Campagne Gucci avec Dapper Dan (2018).

À l’occasion du Met Gala 2025 qui inaugure la nouvelle exposition mode du Costume Institute, ‘Superfine : Tailoring Black Style’, Mixte revient sur les racines, l’influence et le pouvoir du dandysme noir. Plongée dans une esthétique résolument politique et qui n’est pas qu’une affaire de chiffons.

Comment oublier Billy Porter en Dieu Soleil porté par six hommes dans une tenue mordorée signée The Blonds en 2019, ou encore Lil Nas X recouvert de cristaux de la tête aux pieds en hommage à Choupette, le sacré de Birmanie du défunt Karl Lagerfeld en 2023 ? Si ces modeux modernes ont fait les grandes heures du gala de charité du Met, le Super Bowl de la mode célèbre enfin cette année le génie et l’audace de leurs prédécesseurs. Inspirée du livre de Monica L. Miller, “Black Dandyism and the Styling of Black Diasporic Identity” (2009), l’exposition “Superfine : Tailoring Black Style” rend hommage au dandysme noir, un mouvement stylistique et culturel dont l’histoire a trop longtemps été invisibilisée, et le vestiaire souvent caricaturé, constamment imité, voire parfois même honteusement approprié.

Untitled (Christian in Wales Bonner). Photo © Tyler Mitchell 2025
Frederick Douglass, American, ca. 1885; The Rubel Collection, Gift of William Rubel, 2001 (2001.756). Photo © The Metropolitan Museum of Art
La contestation sera costumée

 

Si Netflix nous a récemment donné à voir un dandy noir plus vrai que nature sous les traits de Regé Jean-Page (aka Simon Bassett, le duc de Hastings) dans la série “The Bridgerton Chronicles”, l’Histoire nous rappelle que tout ça n’est finalement pas que de la fiction. Longtemps cantonnée à l’Europe blanche du XIXe siècle (George Brummell à Londres — considéré comme le père du dandysme —, Oscar Wilde à Oxford, Charles Baudelaire à Paris), la figure du dandy trouve en fait ses racines bien plus loin, de la Nouvelle-Orléans à Harlem, en passant par Brazzaville à Kinshasa, où l’art de bien s’habiller se vit comme un geste politique, une prise de pouvoir et une esthétique de l’intentionnalité. On pense notamment au violoniste Julius Soubise, un ancien esclavisé devenu icône de mode au XVIIIe siècle et qui foulait déjà le pavé londonien en talons rouges ornés de diamants (coucou Louboutin).

De l’autre côté de l’Atlantique, les Noirs américains libres ont aussi utilisé le vêtement pour faire un pied de nez à une société aux idées rances et racistes. Frederick Douglass, le célèbre abolitionniste, ambassadeur des États-Unis à Haïti de 1889 à 1891 et homme le plus photographié de son époque transformait par exemple chaque portrait en plaidoyer politique faisant du tailoring “un outil d’émancipation silencieuse”, analyse Shantrelle P. Lewis, autrice de “Dandy Lion : The Black Dandy and Street Style” (2017). Avant d’ajouter : “À travers les siècles, s’habiller avec raffinement a permis aux hommes noirs d’exiger une forme de respect”.

Tailor boys at work, Frances Benjamin Johnston (American, 1864–1952), 1899–1900; The Museum of Modern Art, New York, Gift of Lincoln Kirstein (859.1965.86).

Plus tard à Harlem, Duke Ellington, Cab Calloway et Joséphine Baker (car le dandysme n’est pas qu’une affaire d’hommes) ont perpétué cet héritage sartorial, bientôt repris par la jeunesse afro et latino des années 1940 qui a fait du zoot suit, ce costume aux proportions XXL, un uniforme de rébellion et un statement vestimentaire à part entière (au point d’être porté et immortalisé par Janet Jackson dans le clip de son single “Alright” en 1989). Un combat qui s’est poursuivi dans les années 1960, quand les costumes 3 pièces de Martin Luther King, Muhammad Ali et Malcolm X deviennent des armures symboliques dans la bataille des droits civiques. Comme le souligne Monica L. Miller, co-curatrice de l’exposition “Superfine : Tailoring Black Style” aux côtés d’Andrew Bolton : “Le style devient une arme, un miroir inversé tendu à une société raciste et coloniale”.

Unknown (American). [Studio Portrait], 1940s–50s. Gelatin silver print. The Metropolitan Museum of Art, New York, Twentieth-Century Photography Fund, 2015 (2015.330).
Jockey suit, American, 1830–50; Charleston Museum (HT 6339a, b). Photo © Tyler Mitchell 2025
Tantines stylées et faux Gucci

 

Du côté de l’Europe, à la même période, les lignes aussi ont bougé. À Paris, ce sont les premiers sapeurs africains qui ont refusé de faire profil bas, malgré la domination économique, sociale et politique qu’ils subissaient. Et pour cause. Être bien habillé devient une stratégie de survie, une tactique de conquête. “Pour la première génération de sapeurs africains arrivée à Paris dans les années 1960, le vêtement était une réponse clairement politique. Le sapeur refusait l’étiquette d’ouvrier modeste et discret”, explique Kévis Manzi, créateur de contenu et dandy parisien, avant de préciser : “Le dandysme est n’a jamais été un caprice, mais plutôt une posture et une résistance”.

De Brazzaville à Kinshasa avant de se répandre comme une trainée de poudre dans les diasporas congolaises en France et en Belgique, les dandys africains de la S.A.P.E. (pour Société des ambianceurs et des personnes élégantes) côtoient désormais les hipsters japonais au tailoring avant-gardiste lors de grands rendez-vous mode comme le Pitti Uomo à Florence. À la croisée des genres, des expressions et des revendications, « le dandysme s’apparente désormais à un art de vivre où l’on porte son identité avec élégance et fierté. », ajoute Kévis Manzi.

Mariana Benenge pour Tantine de Paris.
Kévis Manzi

Cette fierté, Mariana Benenge en déborde — surtout lorsqu’il s’agit de rendre hommage “aux tantines congolaises de la diaspora”, muses de son label Tantines de Paris. Les fidèles lecteur·rice·s de Mixte connaissent bien cette designer et artiste queer multidisciplinaire, dont le vestiaire exubérant, politique et non genré se veut “un manifeste pour affirmer sa confiance en soi et revendiquer son existence”. Décolonial ET déconstruit, le dandy noir incarne donc aussi un refus de se conformer à des stéréotypes virils, violents ou utilitaristes associés aux hommes racisés. Shantrelle P. Lewis le rappelle d’ailleurs avec pertinence : “Pour beaucoup de dandys, s’habiller permet d’exprimer une sensualité et une émotion trop longtemps réprimées par les normes de la masculinité”. Un parti pris qui fait écho à l’incandescence d’un Fela Kuti et à l’extravagance d’un Papa Wemba, qui s’amusait à dire en interview : “Les Blancs ont inventé les vêtements, mais nous en avons fait un art.”

World heavyweight champion Muhammad Ali is fitted for a new suit, London, Thomas Hoepker (German, 1936 2024), 1966; Photo © Thomas Hoepker / Magnum Photos
“T.G.B.J.” ensemble, Tremaine Emory (American, born 1981) for Denim Tears (American, founded 2019), 2024; Courtesy Denim Tears. Photo © Tyler Mitchell 2025

Cette même quête d’expression flamboyante a longtemps résonné par le passé, notamment à Brooklyn et Harlem dans les années 1980, où les Lo-Lifes (un gang qui détournait les logos Ralph Lauren pour inventer une esthétique « ghetto fabulous ») et Dapper Dan (habillant les rappeurs de Harlem avec des copies sur-mesure de marques de luxe) revendiquaient une nouvelle identité noire fièrement marginale au cœur de l’essor du hip-hop. Après le mépris et les procès, Dapper Dan a d’ailleurs fini par être invité à la table des grandes maisons de mode, comme celle de Gucci qui l’a invité en 2018 afin de collaborer sur une collection capsule. Désormais bien consommé, ce mariage entre luxe et streetwear a fait gagner des milliards à l’industrie de la mode, tout en donnant une nouvelle expression au dandysme noir. Pharrell Williams, précédé du regretté Virgil Abloh, insuffle aujourd’hui sa vision créative à la tête du studio créatif de Louis Vuitton homme. Quand Jay-Z, le mari de Beyoncé, incarne un dandysme contemporain, après avoir longtemps été snobé par les marques de luxe qu’il portait (il se murmure que le couple aux multiples Grammy devrait fouler le tapis rouge du Met ce 1er lundi de mai. The Beehive is buzzing!)

Campagne Gucci X Dapper Dan SS18
Réparer l’oubli, célébrer la relève

 

Si on se délecte déjà du pied de nez fait à l’administration américaine à quelques encablures de la Trump Tower, dans un contexte où les attaques contre la diversité, l’équité et l’inclusion se multiplient au sein des institutions fédérales comme des entreprises privées — ciblant les minorités raciales, ethniques, de genre, de classe et LGBTQIA+ (en particulier les personnes trans), quel peut être le véritable impact d’une saison artistique entièrement dédiée aux dandys noirs ? Malgré les grands discours, l’industrie de la mode peine à se diversifier, ses grandes maisons restant en majorité dirigées par des hommes cisgenres blancs. Pourtant, le designer antillais Vincent Frédéric-Colombo de la marque C.R.E.O.L.E garde un optimisme lucide : “En tant qu’institution, le Met prend position face à un climat politique et social tendu. Il se doit de mettre en lumière des pans méconnus de l’histoire de la mode pour un public en quête de sens.”

From left: Ensemble by Pharrell Williams for Louis Vuitton, “Maya Angelou Passport” ensemble by Foday Dumbuya for LABRUM London, ensemble by Virgil Abloh for Louis Vuitton on display at The Met’s Superfine: Tailoring Black Style press conference Image: Courtesy of The Metropolitan Museum of Art, BFA.com/Zach Hilty.

Y verra-t-on des créations d’Ann Lowe ? Cette couturière noire, à l’origine de la robe de mariée de Jackie Kennedy et de la garde-robe des familles les plus influentes des États-Unis dans les années 1950, reste l’une des grandes oubliées de l’histoire de la mode. Une injustice tristement récurrente pour les femmes noires dans l’industrie. Et qu’en est-il de Patrick Kelly ? Premier designer américain admis à la Chambre syndicale de la couture parisienne, il débarque à Paris dans les années 1980 avec une mode audacieuse, pop et profondément politique. Pourtant, il reste largement absent des tapis rouges comme des manuels d’histoire. Peut-être pourra-t-on compter sur Lewis Hamilton ou Colman Domingo (co-présidents du Met Gala 2025 aux côtés d’A$AP Rocky, Pharrell Williams et Anna Wintour, avec LeBron James en président d’honneur) pour raviver leur mémoire — et avec elles, celle d’André Leon Talley, dont le spectre caustique flottera inévitablement sur ce Super Bowl de la mode.

André Leon Talley 5th Avenue, Arthur Elgort (American, born 1940), 1986; The Metropolitan Museum of Art, New York, The Irene Lewisohn Costume Reference Library.
Suit, Morty Sills (American, active mid-to-late 19th century), 1986; The Metropolitan Museum of Art, New York, Alfred Z. Solomon-Janet A. Sloane Endowment Fund, 2023 (2023.784a–c). Photo © Tyler Mitchell 2025

Grand soutien des labels émergents, Talley n’aurait pas manqué de plébisciter la nouvelle génération de designers racisé·es (comme Grace Wales Bonner, Bianca Saunders, Laquan Smith, Christopher John Rogers, Telfar Clemens, Fear of God, Willy Chavarria, Theophilio, 3. Paradis, Kenneth Ize, Lagos Space Program, Maximilian Davis ou encore Olivier Rousteing), dont on espère voir l’expression mémorielle, esthétique et politique de la culture noire briller sur les marches du Met. En constante mutation, le dandysme noir continue d’embrasser des identités plurielles, en écho au thème du Met Gala 2025 : « Tailored for You » (sur-mesure, en français). Attention cependant aux dérives. Si jamais il fallait le répéter : pas de blackface ni de black fishing.

“Superfine : Tailoring Black Style” au Costume Institute du Metropolitan Museum à New York du 10 mai au 26 octobre 2025.