est peut-être cela désormais, un·e enfulte. Détail loin d’être anodin : le rôle clé de A Real Pain, celui du cousin privilégié à la fois insupportable, étrangement charmant, bref infantile, mais fondamentalement malheureux et instable, est confié au Kieran Culkin de Succession, dont il semble proposer une relecture encore plus critique, en donnant à voir les plaies béantes du personnage, mal cachées sous sa volubilité dandy.

Plus personne ne peut donc être un·e enfulte avec insouciance. Plus personne ? Si, peut-être, et ce n’est pas trop cher payé : les femmes, longtemps reléguées à l’état de choses scénaristiques, adjuvantes narratives ou récompenses sentimentales, semblent avoir soudain conquis la possibilité de s’adonner aux mêmes joies de la régression que leurs homologues masculins des années 2000. Des figures comme le duo Amy Poehler/Tina Fey (avec Sisters, 2015) ou Kristen Wiig (à partir de Mes Meilleures Amies, 2011) ont ainsi montré la voie d’une forme de sis comedy qui prend le relais des potacheries de Will Ferrell et John C. Reilly, faisant des émules en France à travers notamment le duo Camille Cottin-Camille Chamoux (Larguées, 2018). La femme-enfant, qui fut longtemps un principe justifiant la domination masculine, est désormais un modèle d’émancipation par la vulgarité, qui peut même mener à un retour de la comédie R-rated – interdite aux moins de 16 ans – qui avait peu à peu disparu des écrans et fait en 2023 un retour dans Le Challenge, où Jennifer ­Lawrence joue… une trentenaire délurée qui s’accroche désespérément à son insouciance adolescente en devenant la girlfriend tarifée d’un étudiant boutonneux. Le culte de l’infantilité masculine est mort ; vive l’infantilité féminine.

Cet article est originellement paru dans notre notre numéro spring-summer 2025 WE WILL ALWAYS BE THOSE KDS (sorti le 25 février 2025).