Manifestation Extinction Rebellion à la fashion week de Londres en septembre 2019.

En 2022, les marques semblent toutes s’engager dans différentes causes (féminisme, antiracisme, écologie, etc). Mais derrière les visuels esthétiques et les beaux discours se cache souvent le spectre de l’activisme performatif et du socialwashing. Tour d’horizon (non-exhaustif) d’une industrie qui, malgré sa volonté de bien faire et de progresser, semble continuer de tendre le bâton pour se faire battre.

Si vous avez un sac Coach et que, par mégarde, vous venez à l’endommager, rassurez-vous, vous pourrez toujours le faire réparer gratuitement. En effet, la marque new-yorkaise propose, dans un souci de sustainability, un programme de restauration “circulaire” afin de vous éviter d’acheter un nouvel exemplaire. Tout ça, bien sûr, dans le but de “réduire son impact sur la planète” et de répondre à son “engagement pour un meilleur avenir’’ (dixit son site internet). Sympa. Le problème, c’est que Coach s’est récemment fait épingler sur TikTok par une utilisatrice nommée Anna Sacks, alias @TheTrashWalker. En octobre 2021, cette activiste antidéchets a récupéré des sacs et chaussures de la marque jetés aux ordures après avoir été rendus, volontairement inutilisables par celle-ci à coups de grandes entailles. Une technique bien connue des entreprises pour se débarrasser de leurs invendus tout en faisant de l’optimisation fiscale (aux États-Unis, les biens jetés déclarés endommagés sont moins taxés que ceux mis au rebut à l’état neuf). Pas besoin de vous faire un dessin pour comprendre que ce scandale entre évidemment en fâcheuse dissonance avec les grands discours écoresponsables affichés par le maroquinier américain. Plus de 3 millions de vues plus tard, la marque a dû réagir publiquement pour jurer de ne plus recommencer, assurant que la viralité de cette sale histoire l’avait motivée pour accélérer ses efforts cleans. Si la culture de la responsabilisation (pour ne pas dire call-out) semble avoir porté ses fruits dans cette récente affaire, cette dernière reste symptomatique des incohérences entre les promesses d’engagements vertueux des marques de luxe et la réalité de leurs politiques internes. Car derrière les visuels pro-climat et pro-diversité, les beaux discours contre le sexisme, les LGBTphobies, le racisme ou le validisme, la mode semble encore la plupart du temps abonnée à la technique de l’activisme performatif. Un concept qui consiste à faussement militer pour accroître son capital social et se faire (bien) voir, plutôt que de soutenir véritablement la cause en question. Alors, dans ce paysage fashion pas aussi transparent, cohérent et bienveillant qu’on aimerait le croire, où en est véritablement la notion d’engagement dans le luxe et le prêt-à-porter haut de gamme ? Tour d’horizon (non-exhaustif) d’une industrie qui, malgré sa volonté de bien faire et de progresser, semble continuer de tendre le bâton pour se faire battre.

Des paroles… et des actes ?

 

Post-pandémie, on ne compte plus les marques cochant la case de l’initiative engagée tant elles sont devenues nombreuses à le faire. C’est le cas de Tommy Hilfiger qui, pour la première fois, a sorti en juillet 2021 une collection non-genrée en collaboration avec l’actrice phare de la série Pose et défenseure des droits des personnes transgenres, Indya Moore. Tout comme Balenciaga, qui contribue annuellement à financer l’association antiraciste américaine NAACP depuis la mort de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, ou encore Karl Lagerfeld qui a officiellement nommé en 2021 la mannequin et activiste Amber Valletta au poste de “Sustainability Ambassador” afin qu’elle conseille la marque sur sa responsabilité écologique. A priori, rien de vraiment nouveau quand on sait que, déjà par le passé, Vivienne Westwood communiquait sur son engagement pro-écologie et que Jean Paul Gaultier se plaisait à brouiller les normes de genre dans ses collections. À la différence près qu’aujourd’hui, la majorité des maisons qui se disent engagées semblent en vérité plutôt suivre l’actualité sociale, de peur de se retrouver à côté de la plaque, comme l’analyse Saveria Mendella, doctorante en anthropolinguistique de la mode à l’EHESS : “De plus en plus de griffes semblent adhérer aux combats sociaux en fonction d’une sorte de calendrier militant : les droits des femmes en mars, la cause LGBTQI+ pour le mois des fiertés de juin, etc. Alors que cet empilement des engagements serait peu crédible pour une seule et même personne, on l’attend des marques qui ont un fort capital économique et donc, en terres capitalistes, des potentiels d’action dans toutes les causes qui auraient besoin d’être financées”.

Le rainbow flag en devanture du flagship store Louis Vuitton à New York.

Une stratégie qui permet donc aux maisons de redorer leur blason et de s’autolégitimer (obviously), mais aussi de convaincre le grand public qu’elles peuvent être utilement actives et éthiques dans tous les domaines. L’ennui, c’est que quand on “s’engage” un peu partout, on ne s’implique souvent véritablement nulle part. Comment alors ne pas penser aux nombreuses accusations de washing (qu’il soit “green” pour l’écologie, “pink” pour la cause LGBT+ ou “social” pour les questions de société) de la part des consommateurs envers les marques ? Les pseudo-engagements qui finissent par être problématiques sont hélas trop nombreux. Dior avait ainsi été accusé en 2017 de marchander la cause féministe avec son tee-shirt à message “We should all be feminists”, vendu à plus de 600 euros, et Louis Vuitton épinglé (entre autres par le compte @Dietprada) pour avoir utilisé pendant le Pride Month 2020 plusieurs arcs-en-ciel (merchandising de vitrine, filtre Instagram, etc.) sans jamais mentionner ni officiellement soutenir la communauté queer. Bref, dans le monde enchanté de la mode, c’est comme si “dire qu’on s’engage valait engagement”, pour reprendre les paroles de la philosophe et sociologue Judith Butler, spécialiste des questions de genre. Et, la plupart du temps, ça passe crème puisqu’on a apparemment une fâcheuse tendance à oublier rapidement et à pardonner les actions problématiques des marques (coucou Dolce & Gabbana).

Le t-shirt “We Should All Be Feminists” de Dior.
Incohérence et dissonance

 

Comme nous le rappelle Julia Faure, cofondatrice de la jeune maison éthique Loom qui produit des vêtements durables favorables à l’environnement, “Les rares fois où les marques sont prises la main dans le sac, le badbuzz dure rarement longtemps, et plombe surtout le moral des équipes en interne et non le grand public qui a la mémoire courte”. CQFD. Et Saveria Mendella de corroborer : “Ce qui rend possible ce genre de grand écart, c’est la temporalité et l’ubiquité même de l’industrie. Il n’y a pas de traçabilité du discours dans la mode : une image en chasse une autre toujours plus vite, via des canaux toujours plus nombreux. Comme sur les réseaux, les visuels et messages tendent à être effacés par la story suivante.” Ce constat amer est aujourd’hui malheureusement renforcé par des actions de façade qui font croire à des changements profonds, mais qui démontrent en réalité les contradictions de l’industrie : “Caster des mannequins diversifié.e.s, racisé.e.s, grande taille et même en situation de handicap est beaucoup plus commun et facile que d’étendre durablement son panel de taille dans les collections, de rendre accessible aux personnes à mobilité réduite ses boutiques et locaux, de relocaliser sa production dans des pays qui n’exploitent pas les gens ou encore d’embaucher en interne une véritable équipe diversifiée”, poursuit Julia Faure. L’un des exemples les plus probants de ces marques militantes dont les politiques internes ne suivent pas le discours reste sans doute l’une des dernières tendances vestimentaires, qui consiste à imaginer des collections dédiées aux personnes non-conformes aux normes de genre. En France, environ 13 % des jeunes entre 18 et 30 ans se définissent comme non-binaires, d’après un récent sondage publié dans le média 20 Minutes (et l’on observe un chiffre équivalent aux États-Unis, par exemple).

Altu, la ligne spéciale non-genrée créée spécialement par Altuzarra.

Alors, pour les cibler et se distinguer, les initiatives s’enchaînent dans le luxe. Depuis 2020, Gucci propose une catégorie non-binaire baptisée Mx sur son eshop, tandis que Joseph Altuzarra lance carrément Altu, une nouvelle marque dédiée. “Mais dans les deux cas, les vêtements ressemblent fortement à ce qui existait déjà sur le marché, simplement présentés sur des mannequins à l’allure plus androgyne mais toujours sample size”, se désole José Criales-Unzueta dans une tribune publiée fin 2021 par The Business of Fashion. Lui-même gender non-conforming, ce designer, consultant et journaliste mode d’origine bolivienne regrette que l’accent soit tant mis sur l’apparence et les discours plutôt que sur la réalité d’un sizing encore trop excluant : “Si les marques souhaitent sérieusement créer une industrie non genrée, elles doivent s’engager à proposer des tailles adaptées et des alternatives de coupe à leurs produits”. Pire, cela devient une autre manière d’enfermer dans de nouvelles cases, d’après le critique mode : “Quand les marques créent une option tierce et des collections distinctes, elles altèrent encore par design les personnes non-conformes aux normes de genre. C’est une façon de leur dire que ‘le reste n’est pas pour elles’ […] Le chantier ne devrait pas consister à ajouter des options qui nous catégorisent et nous divisent, mais bien à effacer le fossé qui nous limite tous.tes à expérimenter la mode selon nos propres termes”. Preach !

La ligne non-binaire Mx de Gucci.
La jeune garde en marche

 

S’il y a une partie de l’industrie qui semble comprendre les doléances des consommateur.rice.s en matière d’écologie, de diversité, d’éthique et d’égalité, c’est bien la jeune garde de créateurs et de créatrices issu.e.s de la génération des millenials. Comme nous l’explique Rushemy Botter, cofondateur de Botter, jeune marque écoresponsable spécialisée dans l’upcycling, il est quasiment impossible de ne rien faire aujourd’hui vis-à-vis des enjeux sociaux : “Pour moi, c’est la chose la plus sincère qui soit et je pense que ce sont les jeunes marques comme nous qui ont vraiment donné le la, et qui ont pu montrer aux grandes maisons que ça pouvait marcher. Les marques de luxe ont pris conscience que le.la consommateur.rice voulait des choses différentes et qu’il.elle avait le pouvoir de décider”. Une observation également partagée par la marque Telfar qui a placé le concept d’inclusivité au cœur même de son modèle économique. “Pas pour vous, pour tout le monde”, c’est le slogan de cette maison fondée en 2005 par Telfar Clemens, qui, en plus de prendre véritablement part au combat antiraciste et pro-migrants dans la mode, s’adresse à tous les genres sans exception et se veut la plus démocratique et transformatrice possible (même si ses produits s’arrêtent à un grand 2XL). En réalité, à part Telfar et quelques consœurs et confrères, c’est presque toute l’industrie du luxe qui galère à prendre le virage bodypositive. Certes, la mode commence à caster davantage de mannequins plus size (au hasard, toujours les mêmes : Jill Kortleve, Precious Lee, Alva Claire, Ashley Graham), mais ce n’est souvent que le temps d’un défilé qui fera d’ailleurs les gros titres, tant cela tient de l’exception qui confirme la règle, puisqu’à l’inverse, les vêtements disponibles en boutique et en ligne dépassent rarement le 42/44 (coucou, Jacquemus). Cela dit, mention honorable tout de même à une marque de luxe historique comme Versace, qui propose de nombreuses références jusqu’au 48.

Telfar

Et sur cette question, pour trouver des role models qui se distinguent vraiment, il faut une fois de plus aller voir du côté de la jeune génération de maisons indépendantes comme avec la griffe franco-belge Ester Manas. Menée par la créatrice du même nom et Balthazar Delepierre, la marque propose des vêtements à taille unique, seyante du 34 au 50, grâce à un ingénieux système de fronces, de laçage, de boutonnières et de tissus extensibles. Upcyclées, ces matières sont confectionnées localement par des femmes en réinsertion socioprofessionnelle, pour donner naissance à des pièces qui peuvent donc accompagner des femmes dans toutes leurs variations de poids et même leurs proches, ce qui a le mérite d’être d’autant plus écolo. Bref, c’est ce qu’on appelle une marque inclusive par design, qui coche presque toutes les cases et ce, sans pour autant le crier sur tous les toits. Pourtant, l’anthropo-linguiste de la mode Saveria Mendella ne peut s’empêcher de nuancer notre enthousiasme : “Quand Ester Manas met des personnes grosses en avant, c’est tellement rare dans l’industrie, que celle-ci se focalise sur ces corps, comme s’il n’y avait plus de mode en tant que telle, seulement un propos politique. En réalité, caster un ou deux mannequins plus size stars pour les autres griffes permet de tester les eaux et le marché sans trop se mouiller… Jusqu’à ce que la doxa change d’avis en matière de grossophobie – comme en matière d’écologie, d’inclusivité et d’éthique – et là, l’industrie feindra sûrement de s’engager davantage alors qu’elle ne fera que prendre le pli pour suivre le mouvement”.

Ester Manas
Récupération et esthétisation

 

Pour prévenir tout retour de bâton et même pour se placer à l’avant-garde de ce qui devient un mouvement de fond, nombreuses sont les maisons historiques des grands groupes de luxe à vouloir enfin allier le geste à la parole (Hosanna !). En atteste particulièrement le recrutement de Gabriela Hearst à la direction artistique de Chloé. Nommée fin 2020 à la tête de cette marque du groupe Richemont, l’Uruguayenne avait su se faire remarquer par son label éponyme toujours à la pointe de l’écoresponsabilité, favorisant matières naturelles et upcyclées, et défilant avec une empreinte carbone neutre. Dès sa première collection pour Chloé, en mars 2021, Gabriela Hearst a fait de son habituelle exigence écologique le nouveau standard de la marque parisienne, allant jusqu’à en faire la première maison de luxe à obtenir la certification B Corp (celle-ci distingue les entreprises qui réconcilient but lucratif et intérêt collectif, en intégrant dans leur modèle d’affaires des objectifs sociaux et environnementaux, ndlr). La créatrice a même signé une collab’ inédite avec Sheltersuit Foundation, une ONG qui fournit aux sans-abri des manteaux transformables en sac de couchage et de voyage : pour un sac à dos Chloé acheté, c’est deux Sheltersuits qui pourront être financés. De quoi suffire à montrer patte blanche ? Pas vraiment, car dans le cas de la mode et du luxe et de son système capitaliste, c’est finalement toujours complexe, voire assez vain, de se demander ce qui tient vraiment de l’activisme de posture ou d’un engagement concret, reconnaît Saveria Mendella. “Le cas Chloé montre bien les limites des possibilités et crédibilités d’engagement : c’est une marque de luxe, située comme telle dans le monde social. Par conséquent, sa nouvelle directrice artistique a beau revendiquer de bonnes intentions, on peut quand même s’interroger sur la façon dont elle s’est inspirée des vêtements-sacs de couchage de Sheltersuit Foundation pour en tirer d’onéreuses pièces esthétisées dans le cadre de cette collab’.”

Chloé X Sheltersuit Foundation

Au-delà de la relation marchande qu’elle instaure dans toutes ses actions qu’elle voudrait militantes, l’industrie de la mode va, conformément à sa fonction première, toujours chercher à tout esthétiser : la lutte contre la précarité, le racisme, pour les droits des femmes, les personnes LGBTI+, les animaux et l’environnement. Au risque, une fois de plus, de bien se planter et d’ajouter de l’huile sur le feu. N’est-ce pas, Sézane ? Début janvier 2021, la marque française fondée par Morgane Sezalory s’est retrouvée dans un scandale mode international cochant toutes les cases d’un bingo qu’on aimerait ne plus voir exister en 2022. Appropriation culturelle, stéréotypes racistes et exploitation : check. Début janvier, des images montrant une équipe de Sézane qui faisait danser une vieille dame de la communauté zapotèque à Oaxaca au Mexique, habillée avec les vêtements de la marque, ont surgi sur la Toile et ont été vivement critiquées sur les réseaux sociaux, dénonçant une exploitation de la communauté locale pour les besoins visuels de la marque parisienne. L’Instituto Nacional de los Pueblos Indígenas (INPI), organisme gouvernemental de défense des peuples indigènes du Mexique, a même affirmé dans un communiqué que “le comportement des représentants de la marque porte atteinte à la dignité des communautés autochtones et renforce les stéréotypes racistes”. On vous le donne en mille, la marque s’est évidemment platement excusée d’avoir organisé ce safari mode aux relents (post-)coloniaux. Mais aussi atrocement capitalistes, puisque, sans qu’on sache d’où vient ce chiffre, plusieurs utilisateur.rice.s ont reproché à la marque d’avoir payé la dame seulement 200 pesos, soit l’équivalent de huit euros, mettant ainsi en lumière les problèmes d’exploitations et de conditions de travail des personnes racisées dans le fonctionnement actuel de l’industrie de la mode. Mais ça, c’est une autre histoire.

Cet article a été publié dans le numéro Spring/Summer 2022 de Mixte : Commitment.