LE MEILLEUR DES MONDES
Utopia Falls et Brave New World ont en commun le portrait d’une humanité incroyablement douce et bienveillante, dotée d’une organisation stratifiée à tendance totalitaire, censée lui octroyer des conditions optimales de bonheur et d’équilibre – au prix, bien souvent, des libertés individuelles. Pas exactement l’utopie, donc. Mais pour Jean-Paul Engélibert, auteur de Fabuler la fin du monde (2019, La Découverte) et spécialiste de ces littératures d’anticipation, “l’utopie et la dystopie vont toujours de pair. C’est une seule forme de fiction qui se déploie en miroir”, avec la description d’une société idéale portant, en germe, sa propre critique. Engélibert nous explique que l’utopie “pure”, la forme originelle du genre incarnée par les œuvres de Thomas More (L’Utopie, qui invente le terme), Voltaire (l’Eldorado de Candide) ou Rabelais (l’Abbaye de Thélème dans Gargantua), n’est plus à l’ordre du jour. “L’utopie comme fiction de projet politique est un genre dépassé, parce qu’on est en panne de projets politiques positifs : le modèle socialiste s’est éteint, et on n’a rien trouvé pour le remplacer. Imaginer une société meilleure qui sorte toute armée, avec ses lois, un système juridique, une forme architecturale, c’est une idée un peu finie.” Par ailleurs, l’utopie a un problème constitutif avec la fiction, qui complique son exploitation dans une série ou même un film : si, comme dit l’adage balzacien, “le bonheur n’a pas d’histoire”, alors un monde idéal n’a d’intérêt à être raconté que s’il peut être perverti.
Mais le genre vit pourtant, et peut même connaître de puissantes résurgences, toujours désormais à l’intérieur du “couple utopie/dystopie”. Engélibert explique la naissance de ce double jeu à l’aune de l’histoire contemporaine : “L’utopie est devenue contre-utopique au XXe siècle, avec la menace de la réalisation des utopies, incarnée par la Révolution d’Octobre.” C’est ainsi que le siècle dernier a vu apparaître de grands auteurs mariant ou alternant utopie et dystopie : Aldous Huxley (Le Meilleur des Mondes), Margaret Atwood (La Servante écarlate, Le Dernier Homme), George Orwell (1984). L’utopie a plusieurs utilités. Elle sert à formuler des “propositions politiques à débattre”, qu’elle met à l’épreuve d’un récit, à l’instar des premiers grands exemples du genre et de leur rôle dans l’essor de l’humanisme. Elle sert aussi souvent à se réfugier, à “s’échapper” (on en revient à l’escapism), ce qui explique qu’on a récemment vu apparaître des objets en apparence paradoxaux : des utopies au passé. Dans la série Hollywood, sortie sur Netflix en 2020, le showrunner star Ryan Murphy (Glee, American Horror Story) imagine une version parallèle de l’âge d’or des studios américains, où les minorités sexuelles et raciales auraient bénéficié d’une industrie plus ouverte. Contemporaine d’uchronies “négatives” comme The Plot Against America (qui imagine l’élection d’un sympathisant nazi à la présidence des États-Unis en 1941), la série de Murphy tente une version positive, mélange personnages réels et fictifs et a été défendue par le showrunner lui-même en ces termes : “Je voulais créer une œuvre utopique, parce que c’est le genre de monde dans lequel je voudrais vivre, particulièrement maintenant.”
On peut rapprocher son travail de celui de Quentin Tarantino, qui s’emploie à imaginer une Histoire améliorée, où la fiction répare les crimes du réel : un esclave affranchi se vengeant de ses anciens maîtres (Django Unchained), un commando juif éliminant les dirigeants du Troisième Reich avec quelques années d’avance (Inglourious Basterds), un acteur raté empêchant la Manson Family de commettre les meurtres tristement célèbres du Hollywood de 1969 (Once Upon A Time… in Hollywood). Engélibert encore : “Toute la littérature a une fonction compensatoire par rapport au réel, et il peut y avoir une manière d’idéaliser le passé, comme le futur ou le présent. Mais cela expose à un danger, consistant à vouloir échapper à la conflictualité du monde. C’est l’ambivalence du désir utopique : dans sa volonté d’imaginer un monde meilleur, il peut refuser de voir le monde tout court.”