Erwan Keopa Falé photographié par Jonathan Daniel Pryce

Remarqué chez Christophe Honoré, l’acteur Erwan Kepoa Falé est à l’affiche de “Passages”, le nouveau film du cinéaste américain Ira Sachs. Celui qui dit être arrivé dans le cinéma “par hasard” est en train de construire une carrière prometteuse et une autre image de la masculinité.

Voix profonde. Charme dingue. Masculinité douce. Sa présence dans “Le Lycéen” de Christophe Honoré, où il jouait l’objet de désir et de réconfort d’un ado meurtri par la mort du père, nous avait fasciné. En quelques scènes, Erwan Kepoa Falé a imprimé notre rétine et nous a rendu fou-curieux. Le revoilà dans “Passages”, le nouveau film d’Ira Sachs. Cette fois l’acteur français gravite autour d’un triangle amoureux vénéneux formé par Franz Rogowski, Adèle Exarchopoulos et Ben Whishaw (dont il joue l’amant déçu). Ici encore, le comédien imprime la toile d’une tendresse enveloppante, d’une pureté de jeu rare et, pour tout dire, vivifiante.
Et puis il y a ce constat : le jeune homme originaire de Cergy est l’un des très rares acteurs noirs et ouvertement queers du cinéma hexagonal. Une facette qu’il étreint au lieu de la fuir (comme tant d’autres). Assez de raisons pour l’inviter à prendre un verre sous un soleil de plomb.

M. Comment es-tu devenu acteur ?
EKF. Par hasard. Ça m’est tombé dessus à 25 ans. La réalisatrice Manon Vila est venue faire un film sur mon groupe de potes à Cergy. Ça s’appelait “Akaboum”, c’était une sorte de documentaire légèrement fictionnel. Elle suivait surtout un ami producteur de musique, le meilleur pote de mon premier mec, mais toute notre petite bande l’intriguait. Au départ, je n’étais pas censé être dans le projet mais elle a tenu à ce que je tourne dans quelques scènes. Ça a commencé comme ça, très librement. Je n’ai pas fait d’études de comédie. Ou d’études tout cours, d’ailleurs. J’ai arrêté l’école trois mois avant le bac. Pour certains cinéastes, ça peut-être rédhibitoire de ne pas avoir de formation d’acteur. Mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui on essaie de se détacher d’un jeu trop formaté. Avant d’être comédien, j’ai fait un peu de tout : barman, décorateur, j’ai fait des castings dans la mode, créé des fringues… Mais j’ai toujours eu une attirance pour le cinéma malgré une certaine pudeur.

M. C’est pas antinomique, “acteur ” et “pudique” ?
EKF. Je suis assez fier d’être un garçon pudique. Ce que j’aime au cinéma, c’est justement qu’il existe des moments actés pour m’exprimer, me montrer. Pour moi il n’y a personne de plus pudique qu’un réalisateur. C’est même difficile parfois de comprendre ce que veut un cinéaste… Jusqu’ici, j’ai eu de la chance. Je n’ai travaillé qu’avec des gens bienveillants avec qui j’avais une bonne connexion artistique, des goûts ou un parcours similaires.

Erwan Kepoa Falé photographié par Jonathan Daniel Pryce

M. Dans “Le Lycéen” de Christophe Honoré, tu joues le coloc gay de Vincent Lacoste dont le jeune frère (Paul Kircher) tombe amoureux. Dans “Passages” d’Ira Sachs, tu joues l’amant de Ben Whishaw. C’est un pur hasard si dans tous tes projets tu joues des rôles queers ?
EKF. C’est une constante, c’est vrai. Souvent, je joue aussi l’objet d’une projection amoureuse. C’est encore le cas dans “Eat The Night”, le film des réalisateur·rice·s Caroline Poggi et Jonathan Vinel, que j’ai tourné en février. C’est mon rôle le plus conséquent au cinéma. Encore une fois, j’incarne quelqu’un d’un peu protecteur, de rassurant. C’est ainsi que les réals me perçoivent. Je dois être un peu comme ça dans la vie…

M. Ben Whishaw est un acteur anglais forgé à la Royal Academy of Dramatic Art. Il passe d’un James Bond à des films d’auteurs comme “Passages”. Il t’a donné des conseils sur le tournage ?
EKF. Pas de conseils, non. Mais le voir travailler, c’était impressionnant. Il est ultra pro. Très technique. En une seconde, il peut te livrer une émotion très forte. En dehors du film, on a bu des coups et grave parlé. Il m’a beaucoup apaisé sur le tournage.

M. Est-ce que tu découvres des choses sur toi en jouant ?
EKF. Jouer ça peut être une forme de thérapie. Il y a plein de choses que j’ai faites devant une camera qui m’ont libéré personnellement. Des trucs de cul, par exemple (rires). Même si dans les films de Honoré ou de Sachs, ces choses-là sont plutôt suggérées. Le cinéma est arrivé dans ma vie à un moment où j’étais plus à l’aise. Pas seulement physiquement ou sexuellement car je suis très serein vis-vis de mon homosexualité. Je l’ai conscientisée très tôt. Même si parfois, dans mon parcours de vie, il a fallu que je la cache, j’ai toujours su qui j’étais.

M. Ça peut paraitre étrange de le souligner mais, de fait, tu incarnes le premier personnage racisé du cinéma de Christophe Honoré. Tu en avais conscience en acceptant le rôle ?
EKF. Evidemment. Je crois que les personnes qui connaissent le cinéma de Christophe n’ont pas pu faire autrement que de le remarquer. Plus jeune, ses films m’ont marqué. Je sais où il prend ses marques, où il se développe. Ce que je me suis dit ? Mieux vaut tard que jamais ! Ces communautés ont besoin de visibilité. Le souci dans les films de Christophe Honoré d’avant “Le Lycéen”, c’est qu’un Paris aussi blanc, ça n’existe pas. Mais je crois que c’est un réalisateur qui change. Qui s’entoure différemment. Je suis très fier de ce film. Je sais que certain·e·s ont été choqué·e·s par le film, notamment par les scènes de sexe entre ados. Mais c’est un très beau film sur le deuil. C’est étrange car on m’a proposé ce rôle six mois après la mort de mon père. Comme le héros du film, le cul a été mon échappatoire au deuil, un refuge. J’étais content que Christophe aille aussi loin dans cette représentation car lorsque j’avais 16 piges, ça m’aurait fait du bien de voir ce genre de scènes.

M. Si on va plus loin encore, tu es l’un des seuls acteurs ouvertement queers et noirs du cinéma français…
EKF. Ça ne me dérange pas. Et jouer des rôles avec une dimension queer, ça me va aussi très bien. Encore une fois, je suis conscient du déficit de visibilité noire et queer dans le cinéma . Je dis ça tout en sachant que je ne suis pas très militant. Enfin pas assez à mon goût. Mais si par l’art, je peux prendre cette place, c’est avec plaisir. Ceci dit, je ne ressens aucun poids sur mes épaules. Je n’ai tourné que trois films, tout ça est encore très fragile.

“Le lycéen” de Christophe Honoré.

M. Ç’a été facile pour toi d’affirmer cette double identité, noir et homosexuel ?
EKF.
Je viens de banlieue. Je n’ai pas réussi à trouver des potes ‘pédés et noirs’ avant mes 25 ans et je t’avoue que ça a été une grande névrose à l’époque. Peut-être que c’est plus facile aujourd’hui d’être noir et gay… Mais dans les années 2000, j’ai eu beaucoup de difficultés à me sentir à l’aise avec un groupe de personnes. Soit j’avais des ami·e·s queers mais pour qui la question du racisme n’existait pas. Soit j’avais des potes racisé·e·s mais pas queers. Ça a été le taf de ma vie de relier tout ça. L’intersectionnalité, c’est ce qui m’a permis de survivre à mon échelle. Mais tu ne peux pas prôner une identité et laisser les autres sur le coté ! Tu ne peux pas être pro-pédé et ne pas penser à la cause noire ou être pro-lesbienne et ne pas penser à la communauté trans.

Tu fais partie de ces acteurs qui aimeraient passer derrière la caméra ?
EKF.
Oui. J’ai des trucs à raconter. Sur mon histoire familiale, sur ma mère notamment. Mais je procrastine beaucoup (rires). Cela dit, je suis content d’être arrivé au cinéma en tant qu’acteur. Je pense que c’est un excellent moyen d’appréhender ce milieu qui me plait. Même s’il peut parfois être dur.

“Passages” d’Ira Sachs, avec Franz Rogowski, Ben Whishaw, Adèle Exarchopoulos et Erwan Kepoa Falé, en salles le 28 juin / “Le Lycéen” de Christophe Honoré avec Paul Kircher, Juliette Binoche et Vincent Lacoste. Actuellement sur MyCanal.