M. L’art est trop centralisé ?
J. C. Je pense qu’il n’y a pas un seul mais plusieurs arts. Ici, au musée d’Art moderne, il y a un type d’art, qui correspond à une époque, à un point de vue, à une idée de la beauté, du goût. Or dans l’histoire de l’art, il y a des oublis à réparer, des manques à combler, des lacunes à renforcer.
M. Es-tu satisfait des conditions dans lesquelles il t’est permis de travailler en tant qu’artiste en France aujourd’hui ?
J. C. De nos jours, en France, il est possible en venant de diverses classes sociales, d’économies différentes, d’intégrer une école des Beaux-Arts pour y recevoir un enseignement de niveau master 2, pour très peu d’argent me semble-t-il. Alors que, dans les écoles américaines, il y a des semestres qui coûtent 18 000 dollars, c’est énorme, et il faut y rester trois ans, cinq ans ! En France, on n’en est pas là, il y a quand même de quoi se réjouir. Il nous est permis de recevoir une éducation. N’oublions tout de même pas, par exemple, qu’aujourd’hui, alors que nous sommes assis au musée en train de philosopher, il y a des gens qui manifestent dehors… Je ne peux pas te répondre en ignorant cette colère-là.
M. À un moment, dans J’veux du soleil !, son documentaire sur les Gilets jaunes, François Ruffin circule dans une de ces zones grises faites de hangars commerciaux et de ronds-points. Il soulève alors l’idée que les classes moyennes et prolétaires qui se sont révoltées ont été condamnées à cette laideur, privées de l’accès au sublime et au beau, contrairement aux élites parisiennes. Est-ce un scandale d’être privé du beau ?
J. C. Pour te répondre, je vais te lire les paroles de ma vidéo, devant laquelle nous sommes assis ici : “Ça roule, ça va, on fait aller, on fait semblant. Il n’y a rien, puis il y a l’élan qui précède les mots. Nous voilà au début, juste après la jungle détruite. Ils nous ont coupé les troncs, déraciné les souches, cassé les tas de planches avec leurs tracteurs. Tu crois que l’homme n’a plus de cœur, qu’il chante à tue-tête la déchéance de l’autre. C’est plus compliqué que ça, il suffit de regarder le vingt-heures pour comprendre que c’est un terrible mélange, que l’amour ne suffit pas à faire des métis. Quels métis ? La distance est là, et les horizons ont des rides sur son visage d’ouvrier. Il a construit des édifices tard dans la nuit. Il a pioché le goudron, remué le ciment, il a balayé la poussière rouge de son village, il a fui la vie pour les horizons brumeux, il a remonté le vent froid du Nord pour être une merde, un déchet de l’Histoire et vous dites : “la démocratie”. Mais cet homme-étron qui rêve de la paix est la rumeur de l’étrange. Il est là parce qu’il a eu le passé à ses trousses, il est chez toi et il mendie, assis, le corps criblé. Il agite son gobelet et il nous montre sa fuite en exhibant son passeport dans ton pays qui n’a plus de présent, dans ton état qui n’est plus un pays, ton pays qui est devenu une zone industrielle, ton argent qui n’a plus de valeur. Quelle différence il y a entre lui et toi ? J’ai été digéré il y a un peu plus longtemps et c’est cela mon intégration : être une longue digestion douloureuse. Dis-moi, comment ça va ? Dis-moi, est-ce que ça ira ?”
M. Est-ce que la “blessure irrémédiable” peut guérir ?
J. C. À partir du moment où elle existe chez un individu, elle est présente à vie. C’est en tout cas mon interprétation de ce qu’est une blessure mentale, génétique, identitaire. Mais il y a la faculté de reconstruire, de réfléchir, de faire l’amour. Peut-être que les individus de demain auront davantage de chance. Peut-être qu’alors la blessure se réduira.