Chapeau en feutre, Schiaparelli. Boucles d’oreilles « Escales » en or blanc et rose, sertis de diamants et pierres, Chaumet.

Mannequin, autrice, actrice et conférencière, Inès Rau n’est justement pas de celles qui se laissent coller une étiquette sur le front sans broncher. Rencontre avec une femme déterminée et entreprenante, qui aime désormais à se définir en tant que “human empowerment advocate”. 

Ces derniers mois, vous avez sûrement aperçu Inès Rau dans la dernière campagne makeup L’Oréal en compagnie de la chanteuse Yseult et de l’actrice et mannequin Luma Grothe. Ainsi que sur le podium du dernier gala de l’AmfAR organisé par Carine Roitfeld lors du Festival de Cannes, ou encore sur le catwalk du défilé Lecourt Mansion lors de la Fashion Week parisienne Fall-Winter 2022-2023. En matière de mode et de beauté, Inès est partout. Mais ça, ce n’est que la partie émergée du glam. Car derrière le faste et l’apparat d’une carrière qui mêle autant le mannequinat, l’acting que l’écriture (Inès a écrit son autobiographie Femme, publiée chez Flammarion en 2018 avant de jouer dans la série Vernon Subutex en compagnie de Romain Duris sur Canal + en 2019), la vie d’Inès est aussi marquée par un activisme sans faille à la croisée des luttes féministe, antiraciste, pro-migrants et pro-LGBT. En témoignent sa récente intervention filmée sur la transidentité à la conférence internationale de l’ONG Change Now en juin 2022 ou encore sa présence assidue aux manifestations Black Lives Matter et aux Marches des Fiertés, tout comme son implication dans l’accueil et l’aide aux réfugié.e.s ayant traversé la Méditerranée, au sein de shelters construits par l’association Home Project en Grèce. Bref, une sacrée leçon d’émancipation et d’affirmation à elle toute seule. Il était donc impossible, voire inconcevable, de ne pas inviter la grande Inès Rau à incarner ce nouveau numéro de Mixte magazine et à s’y exprimer sur la notion d’empouvoirement.

Body en velours, Ami. Bottes en caoutchouc, Patou. Collier/Broche Oktogon « Collection de Haute Joaillerie Beautés du Monde » en platine, onyx et diamants, Cartier.
Robe en toile et chapeau en feutre, Schiaparelli. Escarpins « Eris » en cuir avec pompon en or, Jimmy Choo. Boucles d’oreilles « Escales » en or blanc et rose, sertis de diamants et pierres, Chaumet. Collant, Falke.

Ma rencontre avec Inès a tout suite eu le goût de l’évidence. Comme si notre collaboration dans ce numéro était écrite d’avance. Comme si les dieux de la sape s’étaient concertés pour que nos chemins se croisent et que nos idées se répondent. Comme si tout ça n’était en fait qu’un simple coup du destin. Un coup du sort qui s’est précisément déroulé le samedi 5 mars 2022 en début d’après-midi. C’est la Fashion Week et j’assiste ce jour-là, impatient et excité, au premier défilé de la jeune marque française ultra-prometteuse Lecourt Mansion, qui vient alors d’intégrer le calendrier officiel des maisons soutenues par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode (big up !). Je m’installe à ma place. Le show commence et, après une performance live en guise d’introduction par l’artiste Thee Dian qui chante et se pavane sensuellement entre deux bagnoles venues se parker en plein milieu du catwalk (mood), Inès apparaît au bout de ce dernier pour officiellement ouvrir ce show dont la collection est baptisée Revenge Body. Inès pose. Toise légèrement la salle. Puis commence à avancer. Sa démarche est assurée – rythmée sans être trop rapide, intense sans être désarmante – avec un regard déter et engagé qui fixe la meute des photographes à l’autre bout du catwalk. Elle a beau s’autoriser quelques tours sur elle-même pour donner à ce moment iconique un peu plus de fabulousness (comme le dirait très probablement Inès, qui est connue pour “dropper” de façon aléatoire des mots en anglais quand elle prend la parole), ces petites pirouettes ne semblent pas la dévier de sa mission : à savoir marquer une nouvelle fois d’une pierre blanche la petite histoire de la mode. Comment ? En débarquant sur le runway avec son curseur fierceness monté au max, grâce à une attitude en béton, mais aussi et surtout parce qu’elle porte une mini-robe corset blanche, rose et bleue inspirée des couleurs qui composent le drapeau trans… Incarné de la sorte, le message d’empowerment, de fierté et d’affirmation de soi qu’elle véhicule est on ne peut plus clair. Il clame haut et fort, sans nécessité que quelqu’un le prononce : “Trans Women are Women !” (“les femmes trans sont des femmes”) / “Trans Lives Matter !” (“Les vies des personnes trans comptent”).

En effet, dans l’espoir de faire passer auprès des acteurs de la mode parisienne actuelle un message aussi fort et capital que celui de la condition des femmes trans, existe-t-il meilleures ambassadrices que Nix Lecourt Mansion, créatrice transgenre à la tête de la direction artistique de la maison qui porte son nom, et Inès Rau, mannequin, actrice, écrivaine et activiste désormais connue et reconnue pour avoir été la toute première playmate française ouvertement transgenre à poser pour le magazine américain Playboy en 2017 ? La réponse est non. Et c’est sans doute pour cette raison que lors du final du défilé, Nix a décidé de clôturer le show en compagnie d’Inès, main dans la main et le poing levé. Un moment de mode politique fort et joyeux comme on en voit et vit rarement. Après un bref passage dans les backstages pour féliciter Nix et son équipe, je repars en compagnie d’un ami vers le défilé suivant. Et c’est là que, dehors, devant la sortie, le temps semble s’arrêter un instant quand je tombe nez à nez avec Inès. Nos regards se croisent et se disent : “On se connaît, non ?” On commence alors à discuter du show tout en faisant un bout de chemin ensemble. La connexion est immédiate. Nos énergies respectives fusionnent. It’s a match ! La vérité, c’est que, même si on avait déjà eu la chance de se parler brièvement par téléphone en 2018 dans le cadre d’une interview que j’organisais pour la sortie de son livre Femme (dans lequel elle retrace sa transition et son parcours de femme trans, ndlr), c’est bien au sortir du défilé Lecourt Mansion que, pour la toute première fois, on s’est parlé pour de vrai. En face-à-face. IRL, quoi.

Manteau en fausse fourrure, Soutien-gorge en tulle GG, Jupe en cuir, Gucci.
Collier « Escales » en or blanc et rose, sertis de diamants et pierres, Boucles d’oreilles « Escales » en or blanc et rose, sertis de diamants et pierres, Chaumet. Brassière, Personnel.

C’est à ce moment-là, après avoir échangé nos @ respectifs, qu’Inès et moi avons commencé à converser de plus en plus régulièrement, se trouvant petit à petit des points communs en matière de culture, de mode mais aussi de valeurs à défendre, de messages à porter et de combats à mener. Au point qu’un jour, avec le franc-parler et l’audace attendrissante qu’on lui connaît, Inès se glisse dans mes DM Insta et me fait part, grâce à une note vocale (son outil de communication préférée), de son envie d’être shootée et interviewée dans le prochain numéro de Mixte. “Shooting, interview + cover, bien sûr, hein baby ? On va breaker Internet ! Ça va être chantmé !” me dit-elle d’un ton à la fois enjoué et tout aussi entreprenant. À ce moment-là, dans ma tête, ça fait “clic”. Je me dis : “Et pourquoi pas ? !” Car après une courte réflexion, la proposition d’Inès, en plus de tomber à point nommé, fait terriblement sens dans mon esprit, puisque, chez Mixte, cela fait un moment que nous débattons en conférence de rédaction sur l’éventualité ou non de remettre des célébrités en couverture du magazine après avoir exclusivement réservé pendant des années nos covers aux images tirées de nos grandes séries mode. Cette suggestion d’Inès est donc l’occasion pour nous de passer à l’acte, d’entamer quelque chose de challengeant. Et, qui plus est, qui mieux qu’Inès, compte tenu de son parcours, pour donner vie à la notion d’empowerment, thème développé et décrypté au fil des pages de ce numéro Fall-Winter 2022-2023 ?

Quand je lui ai demandé ce que la notion d’empowerment évoquait pour elle, Inès m’a répondu sans prétention et sans détour. “C’est pas très sophistiqué ni original comme réponse, mais pour moi, l’empowerment, c’est d’abord lié à l’idée de puissance. Comme sa racine étymologique “power“ (pouvoir, en français, ndlr) l’indique, tout simplement. C’est une puissance qu’on a en chacun.e de nous et qui peut être nourrie, entretenue et finalement utilisée pour s’accepter, s’élever, se renforcer et/ou s’affirmer. C’est tout bête, mais c’est ça. Et ça s’applique à tous les domaines et à toutes les personnes. Par exemple, quand on parle spécifiquement de female empowerment ou de woman empowerment, on parle bien de l’idée de se libérer d’un carcan masculin, mais aussi de se réapproprier sa puissance et son pouvoir en tant que femme dans une société machiste et patriarcale.” Bingo ! Si le processus d’empowerment peut en effet prendre diverses formes et s’appliquer à différentes catégories de personnes et d’environnements, Inès en est la preuve vivante, tant son histoire personnelle et son identité sont à l’intersectionnalité de différentes injustices et discriminations. Eh oui, parce qu’en plus d’être une femme, elle est aussi une femme trans, d’origine arabe de surcroît. Ce qui oblige Inès à se battre contre les attaques sexistes, transphobes et/ou racistes qu’elle subit, tout en essayant de braver les obstacles qui sont malheureusement toujours dressés dans notre société, qu’ils soient psychologiques, corporels, physiques, sexuels ou socioculturels. Une vie très vite mouvementée qui lui a fait finalement prendre conscience assez tôt du besoin d’entretenir des valeurs de solidarité et de défendre le plus possible le concept de convergence des luttes, tout en comprenant et déconstruisant les systèmes de dominance et de hiérarchisation des populations. Pas étonnant qu’on l’ait aperçue à la marche antiraciste et antiviolences policières “Vérité et Justice pour Adama”, organisée le 13 juin 2020 sur la place de la République à Paris. Inès brandissait alors fièrement une pancarte “Black Trans Lives Matter”, scandant à plusieurs reprises ledit slogan à la foule à l’aide de son mégaphone, le tout avec une énergie débordante et une joie communicative dignes d’une ado groupie qui se serait retrouvée face à son idole.

Robe en cuir avec broderie, Givenchy. Pendentif « Radiance », or jaune, platine, grenat et diamants, Collection Spirit. Bracelet « Radiance », en pierres et diamants, Collection Spirit. Boucles d’oreilles « Radiance », or jaune, or blanc, et diamants, Collection Spirit. Bague « Destiny », platine, or jaune, rubis et diamants, Collection Spirit, Louis Vuitton.
Robe en tulle, Dior.

“La clé de la survie de l’humanité, c’est l’unification, l’empathie et la solidarité. On ne peut pas faire cavalier seul. Je l’ai fait un temps au début de ma carrière, de façon assez égoïste. La vérité, c’est qu’au final, ça ne marche pas”, reconnaît Inès, lucide. Avant de me faire une mise au point salée sur les Terfs, alias les “Trans-Exclusionary Radical Feminist”, ces militantes féministes conservatrices et transphobes qui veulent exclure les femmes trans des luttes pour les droits des femmes : “Quel intérêt y a-t-il pour les TERFs à exclure davantage des personnes qui sont déjà discriminées et jugées partout et tout le temps pour ce qu’elles sont et ce qu’elles paraissent ? Je crois vraiment que la volonté des femmes cisgenres d’empêcher les femmes trans à se dire ou à être considérées femmes n’est que l’illustration de leurs propres insécurités vis-à-vis de l’expression de leur féminité dans notre monde patriarcal actuel. Meuf, ça ne fera pas plus de toi une femme de déconstruire et de critiquer la légitimité des femmes trans à exister dans notre société. Sérieux, on s’en fout ! Ça va changer quoi à ta vie et à la perception que les autres ont de toi ?” Une chose est sûre : dans la suite logique de son désir de faire converger les luttes, Inès a compris que s’ouvrir davantage aux autres permettait de s’élever spirituellement et de gagner en sagesse. “We are each other’s medecine”, aime-t-elle à me rappeler (en anglais, obviously) alors qu’elle me raconte un peu plus en détail son récent voyage en Grèce, où elle a séjourné au sein de shelters construits par l’asso pro-migrant.e.s Home Project et où elle est allée apporter soutien psychologique et matériel à des jeunes mères de famille réfugiées ayant réussi à traverser la Méditerranée, la mort aux trousses, avec leurs enfants sous le bras.

“En ce qui me concerne, je crois bien que mon processus d’empowerment est indéniablement lié à une quête spirituelle bien plus profonde qu’il n’y paraît, me confirme Inès. J’ai compris que devenir ‘empowered’, c’est en fait retrouver sa propre souveraineté, sur sa vie, sur ses choix et sur sa place dans l’univers en tant qu’âme incarnée. J’ai eu très tôt conscience que j’étais d’abord une âme avant d’être un corps. Ce qui m’aide et me sauve quand je vais mal, c’est justement de me visualiser et me penser en tant que telle. Ça remet énormément de choses en perspective.” Cette vision spirituelle du monde l’a, par exemple, aidée à dédramatiser l’étape de sa réassignation sexuelle, mais aussi à encaisser les propos haineux et transphobes dont elle peut encore être la cible aujourd’hui. Finalement, le rôle d’Inès sur cette Terre, ce serait de faire prendre conscience aux autres êtres humains qu’ils ont eux aussi ce pouvoir en eux ; qu’ils sont capables de le faire éclore et de le nourrir, qu’ils ont un libre arbitre, en somme, sur la direction que peut prendre leur vie. “Beaucoup de personnes considèrent que je suis artificielle parce que j’ai décidé de transformer mon corps en entamant ma transition. On me juge uniquement sur mon aspect physique, mais la vérité, c’est que la plupart des gens n’ont aucune idée de ce que je fais de mon âme. Et c’est quelque chose que j’entretiens tout autant, sinon davantage. Pour moi, la vraie élévation spirituelle que tout le monde devrait entamer, c’est de faire fi des normes liées au genre, qu’elles soient physiques ou sociales. C’est le propre de l’humain de comprendre qu’il n’est pas aussi binaire que ce qu’on veut bien nous faire croire. Accepter autant notre part de masculinité que notre part de féminité et embrasser notre non-binarité, c’est ça notre futur. Un futur où toutes les transidentités seraient normalisées et où l’on n’aurait alors plus besoin de faire son coming out, quel qu’il soit”.

Photographe : Bojana TATARSKA
Styliste : Gaultier DESANDRE NAVARRE
Opérateur digital : Benoit SOUALLE
Assistant photo : Rosalie NGUYEN
Talent : Ines Rau @ IMG Models
MAQUILLAGE : Aya FUJITA @Calliste
COIFFURE : Charlotte DUBREUIL