Concours de larmes © Pauline Scotto Di Cesare

Grâce à son premier défilé-spectacle “Concours de Larmes”, Marvin M’Toumo, jeune artiste designer, metteur en scène et poète guadeloupéen, s’est imposé comme l’une des nouvelles figures montantes de la mode. Au travers de sa nouvelle création “Rectum Crocodile” en résidence au Pavillon de la Danse à Genève du 1er au 4 novembre, il s’apprête une nouvelle fois à redéfinir les codes de l’expression artistique.

“Lorsque l’orage viendra, malgré toutes les eaux que tu auras réussi à contenir en toi, ne crois pas que la tempête se préoccupera de toi. Dans son indifférence, elle te renversera, elle te noiera, et tu seras submergé de larmes”, scande une conteuse en costume blanc et souliers clownesques lors de la représentation de Concours de larmes, le défilé-spectacle que Marvin M’toumo a écrit, créé, mis en scène et entièrement habillé. Un show unique en son genre, en forme de volière haute couture, mêlant à la fois la mode, le théâtre, le défilé et la performance d’art contemporain. D’abord présenté au Théâtre de l’Usine à Genève en 2022, il a eu droit à une représentation en marge de la fashion week parisienne, en mars dernier, au sein du 3537, lieu culturel tenu par la marque Comme des Garçons, avant de tourner en Belgique et en Suisse. Dans ce spectacle, alors que le public est assis au même niveau que la scène de forme ovale, délimitée par des rideaux blancs, façon cocon confessionnel, on voit s’enchaîner une dizaine de personnages-émotions tirés à quatre épingles immaculées qui représentent chacun une façon de pleurnicher, de sangloter, de contenir ses larmes, ou encore de les instrumentaliser comme un crocodile. Dans ce petit nid monstrueux, les looks évoquent tout un bestiaire, surtout composé d’oiseaux, une obsession évidente dans l’imaginaire de l’artiste guadeloupéen. Sur une musique hypnotique de Vica Pacheco et Baptiste Lechapelain, dans cet œuf hors du temps propice à la catharsis, éclot surtout le talent immense de ce jeune designer rêveur, de nature plutôt introverti, sorti diplômé en 2016 de la Villa Arson, l’école nationale supérieure d’art de Nice, ainsi que de la HEAD, la Haute école d’art et de design de Genève en 2019. En effet, à bientôt 30 ans, Marvin peut déjà se targuer d’avoir gagné le Prix Chloé au Festival de Hyères 2020 avant de signer en 2021 une collaboration nommée Les Marins avec la maison Jean Paul Gaultier. Et alors qu’il vient de refonder la marque à son nom, appuyée désormais sur sa propre compagnie d’arts vivants, le créateur va bientôt présenter son deuxième défilé-spectacle, Rectum Crocodile, dont les représentations ont lieu du 1er au 4 novembre 2023 au Pavillon de la danse à Genève.

Marvin M’Toumo par Yann Morrison
Poule mouillée

 

Avant de sortir de sa coquille, Marvin grandit à la Guadeloupe, dans la commune de Sainte-Rose, fasciné autant par les animaux que par son père, qui peint à ses heures perdues. Le bon élève introverti adore se déguiser à la moindre occasion, à la maison pour se donner en spectacle et surtout dehors au moment du carnaval si important aux Antilles. Il s’envole à 9 ans pour l’Hexagone et fait son coming out à 13 ans, dans un environnement catho traditionnel conservateur de droite : “Je ne révélais pas tant ma sexualité que qui j’étais vraiment. Après ça, plus rien n’était grave, donc je pouvais bien assumer vouloir travailler dans la mode, et non devenir médecin comme le rêvaient pour moi mes parents.” Ado, Marvin se pose beaucoup de questions sur son genre, et les vêtements lui permettent justement d’apaiser temporairement ces interrogations : “Ça m’aidait à m’octroyer la liberté d’être moi-même. Plutôt que de m’habiller exactement comme ma mère le désirait, j’ai commencé à explorer davantage, à essayer des jupes, des robes, des broches, je ne cherchais plus à correspondre au vestiaire masculin.” Après une prépa arts plastiques expérimentale, il entre à la Villa Arson où ses professeurs lui font comprendre que son attrait pour la mode l’empêche de faire de l’art digne de ce nom. “Ça leur paraissait trop commercial, eux qui se voulaient anti-métier.

Concours de larmes © Pauline Scotto Di Cesare

Cette opposition mode/art me semblait absurde, surtout que c’était une période où Raf Simons collaborait avec l’artiste contemporain Sterling Ruby, par exemple. Les trois quarts des élèves de l’école venaient de milieux très privilégiés, n’avaient pas besoin de job étudiant, pendant que je galérais financièrement.” Alors il rejoint en 2017 la Haute école d’art et de design à Genève, où on lui fait la remarque inverse : sa couture apprise en autodidacte ressemble peut-être un peu trop à de l’art contemporain… Qu’à cela ne tienne, Marvin M’toumo assume et affirme sa pluridisciplinarité, une fois diplômé de la HEAD en 2019, et se présente l’année suivante au Festival de Hyères : “Je me suis inscrit à l’arrache, comme on lance une bouteille à la mer. Mon dossier a failli ne pas passer, mais Tim Blanks m’a repêché, et j’ai finalement remporté le Prix Chloé : 20 000 euros qui m’ont permis de rembourser mes dettes, et surtout la récompense symbolique de me sentir enfin légitime dans la mode.” Et ce, grâce à sa collection Chien Fleur, qu’il présente comme du “déguisement haute couture, avec une esthétique très crafty, DIY, reprenant des gestes d’artisanat d’art mais exécutés de manière instinctive. J’avais développé tout un bestiaire à partir d’expressions courantes, où la chair de poule devenait de la broderie de plume sur cuir, par exemple.”

Marvin M’Toumo X JPG

Être à la hauteur

 

Son travail, plein de technique, de poésie et d’humour tape aussitôt dans l’œil de Florence Tétier (directrice créative de la maison Jean Paul Gaultier depuis le départ à la retraite du grand couturier à la célèbre marinière, en janvier 2020). Elle appelle Marvin le lendemain de sa victoire à Hyères pour lui proposer de collaborer sur une collection Gaultier. Le résultat, Les Marins, sort en mai 2022 : du mermaidcore avant l’heure, où les femmes se muent en coquillage. “J’ai adoré l’exercice, réinventer les codes maison pour me les approprier afin de les twister. Mais je craignais que les gens ne me trouvent pas à la hauteur de quelqu’un d’aussi immense que Jean Paul Gaultier. Je me sentais comme un imposteur.” C’est sans doute ce syndrome qui empêche encore Marvin M’toumo de se rêver directeur artistique d’une grande maison, mais c’est aussi ce qui lui permet de créer en toute liberté, hors des codes et des calendriers de fashion weeks. “Chacune de mes collections prend le temps dont j’ai besoin pour raconter des histoires, à travers différents projets, et s’il faut fermer la marque la semaine prochaine, je le ferai. Je ne veux pas être dans l’obsession de la performance et de la productivité. Je ne m’imagine pas avec une carrière linéaire. Je crois même plutôt à plusieurs réinventions, réincarnations.” Si l’on peut tout à la fois le présenter comme artiste, designer, metteur en scène et poète, c’est parce qu’il se définit moins par son medium que par ses pratiques.

Concours de larmes © Pauline Scotto Di Cesare

Ce qu’il crée échappe à toute tentative de définition, comme l’illustre Concours de Larmes, où la technicité des vêtements (le tailoring aiguisé, la corseterie bien lacée, les broderies de plumes ou de fleurs odorantes) va de concert avec la poésie de la langue, le rythme de la musique, et surtout le drama de la mise en scène. “Les gens qui ont vu le show en sortent en appelant ça du théâtre, une performance d’art contemporain, ou encore un défilé. En réalité, c’est tout ça à la fois. La seule étiquette qui me convienne, c’est celle de Marvin M’toumo, et c’est déjà assez lourd à porter.” Car son patronyme charrie toute une histoire coloniale, en tant que Caribéen, donc descendant d’esclaves, d’autochtones et de colons. Et son nom d’origine camerounaise ne rime pas (encore) avec l’idée que le grand public se fait de la haute couture aujourd’hui en France. Cette filiation complexe, sa quête identitaire, a été semée de sanglots, confesse cet hypersensible qui est lui-même monté sur scène pleurer à chaudes larmes et à cris, tantôt façon bébé Cadum, tantôt façon agneau pascal et démoniaque. “J’ai commencé à travailler sur ce sujet quand j’étais en Master. J’écrivais un mémoire à propos des mannequins qui pleurent sur les podiums, comment cela fait d’elles des interprètes, les réhumanise. J’ai lancé un appel à projet durant les confinements, et le Théâtre de l’Usine à Genève a accepté que je monte Concours de larmes là-bas, en 2022.”

Concours de larmes © Pauline Scotto Di Cesare

Black Swan

 

Une poignée de représentations plus tard, l’artiste guadeloupéen présente encore avec humilité son spectacle comme un “œuf”. “Pour le moment, ça ne prétend pas être un grand oiseau majestueux, ça assume son côté embryonnaire. C’est beau, il y a plein de choses dedans, mais on n’arrive pas encore à tout identifier clairement. Ça va continuer à se définir et s’étoffer au fur et à mesure des représentations et des projets futurs qui arriveront avec la marque-compagnie.” Composée notamment de Davide-Christelle Sanvee, Chienne De Garde, Élie Autin, Clarisse Charlot-Buon, Amy MBengue, Djamila Imani, sa compagnie Hibiscus Culturiste mélange les talents du chant, de la danse, du théâtre et du mannequinat, pour donner naissance à ce projet hors norme, que la Suisse et la Belgique accueillent bien plus facilement que la France. “Les institutions ici sont très frileuses. Si j’étais resté du côté de la mode pure, j’aurais dû faire énormément de concessions sur le plan artistique, le propos, le casting.” Alors, Marvin M’toumo s’est tourné vers l’économie des arts vivants afin de pouvoir créer librement. “Tous les lieux où l’on a performé ont été systématiquement sold-out, avec liste d’attente. Mais ça ne suffit pas à rassurer les salles parisiennes qui restent dans leur élitisme. C’est peut-être aussi trop pluridisciplinaire pour une France très attachée aux cases.”

“CHIEN FLEUR”, COLLECTION MASTER HEAD 2019 MARVIN M’TOUMO.

Début novembre 2023 aura lieu, au Pavillon de la danse à Genève, la première représentation de Rectum Crocodile : “Une réflexion décoloniale autour de l’écosystème d’une plantation, avec des animaux, des végétaux, des humains. Ça posera des questions plus romantiques de comment s’aimer malgré les dynamiques raciales.” Marvin M’toumo se retrouve à nouveau à tous les postes de création, ou presque, de ce projet ; à commencer par les vêtements confectionnés à la main. “Chaque look nécessite près d’un mois de travail, parce que je fais tout à la main. Je n’utilise jamais de tissus venant du commerce, je travaille mes textiles depuis le fil. Outre la confection, il y a aussi toute l’écriture des textes, de la mise en scène, l’administratif, etc.” Inspiré par l’arte povera, l’auteur, metteur en scène et designer est capable d’écraser des coquilles d’œuf sur des chutes de cuir pour créer un effet croco maison à zéro euro ou des plumes à partir de papier et de fil. C’est pourquoi il rêve de plus de moyens matériels afin d’assurer sa créativité. Pour cela, il espère nouer de futures collaborations avec des maisons de haute couture, voire reprendre une petite marque pleine d’artisans. C’est évidemment moins par coquetterie que par nécessité et précarité que le jeune créateur né sous le signe du Poisson doit prendre son temps, et trouve déjà que tout va beaucoup trop vite. Mais loin de lui l’idée de retenir ses larmes. Comme Amel Bent, Marvin M’toumo sait que pleurer ça fait du bien.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).