Après un défilé poignant, présenté lors de la dernière Fashion Week Homme automne-hiver 24-25, appelant au cessez-le-feu à Gaza et dénonçant le nationalisme sous toutes ses formes, le label GmbH, créé par Serhat Işık et Benjamin A.Huseby continue sa percée dans la mode, toujours le poing levé.

On pensait que la mode était partie si loin dans la stratosphère, qu’elle ne se sentait plus du tout concernée par les enjeux sociétaux et environnementaux actuels. Si loin que son silence en devenait extrêmement malaisant. Heureusement, il semblerait que certain·es osent encore regarder l’actualité les yeux grands ouverts et trouvent l’audace de dénoncer l’horreur. Serhat Işık et Benjamin A. Huseby, le duo créatif à la tête du label indépendant berlinois GmbH, font partie des designers qui nous prouvent que la mode peut encore être politique en 2024. Lors de la dernière Fashion Week homme parisienne de janvier dernier, ils ont introduit leur nouvelle collection “Untitled Nations”, avec un discours courageux et puissant dénonçant le retour des nationalismes, la montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme, ainsi que la guerre et le sort désastreux réservé aux Palistien·ne·s. Côté vêtements, cela s’est traduit par des vestes inspirées du keffieh traditionnel, des manteaux aux épaules robustes avec des cagoules protectrices ou encore des tee-shirts avec une pastèque dégoulinante faisant écho à l’emoji utilisé pour parler de la Palestine sur les réseaux. Depuis la création de leur label en 2016, les deux créateurs puisent volontiers dans leur héritage culturel musulman et leur identité d’hommes queers pour proposer une vision de la mode engagée et du vêtement comme vecteur d’anticipation qui ne cesse de nous inspirer. Rencontre avec deux passionnés bien décidés à défendre leurs opinions politiques avec authenticité aussi bien dans la rue que pendant les défilés.

Mixte. Comme vous l’avez souligné dans votre discours pour présenter votre nouvelle collection, “Untitled Nations”, nous vivons une période sombre, entre la guerre et la montée du facisme. Comment parvenez-vous à rester créatifs dans un contexte aussi anxiogène ?

Benjamin A. Huseby. Nos créations ont toujours été le fruit de ce que nous ressentons face au monde. La tragédie qui se déroule à Gaza depuis plusieurs mois nous a énormément impactés. Bien que nous soyons déprimés et désespérés face à cela, le fait d’avoir une plateforme d’expression, notre label GmbH, a été une force motrice pour nous. Tout de suite, aller au bureau pour travailler nous paraissait beaucoup moins futile. Si personne dans la mode n’était décidé à parler, alors c’était à nous de le faire.

Serhat Işık. De part nos origines, nous avons grandi en ayant connaissance de l’histoire et la souffrance des Palestiniens. Nous avons conscience que la résistance fait partie de l’existence et je me sens chanceux d’avoir un médium comme GmbH pour m’exprimer. Si GmbH devait faire un seul show, alors c’était sans hésiter celui-ci.

M. Avez-vous toujours considéré GmbH comme une plateforme pour défendre vos opinions politiques ?

Serhat. Oui, notre engagement politique a toujours occupé une place centrale dans nos vies et c’est d’ailleurs ce qui nous a lié d’amitié. Notre vision de la mode est similaire, nous pensons que c’est une manière directe, sensorielle et intuitive de communiquer avec les gens.

Benjamin. Je suis d’avis qu’on ne change pas les choses juste en faisant de belles déclarations. Pour opérer de véritables changements, il faut mettre en place de nouvelles structures. Cela signifie changer la manière dont nous travaillons, dont nous faisons fonctionner nos entreprises, etc. Je pense que GmbH reflète nos choix de vie et l’authenticité de nos convictions politiques.

M. Vous avez toujours affirmé ne pas avoir peur d’être politique. Qu’est-ce qui vous donne le courage de rester aussi fermes dans vos convictions ?

Benjamin. Je ne pense pas que cela ait tant à voir avec le courage. Il y a tellement d’injustices insoutenables autour de nous que je n’ai pas d’autre choix que de faire ce qui est en mon possible pour dénoncer cela. Je ne me sens pas particulièrement courageux, je pense que je deviendrais fou si je ne faisais rien.
Serhat. Je pèterais aussi les plombs si je restais silencieux face aux injustices.

GmbH FW 24

M. Le vestiaire de cette nouvelle collection est marqué par des jeux d’opposition, comme des foulards recouvrant entièrement la tête associés avec des chemises à découpe. Quelle était votre vision pour cette collection ?

Serhat. Ces derniers mois, notre quotidien, pour Benjamin et moi ainsi que pour notre entourage proche, a été marqué par notre implication dans les manifestations pour un cessez-le-feu à Gaza et contre la montée de l’extrême droite en Allemagne. Ce vestiaire est inspiré de ce que nous avons porté et observé sur nos ami·es et d’autres personnes lors des manifestations.

Benjamin. Les oppositions sont toujours très présentes dans nos collections. Nous sommes deux hommes queer avec un héritage culturel musulman, nos créations explorent les tensions entre ces deux univers. Notre collection Fall Winter 2022 intitulée “Talisman” était très axée sur cette dichotomie entre le fait de grandir dans une culture imprégnée de la religion, de la spiritualité mais aussi de certains tabous liés au sexe notamment, et la culture queer berlinoise, très libérée et décomplexée.

M. Certaines pièces de la collection “Untitled Nations” ont été réalisées en collaboration avec des réfugié·es palestinien·nes et syrien·nes. Comment s’est déroulée cette collaboration ?

Benjamin. Nous avons collaboré avec SEP, une marque éthique basée en Europe qui travaille avec des réfugié·es palestinien·nes et syrien·nes dans un camp basé en Jordanie. Ils·elles ont réalisé les keffiehs brodés à la main de notre collection. SEP est une entreprise sociale qui garantit un salaire juste et une stabilité financière aux réfugié·es.

M. Quelles sont vos impressions sur la manière dont la mode a reçu Untitled Nations ?

Benjamin. Honnêtement, on ne savait pas trop à quoi s’attendre avant de présenter le show. On s’attendait au pire, à voir des gens quitter les lieux. Nous avons reçu beaucoup de messages de soutien et de remerciement après le show qui nous ont touchés et soulagés.

Serhat. J’ai ressenti de la gratitude envers nous de la part de l’industrie de la mode, qui, dans sa grande majorité, reste silencieuse face aux événements à Gaza. Les acteur·rices et les musicien·nes appellent à un cessez-le-feu, mais l’industrie de la mode, elle, reste de marbre, comme si elle sentait immunisée et non concernée.

M. En effet, les marques semblent avoir mis de côté leurs engagements sociétaux et environnementaux dernièrement… Comment expliquez-vous cela ?

Benjamin. Dans leur grande majorité, les marques occidentales considèrent les problématiques sociales et environnementales comme des tendances et y voient des opportunités de générer des ventes. Les occidentaux ne se sentent pas affectés par les questions environnementales car leurs vies ne sont pas directement impactées, contrairement en Afrique ou en Asie. Il en est de même pour les questions liées à la diversité, étant donné que la plupart des grands designers sont des hommes blancs, ils ne se sentent pas véritablement concernés, alors que nous, c’est différent, cela touche à notre identité.

Serhat. Ce n’est pas un secret, l’industrie de la mode est sélective et raciste, il n’y qu’à voir le (sous)nombre de designers racisé·es à la tête de marques.

M. GmbH est un label avec des exigences éco-responsables. Quelles difficultés rencontrez-vous ?

Benjamin. Dans une industrie comme la mode, dont le modèle économique est basé sur la productivité et la croissance des ventes, l’éco-responsabilité est un idéal et non une réalité. Nous avons des guidelines concernant notre production et la gestion de notre entreprise, que nous nous efforçons de respecter, mais la durabilité n’est pas possible tant qu’il y a de la production. Je pense que la jeune génération consomme moins et pourra parvenir à se rapprocher de cet idéal de durabilité.

Serhat Işık et Benjamin A. Huseby

M. Quelles sont vos rêves pour GmbH dans les années à venir ?

Benjamin. Continuer à créer avec amour, selon nos propres règles et ne pas être esclaves d’un système. Un designer iconique comme Azzedine Alaïa faisait un défilé quand il était prêt et quand il en avait envie. J’espère que nous pourrons continuer à créer et à présenter nos créations avec la même liberté.

Serhat. Je pense qu’il est bon parfois de faire une pause et de se demander : « Est-ce que j’aime ce que je fais ? Et comment je peux continuer à aimer ce que je fais ? ».