Veste en coton et satin, Brunello Cucinelli. Pantalon en coton, Dior Men. Collier, Personnel.

En 2018, Guillaume Diop intégrait le corps de ballet de l’Opéra de Paris. Trois ans plus tard, ce jeune danseur de 21 ans, aussi talentueux que modeste, assure les remplacements de rôles traditionnellement confiés à des étoiles. Il participe en plus activement à la réflexion sur les biais racistes de l’institution tricentenaire.

Pour quelqu’un dont l’ascension est décrite par son agent comme “fulgurante et brutale”, Guillaume Diop arrive plutôt tranquille à notre rendez-vous. Le corps, d’ordinaire tendu sous le collant, semble décontracté sous une doudoune qui le protège à peine des bourrasques glaciales qui soufflent ce jour-là autour de Garnier. Sa tête, coiffée d’un durag, n’est pas gonflée par la gloire dont il est pourtant auréolé après la remise du Prix de danse du Cercle Carpeaux un mois plus tôt. Il faut dire que cet honneur, décerné chaque année depuis 1982 à “un danseur et/ou une danseuse du corps de ballet de l’Opéra qui se distingue par ses qualités chorégraphiques et prestations scéniques au cours de la saison”, arrive comme la suite logique d’un parcours assez exceptionnel, et pas seulement parce que son père aurait initialement préféré qu’il s’adonne à un autre sport. Reçu premier garçon du concours d’entrée au sein du corps de ballet de l’Opéra de Paris en 2018, après six ans de formation à l’école de danse de l’Opéra (et un court stage à l’Alvin Ailey American Dance Theater de New York), il vient d’être promu au rang de coryphée, deuxième sur cinq dans l’ordre hiérarchique de l’institution qui s’étend de quadrille à étoile. Et, n’en déplaise à la perception rigoriste du milieu de la danse classique – que vous devez certainement aux efforts conjoints de Natalie Portman et Darren Aronofsky dans Black Swan –, cet ordre est visiblement plus flexible qu’on ne le pense.

En effet, le plus grand accomplissement de Guillaume Diop à ce jour reste d’avoir dansé, à plusieurs reprises, et parce que certains de ses collègues s’étaient blessés ou avaient été testés positifs à la Covid-19, des rôles d’ordinaire réservés à des artistes bien plus expérimentés : Roméo dans Roméo et Juliette lors de la saison 2020-2021, et Basilio dans Don Quichotte pour l’édition 2021-2022. Une entrée dans la cour des grands rendue possible aussi grâce à une performance remarquée lors d’un spectacle Jeunes Danseurs – des représentations au cours desquelles l’ONP donne à de nouvelles recrues de la compagnie l’occasion de “briller sur la scène du Palais Garnier dans des rôles traditionnellement dansés par les Étoiles”. Une performance à laquelle Guillaume peine encore à croire aujourd’hui : “C’était déjà énorme pour moi d’être remplaçant de ces rôles-là, assure-t-il en souriant. Et puis après, ce danseur, qui est un ami, s’est blessé, et du coup, ils m’ont poussé en avant. Quand c’est arrivé, je pensais qu’ils allaient appeler quelqu’un d’autre. Tout s’est fait tellement vite, que je n’ai pas eu le temps de le conscientiser. Je me suis juste dit : ‘OK, il faut y aller’.” Mais alors qu’au moment de notre rencontre, il ne lui reste plus qu’une seule représentation de Don Quichotte à assurer, cette difficulté à “conscientiser” ce qui lui arrive ne l’empêche certainement pas de stresser. “Je réalise la chance que c’est d’avoir cette mise en lumière, et cette confiance énorme qu’on m’accorde. C’est sûr que ça me met une pression : j’ai 21 ans et j’ai des rôles d’étoile. La plupart des gens qui viennent à l’opéra, je pense qu’ils s’en foutent un peu de savoir que je suis coryphée. Ce qui compte pour eux, c’est d’avoir quelqu’un qui a la stature d’un soliste. La pression, je me la mets plus par rapport à ça, dans le sens où je n’ai pas envie que des personnes assistent à une représentation et se disent : ‘C’est qui lui ? Il n’a pas les épaules pour ce rôle !’”

Pantalon en coton, AMI ALEXANDRE MATTIUSSI. Sabots, Birkenstock x . Collier, Personnel.
Étoile et activiste

 

Si cette mise en lumière le surprend, c’est peut-être aussi parce que Guillaume Diop fait partie du petit groupe d’employés de l’Opéra qui, il n’y a pas si longtemps, décidait de mettre le doigt là où ça fait mal. En septembre 2020, quelques mois après le meurtre à Minneapolis de George Floyd par le policier Derek Chauvin, alors que les mobilisations antiracistes et les manifestations dénonçant les violences policières se multiplient à travers le monde, le danseur, né à Paris d’une mère auvergnate et d’un père sénégalais, se rend compte que quelque chose ne va pas. “Quand tout le mouvement Black Lives Matter a commencé à prendre de l’importance et qu’on voyait tout ce qui se passait dans le monde, on a vachement réfléchi sur notre propre condition, explique-t-il. On a vu que le Nederlands Dans Theater, l’American Ballet Theatre et plein d’autres compagnies de danse prenaient la parole sur ces questions-là. Alors que chez nous, il ne s’était rien passé du tout…” Ce “nous” auquel il fait référence, c’est le petit groupe qu’il forme avec Letizia Galloni, Jack Gasztowtt, Awa Joannais et Isaac Lopes Gomes, les cinq danseur.euse.s noir.e.s et métis.sse.s du ballet de l’Opéra national de Paris (qui en compte 154). “Je m’en souviens, on l’a un peu pris comme un manque de considération, et ça nous a interpellé.e.s. On s’est dit que l’Opéra ne se sentait pas concerné par ce mouvement, qui avait une importance mondiale. Et c’est là qu’on a senti que c’était le moment ou jamais de faire avancer les choses de manière constructive et dans le dialogue.” Cette prise de parole est orchestrée par Binkady-Emmanuel Hié – alors chef de projet événementiel et relations publiques à l’Association pour le rayonnement de l’Opéra de Paris (AROP), qui se consacre aujourd’hui à la gestion de l’image d’artistes et à la promotion de la diversité dans le domaine de la culture – et prend la forme d’un manifeste : “De la question raciale à l’Opéra de Paris”. Envoyé aux 1895 salariés que compte l’ONP, signé en retour par près de 400 personnes, il est rédigé par ces cinq danseur.euse.s de grades variés, auxquel.le.s se sont notamment ajoutées les voix de Christian Rodrigue Moungoungou et Florent Mbia, les deux barytons africains des chœurs de l’Opéra.

Dans le texte, révérencieux mais ferme, ils constatent de timides avancées sans pour autant brosser dans le sens du poil une institution que beaucoup considèrent comme une seconde maison : “L’Opéra comporte désormais dans ses rangs artistiques, techniques et administratifs des personnes de couleur. Néanmoins, les stigmates de la discrimination raciale sont encore présents dans la société française du xxie siècle. L’Opéra de Paris, noble institution que nous servons avec passion, n’échappe pas à la règle : des pratiques problématiques persistent, certains discours discriminatoires pourraient être combattus avec davantage d’efficacité et nos puissances artistiques manquent encore de diversité.” Au nombre de ces “pratiques”, autant de problèmes qui relèvent de l’organisation quotidienne du travail des artistes (un accès difficile à du maquillage, des collants ou des pointes adaptés aux carnations des danseur.euse.s racisé.e.s, par exemple), que de changements structurels à apporter à l’institution et à sa culture. Le ballet classique tel qu’on le connaît aujourd’hui ayant été en bonne partie formalisé à une époque où la France était encore une puissance coloniale, il n’était en effet pas rare jusqu’à récemment d’y voir des danseur.euse.s se grimer le visage en noir pour interpréter des rôles exotisants ou d’assister, en allant voir une représentation de La Bayadère, à une séquence appelée la “danse des négrillons”.

Pull en laine, Dior Men.
Pantalon en denim, Y/Project. Colliers, Personnels.
Des progrès mais des interrogations

 

Un an et demi plus tard, le danseur assure que l’ambiance au sein de l’institution a changé. “Au-delà du nombre de signatures, je pense que tout le monde a réfléchi à ces questions. Et au final, c’est ce qu’on voulait, que les gens prennent au moins le temps de se les poser, d’avoir des discussions autour de ce sujet. Je pense que beaucoup d’entre eux n’y pensaient pas forcément, et le simple fait qu’on en parle leur a permis de prendre conscience de certaines choses, de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas, mais aussi de comment nous, les personnes concernées, vivons cette situation.” D’abord tentée par Benjamin Millepied, directeur de la danse à l’Opéra de Paris de 2014 à 2016 – qui souhaitait mettre en œuvre plus de diversité au sein du ballet, mais à qui on avait opposé l’argument selon lequel faire danser des non-blancs serait “une distraction” –, la transformation a été cette fois permise grâce au concours d’Aurélie Dupont, l’étoile qui lui a succédé à ce poste, et d’Alexander Neef, directeur de l’Opéra depuis le 1er septembre 2020. Décrit par Guillaume Diop comme “un interlocuteur bienveillant, hyper compréhensif et à l’écoute”, il présentait lors d’une conférence de presse en février 2021 les conclusions du rapport sur la diversité au sein de l’institution commandé dans la foulée du manifeste à l’historien Pap Ndiaye et à la secrétaire générale du Défenseur des droits, Constance Rivière. Le résultat ? “L’arrêt de la pratique très contestable du blackface et du maquillage des rôles stéréotypés sur l’ensemble des productions”, l’adaptation “des outils de travail, comme le maquillage ou les vêtements, aux différentes couleurs de peau”, “un travail de contextualisation” de certaines œuvres, ou encore un effort pour élargir le processus de recrutement des artistes de l’Opéra, et ce faisant pour diversifier le public qui assiste aux spectacles – l’idée étant qu’en se voyant représentés sur scène, des enfants issus de milieux plus divers puissent s’intéresser à la danse classique.

Lorsqu’on demande à Guillaume Diop si de telles avancées lui font craindre que ses talents de danseur, le charisme et la joie de vivre dont il fait preuve sur scène ne soient mis en avant que pour servir de “caution antiraciste”, il répond franchement. “Lorsque j’en discute avec d’autres personnes de couleur, c’est ce qu’on se dit souvent : quand on n’a pas quelque chose, parfois c’est à cause de notre couleur de peau ; et quand on a quelque chose, on a tendance à se dire que c’est aussi à cause de notre couleur de peau. Ça me fait un peu peur, j’y pense, et je sais que beaucoup se disent aussi que c’est la raison pour laquelle tout ça m’arrive, ce qui est assez compliqué à gérer. Mais pour me rassurer, j’essaie de m’attacher au fait que je travaille énormément, et que si j’ai ce que j’ai, c’est aussi parce que j’en suis capable.” De ça, et de bien d’autres choses encore, c’est certain, si l’on en croit la détermination avec laquelle il répond à la question de ce qu’il lui reste encore à accomplir : “Danser le rôle de Roméo, c’était vraiment un grand rêve. Maintenant, j’aimerais beaucoup faire Siegfried, dans Le Lac des Cygnes, c’est un rôle que je trouve vraiment magnifique”.

Pantalon en coton, AMI ALEXANDRE MATTIUSSI. Sabots, Birkenstock x . Collier, Personnel.
Collier, Personnel.

PHOTOS : BOJANA TATARSKA
STYLISME : LARA CVIKLINSKI
GROOMING : CHRISTELLE LAROMANIÈRE
ASSISTANT LUMIÈRE : STAN REY-GRANGE
DIGITECH : BENOÎT SOUALLE / NEON CAPTURE