Spectacle “A4 (comme la feuille)”.

Après “Tutu”, “Cendrillon” et “Car/Men”, le chorégraphe Philippe Lafeuille revient avec son nouveau spectacle “A4 (comme la feuille)”, dont le format atypique célèbre la différence ainsi que l’amour de la scène et de l’art pluridisciplinaire. Rencontre avec un audacieux qui a pour ambition de “dés-élitiser” la danse et de la rendre accessible à tou·te·s.

En 2024, Philippe Lafeuille a beaucoup de choses à fêter. Les 10 ans de son spectacle “Tutu”, les 30 ans de sa compagnie “Chicos Mambos”, la création de son nouveau spectacle “A4 (comme la feuille)”, la tournée de sa “Car/men” et même un mariage à préparer. Une année jubilée pour celui qui, plus jeune, était pourtant persuadé de ne pas être un créatif. C’était sans compter sur ce qui allait éclore. Début de carrière oblige, il travaille comme un dingue sa technique avant d’être repéré puis de rejoindre Madrid, où il fondera sa compagnie de danse contemporaine, “Chicos Mambos”. Il raconte le monde de la danse autrement, bousculant les codes avec poésie, tendresse et rires aux éclats. Ses créations sont une liesse surdimensionnée, colorée, frappée et viscéralement populaire à l’image de son idole de l’époque, Maurice Béjart. Au cours de l’une des représentations du ballet Gaîté parisienne, un Philippe Lafeuille adolescent se tourne vers sa mère pour lui dire : « Voilà ce que je veux faire ». Depuis, la page du chorégraphe est loin de rester blanche.

Mixte. Après deux mois à l’affiche du Théâtre Libre de Paris, votre spectacle “Car/men” part en tournée en Italie. Pourquoi cette œuvre traverse-t-elle autant les frontières que les époques ?
Philippe Lafeuille.
Si Carmen est si universelle, c’est parce qu’elle est célèbre : c’est quand même l’opéra le plus joué au monde. J’avais d’ailleurs lu quelque part que tous les jours, il y avait au moins deux productions de Carmen sur scène. C’est une histoire touchante, d’amour, de trahison, de famille. Carmen est une icône populaire. Mais surtout pas contemporaine. Elle va tout de même fêter ses 150 ans l’année prochaine (rires). Ce qui est fou quand on y pense car lorsque Bizet l’a écrit, ça a été un fiasco total. En fait, le plus étonnant dans tout ça, c’est qu’elle a un truc magique qui dépasse tout et emporte tout le monde.

M. Ce besoin de fédérer, on le retrouve aussi à la fin de certaines de vos représentations, lorsque vous proposez au public de vérifier s’il est bien “carménisé”. Quelle est votre intention ?
P. L.
Lors du salut final, j’aime parfois ne pas dire au revoir tout de suite. Alors, pour prolonger le plaisir, j’invite le public à se lever, danser et chanter sur la Waltz No. 2 de Dmitri Shostakovich. C’est un moment que j’aime particulièrement, qui est à la fois suspendu et qui pointe l’importance du mot ensemble. C’est une expérience libératrice, même pour les personnes un peu raides. On me demande souvent comment je fais pour faire lever mille personnes comme ça. En fait, c’est assez facile, mes spectateurs sont détendus après le spectacle, ils ont les chakras bien ouverts. Danser les rend heureux et ça, ça me plaît.

Philippe Lafeuille par Julien Benamou.

M. Pour être heureux, il suffirait de danser alors ?
P. L.
Ce qui sûr c’est que si tout le monde dansait, le monde irait beaucoup mieux. Il s’agit surtout de faire bouger le corps, de le mettre en mouvement, ça change la focale. Ça permet d’enlever des étiquettes, les siennes d’abord mais aussi celles des autres. Et puis avec la musique, ça provoque des choses.

M. En tant que chorégraphe, quelles relations entretenez-vous avec la musique ?
P. L.
Pour moi la musique est ce qu’il y a de plus important. Dans mon processus créatif, lorsque je commence un nouveau projet, je fais des listes et des listes de musiques. Elles peuvent venir de partout, d’œuvres monumentales comme Carmen qui est une machine à tubes mais aussi du quotidien. Par exemple, à l’époque, en rentrant dans le magasin Colette, j’ai adoré la musique de Villabos, Fizheuer Zieheuer en fond sonore. Alors, ça m’a titillé et je l’ai mis dans mes bals. Pour A4, il y a beaucoup de musiques de films qui m’ont inspiré. La musique est un fabuleux déclencheur d’émotions, comme les voix. J’étais d’ailleurs tellement content de pouvoir travailler avec Antonio, qui est un chanteur d’Opéra sur “Car/men”. C’était la première fois et le public a adoré.

M. Vous faites souvent référence au public qui semble être une notion très importante dans votre travail.
P. L.
C’est même la seule. Je travaille pour le public, pas pour Télérama, le Monde, le Ministère de la Culture ou pour des subventions — je n’en veux pas d’ailleurs. On n’a pas besoin de se prendre la tête en faisant de la culture. J’ai juste envie de ressentir que j’ai la liberté d’aimer les gens et de leur montrer. Je suis comme Carmen finalement, “libre elle est née, libre elle mourra”.

Spectacle “A4 (comme la feuille)”.

M. Considérez-vous qu’il ne faut pas trop se prendre au sérieux ?
P. L.
Comme je dis toujours, il faut sortir du cadre tout le respectant le cadre. Je pense que l’on peut se permettre de jouer de la danse une fois que l’on a acquis tous ses codes. Par exemple mon spectacle “Tutu” était une véritable déclaration d’amour à la danse tout en appuyant certains tics et tocs du ballet classique. Alors, parfois ça ne plaît pas forcément à tout le monde. Il y a un moment dans le spectacle où l’on réinterprète Le lac des cygnes avec quatre petits canards qui font du hip-hop. Eh bien, on m’a déjà dit : “Mais comment osez-vous vous moquer de Tchaïkovski ?” Alors que je suis sûr qu’il serait mort de rire.

M. Justement, l’humour est très présent dans vos créations. Est-ce une façon pour vous de rendre vos spectacles plus accessibles ?
P. L.
Oui mais tout comme le visuel, l’ambiance, le storytelling et surtout la poésie qui sont aussi intrinsèquement lié·e·s. Dans mes spectacles, je défends cette diversité autant sur scène que sur les sièges. Je n’aime pas du tout l’entre soi, il faut que ce soit grand public. Alors oui, il y a quelques références à la danse mais pas seulement. Un jour, une directrice d’institution m’a dit : “Toi, tu es à la danse ce que le boulevard est au théâtre”. L’humour dans la culture et surtout dans la danse, c’est très mal vu alors que c’est très sérieux. Essayez de faire rire mille personnes aujourd’hui et vous verrez à quel point c’est compliqué.

M. Depuis le début de l’année, vous présentez votre nouveau spectacle “A4 (comme la Feuille)”. Quelle est la particularité de cette nouvelle création ?
P. L.
C’est un petit format commandé par mes deux producteurs Quartier Libre Productions et Victor Bosch/Lling Music qui gravitent autour du chiffre 4, mon préféré. Un quatuor d’artistes aux horizons variés et aux personnalités très diverses (comédien, danseur, hip-hoppeur et circassien) rythmés par “Les Quatre saisons” de Vivaldi.

Spectacle “A4 (comme la feuille)”.
Spectacle “A4 (comme la feuille)”.

M. Comment collabore-t-on sur scène avec des gens qui n’ont pas la même langue créative ?
P. L.
En leur laissant une marge de manœuvre. J’aime être dans la co-construction avec mes équipes. Dans “A4”, je travaille avec un danseur de hip-hop mais aussi un jongleur. Ce sont des langages corporels que je ne connais pas dans leur technique. Alors, on compose ensemble, on fait des propositions communes. Ça permet aussi de faire ressortir les identités de chacun·e et de les valoriser tout en créant une synergie collective dont je suis un peu le chef d’orchestre. C’est aussi le cas dans la conception des costumes. Je donne une idée directrice, souvent un motif ou une matière et ensuite, la réflexion collective se met en marche.

M. Dans chacun de vos spectacles, les danseurs portent des costumes très différents. Quelle place le vêtement de scène occupe-t-il dans vos créations ?
P. L.
Le costume, c’est quelque chose que je prends très à cœur. Car c’est assez fascinant d’habiller le corps et de lui donner de l’amplitude et du mouvement, ça permet de donner une tonalité au spectacle. Je collabore avec la costumière Corinne Petitpierre depuis le début. Souvent, on discute, elle dessine et elle créer les patrons et les costumes dans son atelier. Parfois, elle revient avec plus de 300 échantillons de tissus différents. Pour “A4”, les choses sont un peu différentes car c’est une nouvelle équipe. Pour l’occasion, Fanny Brouste est venue en résidence avec nous et elle a monté un atelier de conception de costumes sur place. C’était génial d’avoir cette proximité, de découvrir les différentes étapes de la réalisation et surtout que les danseurs puissent les essayer et travailler avec. Avec les derniers ajustements et les petites aiguilles glissées un peu partout, on avait vraiment l’impression d’être dans le studio d’une maison de couture.

M. La mode vous a-t-elle toujours attiré ?
P. L.
Je suis hyper fan de Jean-Paul Gaultier. D’ailleurs en 1982, quand j’avais reçu mon premier salaire de danseur, je me suis offert une pièce, une marinière iconique avec un dos nu. À chaque fois que je rentrais dans une pièce, on me disait “Oh” et quand j’en sortais c’était “Oooh”. C’est ça que j’aime chez lui, son humour et son effet de surprise. J’aime aussi beaucoup ce que fait Iris Van Herpen, ça me touche. Ses créations existent par elles-mêmes, c’est beau et irréel à la fois, ça apporte une autre dimension, du volume et de la poésie. La mode, c’est une émotion. Il y a quelque chose de viscéral là-dedans. Comme dans la danse finalement.

Spectacle “A4 (comme la feuille)”.

“A4 (comme la feuille”) est en tournée jusqu’au 24 mai 2024 dans toute la France, et sera aussi au prochain festival Off d’Avignon du 29 juin au 21 juillet 2024 au théâtre des Lucioles.