Lana del Rey pour la campagne Skims X Valentine’s Day 2024

Tendances esthétiques, stéréotypes, abus de langage… Le terme “girl” se déguste actuellement à toutes les sauces et polarise particulièrement l’attention sur la notion de “girlhood”. Mais pourquoi ressent-on ce besoin de tout “girlifier” ?

“He is so babygirl”. Ce sont par ces mots que Bowen Yang et Renée Rapp ont introduit dans la vidéo promotionnelle du Saturday Night Live diffusé le 20 janvier leur superhost, l’acteur australien Jacob Elordi. Déjà en novembre dernier, le média Vox qualifiait l’acteur de 26 ans révélé par la série Euphoria de “number one babygirl”. Ne cherchez pas la faute de frappe ni de langue qui fourche, “babygirl” est le nouveau terme à la mode pour qualifier ces jeunes premiers déconstruits qui rejettent en force la masculinité toxique – soit des versions plus jeunes des “Internet daddies” comme Pedro Pascal. Dans cette même lignée ? Timothée Chalamet, Paul Mescal, Justice Smith, Dominic Sessa, Nicholas Galitzine, Joe Keery… (on vous laisse googler tout ce beau monde). Pour l’Américain Evan Ross Katz, spécialiste en pop culture et auteur de la newsletter Shut Up Evan, “babygirl” désigne “un mec adorable (…), quelqu’un qu’on a plus ou moins universellement décidé d’aimer ”, confiait-il à Vogue Business ce mois-ci. Encore une expression qui vient grossir le rang de celles construites autour du terme “girl” et dont les réseaux sociaux raffolent : girl next door, hot summer girl, sad autumn girl, clean girl, girlboss, that girl, girl math et dernièrement girl dinner sont autant de profils féminins stéréotypés pour mettre les filles au premier rang (“Girls to the front”, vous l’avez ?).

Lana del Rey X Skims

La faute au succès critique et public du film Barbie, du sacre de Taylor Swift en Une du Time, de la tournée de Beyoncé, du come-back de Sofia Coppola au cinéma, de tendances aussi frivoles que cute, du cœur avec les mains (à la manière de Blue Ivy), de Lana Del Rey pour la campagne de la marque Skims spéciale Saint-Valentin… Comme le soulignaient de nombreux médias anglophones, l’année dernière était une “celebration of girlhood” et celle-ci continue amplement d’infuser la nouvelle. Mais comment bien cerner ce mouvement ? Un véritable casse-tête en traduction, tant le terme “girlhood” est une boule disco aux multiples facettes. Urban Dictionary parle de cette étape charnière “où l’on est une fille, pas encore une femme” qui “peut être façonnée par des expériences, des sentiments et des moments partagés et individuels dans la vie d’une fille.” Allons voir ça d’un peu plus près et en détails. Let’s go girls !

Une cartographie pas si stéréotypée

 

Ce n’est pas dans l’opposition de genre que sont construits les stéréotypes que l’on voit proliférer sur les réseaux sociaux à coup de hashtag, et lancées comme des microtendances insidieuses ¬— les équivalents masculins existent également comme le souligne Highsnobiety dans l’article “Why was Girlhood suddenly back in Style ?” citant, du côté des mecs, les “Little League, Boy Scouts, BB guns, video games…”, mais dans la rivalité féminine. En gros, se définir comme une “(something)-girl” est plus valorisant que d’être une “(something)-wife” (épouse), autre grande figure virale d’Internet (pensez aux desperate housewife, trad wife, mob wife…). Alors pourquoi des (jeunes) femmes dans leur vingtaine, trentaine, voire quarantaine, s’identifient comme “filles” ? Par fort relent anti-âgisme ? Simplement parce que le stade de “jeune fille” est celui de tous les possibles alors que celui “d’épouse/femme” signifie qu’on a déjà écrit une grande partie du livre de sa vie. D’un côté la spontanéité et la légèreté, de l’autre les responsabilités et la charge mentale, le choix vous en conviendrez est vite fait. C’est ce que souligne Anna Marks, rédactrice en chef d’Opinion au New York Times pour qui “cette tendance à se qualifier de fille lorsqu’on est une femme (…) est une façon d’exprimer un désir de liberté (…) et de se soustraire au regard masculin”. Tout ça sous l’œil bienveillant de “Mother” (sans pronom), nouvelle figure imposante de la féminité emprunté à la scène Ballroom.

Simone Rocha Fall-Winter 2023
Simone Rocha Fall-Winter 2023
Une féminité girlie pas si nœud-noeud

 

Le style girlie, pour ne pas dire “fifille”, avec ses nœuds (“bows” pour les Anglais LV1), son rose Barbie, et ses corollaires “coquette” (plus de 20 millions d’occurrences sur TikTok) et “baby doll” (3,7 millions) vus chez les créatrices Sandy Liang et Simone Rocha, et au ciné dans le biopic consacré à la très jeune femme d’Elvis, Priscilla, signé Sofia Coppola, est remonté en flèche dans l’estime de la fashion sphère. Ce qui soulève quelques questions et sourcils dubitatifs compte tenu de l’imaginaire qu’il invoque : celui d’une féminité docile et infantilisée à la Lolita, une objectification teintée de jeunisme qui n’est pas sans rappeler celle qui touche les Idols japonaises, ces jeunes chanteuses sous intraveineuse “kawaii” formant des girls bands dont le fandom problématique est majoritairement constitué d’hommes seuls en âge d’être leur père. Pas franchement en phase avec la déconstruction post #MeToo des codes sexistes… Mais comme le souligne Dazed&Confused, “La girliness n’est pas réservée qu’aux filles (jeunes, s’identifiant comme une femme) : tout le monde peut être une girlie (cf. l’exemple du terme “babygirl” cité en introduction, ndlr)”. Exacerber son côté “fifille”, c’est aussi se valoriser et s’affirmer en tant que tel -n’en déplaisent aux affreux Incels. Toujours dans Dazed, Dr Victoria Cann, professeur de politique de genre et théorie féministe à l’Université d’East Anglia et autrice de “Girls Like This : Boys Like That”, explique que “les travaux sur la jeunesse des filles noires menés par des penseuses comme Aria Halliday soulignent que l’étiquette et le concept de “fille” sont couramment utilisé au sein des communautés de femmes noires comme source d’affirmation”.

Priscilla de Sofia Coppola
Un retour à l’âge pas si ingrat

 

Saviez-vous que le terme “adulescens” remonte à la Rome antique, qu’il signifiait “celui qui est en train de croître” et désignait les hommes âgés entre 17 et 30 ans ? Sans surprise concernant les filles et femmes, c’est le fait de ne pas être mariée qui déterminait leur condition sociale de “puella” (jusqu’à 12 ans) puis de “virgo” (ce qui correspondrait en âge à la période adolescente mais qui à l’époque renvoyait plutôt à la “vieille fille”). Climax de leur existence : le mariage et la bascule dans la case “uxor”. Aujourd’hui, c’est bien cette période cruciale dans la construction du soi que les femmes cherchent à sonder et pas seulement par nostalgie : que ce soit Lise Chetteau dans sa BD “Mes Quatorze ans” (éd. Gallimard) ou Melissa Febos dans son essai autobiographique « Etre fille » (éd. Belfond), dont le titre original est “Girlhood”. Chacune revient sur son adolescence conditionnée socialement à répondre aux injonctions hétérosexistes (mécanisme que l’on peut voir également en pleine action dans le récent film “How to Have Sex”) et se réapproprie son passé éclairé cette fois-ci par une réflexion féministe. D’aucuns diront que cette introspection est nécessaire. Les réseaux sociaux ont dorénavant remplacé les journaux intimes pour recueillir les états d’âmes et histoires de meufs, et la communauté de followers s’est muée en une bande de filles à qui l’on se confie.

La preuve, sous #girlhood, on trouve des vidéos TikTok montrant la prise de pilule abortive. Sororité, entre-aide et empouvoirement, c’est ce que prône notamment le blog Thegirlhood.org, fondé en août 2023 par deux étudiantes américaines, sorte de hot line de soutien moral et de conseils à destination des ados et jeunes filles. Plus de 81000 followers sur TikTok et 12000 sur Instagram sont ainsi convaincu-es de l’importance de revaloriser l’entre-aide féminine et l’amitié à une époque où l’individualisme s’est frayé un trop gros chemin (cf. l’essai « Uniques au monde » de Vincent Cocquebert aux éd. Arkhê) et où l’on ne conçoit sa vie d’adulte que dans le carcan du couple (hétéronormé). Cette année, ces paradigmes vont sérieusement tanguer, l’amitié sous toutes ses formes, et son pouvoir libérateur et émancipateur, étant célébrés de toute part, notamment dans « Nos puissantes amitiés » (éd. La Découverte) de la journaliste Alice Raybaud. Un idéal déjà portée par les dignes représentantes du Girl Power des 90’s : “Friendship never ends”.