À 33 ans, Julien Creuzet est une des nouvelles figures de la scène plasticienne, depuis ses deux premières expos en solo en 2018 à la Fondation Ricard et à Bétonsalon. Exposées à la FIAC et la Frieze de Londres, ses œuvres, chargées d’histoire coloniale, proposent une vision riche et composite du monde qui n’est pas sans confronter l’art et la pensée occidentale à leur ethnocentrisme.

Artiste plasticien mais aussi poète, vidéaste ou encore sculpteur, Julien Creuzet est né en 1986 au Blanc-Mesnil, mais c’est en Martinique qu’il a grandi avant de revenir, jeune adulte, étudier dans les écoles d’art métropolitaines. Révélation encore émergente et bientôt incontournable de la relève artistique, il pratique un art hétérogène et réflexif dont les pièces ne sont certes pas systématiquement grandes, mais presque toujours immersives (parfois littéralement : il pratique la VR). Elles nous invitent à les habiter pour disséquer et éprouver en elles l’héritage colonial, en convoquant l’histoire des hommes et celle des arts à travers leurs rebuts – ici une pièce d’avion, là un tableau orientaliste, plus loin un bout de basket, des filets de chantier ou du riz répandu au sol – auxquelles se mêlent quelques inspirations de démiurge – des poèmes, des chansons, aux textes toujours frappants. Comme sa parole à la fois choisie, précise, est très libre et proliférante. Car écouter Julien Creuzet, c’est suivre un chemin de pensées et d’inspirations dont on ne connaît jamais la destination. Comme dit la formule, “l’important, c’est le voyage”. 

MIXTE. Quelques secondes à peine après notre rencontre, ici au musée d’Art moderne, tu m’as demandé où je vivais et où j’avais grandi. Les lieux ont une importance particulière ? Est-ce qu’ils constituent les personnes ? 

Julien Creuzet. Bien sûr que les lieux disent beaucoup sur ce que sont les gens. Ils vont les dépeindre, ou d’ailleurs les peindre. Ils nous marquent, nous habitent, nous accompagnent dans nos gestes, nos attitudes, notre pensée, notre relation au monde, notre qualité d’individu et le rapport que l’on a avec les autres. Évidemment, si tu as grandi dans le sud-ouest de la métropole, et moi dans la Caraïbe, il y a des ajustements sur ce que nous sommes – pas en tant qu’humain avec une peau, une tête, des cheveux, des poils, un sexe, mais plutôt sur des subtilités culturelles.

M. Quels lieux t’habitent, et comment ? 

J. C. Il y a ce début de poème d’Aimé Césaire qui dit : “J’habite une blessure irrémédiable”. J’adore. C’est tellement puissant. Je pense que mon émotion est caribéenne. En même temps, elle est profondément urbaine, dans le sens où j’ai beaucoup d’affection pour le bouillonnement des grandes villes, l’agitation, la diversité, la poussière, les détritus. Mais attention, je ne fais pas d’opposition entre caribéen et urbain : à la Martinique, il y a tout cela, une densité urbaine, des HLM, des supermarchés, des grands axes routiers qui jouxtent les champs de canne et de banane.

THE VICIOUS SNAKE (…), METAL, PLASTIC, FABRIC, LACE, CAN, STRING, ELECTRICAL WIRING, SNAKE SKIN

M. Comment naît une de tes œuvres ? 

J. C. Elle apparaît au moment où il y a une surprise. Ce que j’appelle la surprise, c’est le moment où l’œuvre n’est plus uniquement l’envie, le premier dessin, le croquis, l’intuition de départ, mais l’instant où quelque chose m’échappe. Là arrive alors une forme qui peut prendre différents aspects : une sculpture, une installation, une poésie, une vidéo…

M. On a associé à tes œuvres des interprétations très ciblées, des commentaires précis sur des sujets comme l’histoire commerciale du maïs. Est-ce dans ta démarche de produire un discours, un art interprétable, ou est-ce quelque chose qu’on t’appose ? 

J. C. Tu parles d’une œuvre qui s’appelle Maïs chaud Marlboro (une installation VR qui croise des motifs liés aux origines méso-américaines du maïs et les vendeurs de rues de Barbès à Paris, ndlr). Évidemment, il y a toute une histoire derrière la façon dont ces produits arrivent à nous, qui m’intéresse beaucoup : c’est quoi l’histoire du tabac ? C’est quoi l’histoire du maïs ? Par quels moyens sont-ils arrivés à faire partie de notre quotidien, etc. Projeter l’imaginaire de cette histoire, partir du point d’origine d’un végétal jusqu’à sa transformation et son usage, déployer ce grand éventail, c’est quelque chose que je trouve intéressant. Je convoque l’imaginaire des uns et des autres.

Je pense que mon émotion est caribéenne et en même temps,  profondément urbaine.

M. Ces questions d’histoire et de migrations, de personnes ou de matériaux, sont-elles au centre de ton œuvre ? 

J. C. Précisément, le mot que je n’ai pas employé, c’est “migration”. C’est toi qui le dis et qui projettes une vision de ma pratique, ce qui me semble important à soulever. On a parlé d’une certaine idée de la culture, de géographies différentes, mais pas de la migration.

On peut bien sûr en débattre ! Je ne refuse pas le mot, loin de là, mais on m’en parle beaucoup, et je pense que c’est lié au fait que je suis racisé. C’est comme si je parlais de la migration malgré moi.

M. Un autre terme t’a été plusieurs fois associé, c’est “décolonial”. Peux-tu nous en dire plus ? Qu’est-ce que l’art décolonial ? 

J. C. Encore une catégorie ! Cela vient des gens qui pensent par le prisme académique et qui créent une nouvelle case. On entend aussi souvent “post-colonial”, comme s’il y avait un après possible à l’histoire coloniale… Décoloniser, ça veut dire décharger, disséquer, décortiquer tout ce qui, dans notre culture, notre langage, a été colonisé. C’est comprendre ce qu’est un individu racisé, et que quelque chose a été transmis – par le sang, par la culture, par d’autres moyens encore. Aujourd’hui, il y a des populations qui sont plus sujettes que d’autres à des maladies cardiovasculaires ou à des diabètes, parce que leur alimentation a complètement changé en moins de 200 ou 300 ans. Il faut savoir qu’il y a eu des bouleversements, des rencontres forcées, violentes, dominantes. Et je parle là de santé physique, mais cela peut aussi être mental. Décoloniser, c’est admettre qu’il y a des populations et des individus qui ont besoin de s’émanciper, de retrouver de la liberté.

VUE DE L’EXPOSITION ALLIED CHEMICAL AND DYE, HIGH ART, PARIS 2019

M. Est-ce que la reconsidération des œuvres du passé fait partie des missions de la décolonisation de l’art et des esprits ? Que penses-tu, par exemple, des débats sur le corps indigène chez Gauguin ?

J. C. C’est un exemple intéressant. Aujourd’hui, les États-Uniens se posent la question : doit-on montrer les œuvres de Gauguin ? Est-ce que ce n’était pas un pédophile raciste, d’un white male ayant décidé d’abuser de jeunes filles et d’exotisme ? Dans les monuments parisiens, les choses à requestionner sont nombreuses également : la place de la Concorde, les lions comme symboles royaux, ou ne serait-ce que la place de l’or, qui est partout dans l’art hexagonal sans jamais avoir été produit dans des sols purement français. On ne manque pas de choses à requestionner – y compris la restitution des œuvres à l’Afrique. On nous dit qu’il faut des infrastructures, des musées. Mais ces œuvres n’étaient pas non plus faites pour être pérennisées : elles avaient des fonctions, des usages sociaux, que l’on ne pratique voire ne connaît plus. La pérennité des œuvres d’art est purement occidentale.

M. Ces questionnements multiples, leur trouves-tu des réponses ? Sur la restitution des œuvres, par exemple ? 

J. C. Si on veut y répondre, je crois qu’il faut d’abord qu’on se demande ce qu’est une œuvre d’art aujourd’hui. Quand on considère l’état économique, climatique, humanitaire du monde, faut-il construire des musées qui coûtent de l’argent, prennent beaucoup de place en stockage, sans parler de la spéculation du marché de l’art ? Est-ce qu’il n’y a pas là une forme d’indécence ? Je crois qu’il y a un nouveau format muséal à inventer, que les collections d’art qui ont marqué l’Histoire et sont nourries du pillage, du vol ou de la duperie, doivent être remises en question. Il faudrait trouver de nouvelles modalités muséales. C’est peut-être une pensée utopique, mais un musée du monde, pourquoi pas itinérant, avec une collection à l’échelle internationale et qui voyagerait sans cesse, ce serait intéressant.

MON CORPS CARCASSE (…) (STILL), HD VIDEO WITH SOUND 7’37”

M. L’art est trop centralisé ? 

J. C. Je pense qu’il n’y a pas un seul mais plusieurs arts. Ici, au musée d’Art moderne, il y a un type d’art, qui correspond à une époque, à un point de vue, à une idée de la beauté, du goût. Or dans l’histoire de l’art, il y a des oublis à réparer, des manques à combler, des lacunes à renforcer.

M. Es-tu satisfait des conditions dans lesquelles il t’est permis de travailler en tant qu’artiste en France aujourd’hui ? 

J. C. De nos jours, en France, il est possible en venant de diverses classes sociales, d’économies différentes, d’intégrer une école des Beaux-Arts pour y recevoir un enseignement de niveau master 2, pour très peu d’argent me semble-t-il. Alors que, dans les écoles américaines, il y a des semestres qui coûtent 18 000 dollars, c’est énorme, et il faut y rester trois ans, cinq ans ! En France, on n’en est pas là, il y a quand même de quoi se réjouir. Il nous est permis de recevoir une éducation. N’oublions tout de même pas, par exemple, qu’aujourd’hui, alors que nous sommes assis au musée en train de philosopher, il y a des gens qui manifestent dehors… Je ne peux pas te répondre en ignorant cette colère-là.

M. À un moment, dans J’veux du soleil !, son documentaire sur les Gilets jaunes, François Ruffin circule dans une de ces zones grises faites de hangars commerciaux et de ronds-points. Il soulève alors l’idée que les classes moyennes et prolétaires qui se sont révoltées ont été condamnées à cette laideur, privées de l’accès au sublime et au beau, contrairement aux élites parisiennes. Est-ce un scandale d’être privé du beau ? 

J. C. Pour te répondre, je vais te lire les paroles de ma vidéo, devant laquelle nous sommes assis ici : “Ça roule, ça va, on fait aller, on fait semblant. Il n’y a rien, puis il y a l’élan qui précède les mots. Nous voilà au début, juste après la jungle détruite. Ils nous ont coupé les troncs, déraciné les souches, cassé les tas de planches avec leurs tracteurs. Tu crois que l’homme n’a plus de cœur, qu’il chante à tue-tête la déchéance de l’autre. C’est plus compliqué que ça, il suffit de regarder le vingt-heures pour comprendre que c’est un terrible mélange, que l’amour ne suffit pas à faire des métis. Quels métis ? La distance est là, et les horizons ont des rides sur son visage d’ouvrier. Il a construit des édifices tard dans la nuit. Il a pioché le goudron, remué le ciment, il a balayé la poussière rouge de son village, il a fui la vie pour les horizons brumeux, il a remonté le vent froid du Nord pour être une merde, un déchet de l’Histoire et vous dites : “la démocratie”. Mais cet homme-étron qui rêve de la paix est la rumeur de l’étrange. Il est là parce qu’il a eu le passé à ses trousses, il est chez toi et il mendie, assis, le corps criblé. Il agite son gobelet et il nous montre sa fuite en exhibant son passeport dans ton pays qui n’a plus de présent, dans ton état qui n’est plus un pays, ton pays qui est devenu une zone industrielle, ton argent qui n’a plus de valeur. Quelle différence il y a entre lui et toi ? J’ai été digéré il y a un peu plus longtemps et c’est cela mon intégration : être une longue digestion douloureuse. Dis-moi, comment ça va ? Dis-moi, est-ce que ça ira ?”

M. Est-ce que la “blessure irrémédiable” peut guérir ? 

J. C. À partir du moment où elle existe chez un individu, elle est présente à vie. C’est en tout cas mon interprétation de ce qu’est une blessure mentale, génétique, identitaire. Mais il y a la faculté de reconstruire, de réfléchir, de faire l’amour. Peut-être que les individus de demain auront davantage de chance. Peut-être qu’alors la blessure se réduira.

DEEP, DEPTH, BODY, FLOW, WOOD, BOTTLE, WATER, SEAWATER, FORK, MAGNET, CABLE, JEANS, PLASTIC, HYDRANGEA, METAL, FABRIC, RICE, SHOE, BIENNALE DE LYON 2017