Christopher Wylie

#MeToo, Panama Papers, NSA, Impeachment… Les années 2010 auront vécu au rythme de scandales politiques et sociétaux révélés par les lanceurs d’alerte. Un phénomène auquel l’industrie de la mode, connue pour ses abus de pouvoir, n’a pas échappé.

Fin novembre 2018, un dénommé Christopher Wylie était invité à s’exprimer sur la scène de l’événement BoF Voices, conférence mode organisée chaque année par le site Business of Fashion. Ni designer ni mannequin ni influenceur, ce jeune millennial fringuant (lunettes, chevelure fluo, vêtements flashy) ne vous dit peut-être rien, il est pourtant à l’origine de la révélation de l’affaire Facebook-Cambridge Analytica, l’un des plus gros scandales de vols de données personnelles de ces dernières années. Mais pourquoi un lanceur d’alerte spécialisé dans la tech se mettrait-il à parler chiffons ? Simplement parce que la société britannique d’analyses de data Cambridge Analytica – pour laquelle Christopher Wylie travaillait en tant que directeur de recherche – a été sollicitée en 2016 par l’équipe de Donald Trump qui cherchait à convaincre de possibles futurs électeurs de voter pour l’homme d’affaires.

Résultat, la firme s’est (notamment) appuyée sur les marques de mode “likées” par les utilisateurs Facebook afin de mieux cerner leur profil psychologique et ainsi construire des algorithmes qui les feraient basculer pour le candidat républicain. Une démonstration détaillée point par point par le lanceur d’alerte, prouvant ainsi à son auditoire le lien jusqu’ici insoupçonné entre nos choix vestimentaires et nos choix politiques. “En l’écoutant parler, je me souviens d’abord m’être demandé quel pouvait être le rapport entre mode et politique. C’est vraiment sa façon de voir les choses et de les partager qui m’a intrigué chez lui”, nous confie Imran Amed, fondateur du site Business of Fashion, qui a invité Christopher Wylie à participer à sa conférence.

Aujourd’hui, la présence du jeune homme sur scène est plus qu’une simple anecdote : elle symbolise un mouvement contestataire de plus en plus présent dans la mode, incarné par des lanceurs d’alerte (“whistleblowers” en anglais) à mi-chemin entre style et politique. En témoigne le nouveau job de Christopher Wylie qui, fort de son expertise dans la data mode, a été recruté par H&M en février 2019 en tant que consultant et directeur des recherches. À l’annonce de sa nomination, Ulrika Isaksson, porte-parole du géant suédois de la fast fashion, confiait à Bloomberg : “Christopher devra principalement aider H&M à mieux comprendre ses clients, ses produits et le marché en général, mais il devra également soutenir le travail éthique et durable de l’intelligence artificielle”.

Le lanceur d’alerte, égérie mode d’un nouveau genre ? En 2018, c’est le magazine Dazed & Confused qui avait interviewé Shahmir Sanni, ex-créateur de mode ayant lancé l’alerte sur les irrégularités budgétaires de Vote Leave, la campagne pro-Brexit. Le magazine britannique avait aussi choisi de mettre en couverture de son numéro Printemps 2019 Chelsea Manning, ex-analyste militaire de l’armée américaine et lanceuse d’alerte qui avait transmis à WikiLeaks des documents sur la guerre d’Afghanistan. Si tous ces whistleblowers politiques passionnés de style ont en commun d’avoir été adoubés par ceux qui font les tendances, le milieu de la mode lui-même a vu naître dans ses rangs des lanceurs d’alerte prêts à tirer la sonnette d’alarme et à dénoncer les travers d’une industrie aux pratiques douteuses trop souvent restées impunies.

Chelsea Manning en couv’ du magazine Dazed & Confused

Cuisine interne

Depuis trois ans, la mode, comme d’autres industries du divertissement, n’est plus étrangère aux nombreux scandales révélés par ses propres acteurs et doit faire face à une remise en question de son fonctionnement. Fin juillet 2019, Virginia Roberts Giuffre se confiait à la journaliste Julie K. Brown du Miami Herald sur les viols que lui a fait subir le milliardaire Jeffrey Epstein, un proche de Leslie Wesner (propriétaire de Victoria’s Secret) qui a plus tard été également accusé, en voulant s’immiscer dans le processus de sélection des mannequins de la marque de lingerie, d’avoir agressé sexuellement le model Alicia Arden en 1997. Une affaire révélée par le Time qui aurait provoqué, entre autres, l’annulation pure et simple du célèbre défilé l’année dernière. Quelques mois plus tôt, début 2018, plusieurs mannequins révélaient aux journalistes Vanessa Friedman, Matthew Schneier et Jacob Bernstein du New York Times, le harcèlement sexuel pratiqué par les photographes Bruce Weber, Mario Testino et Greg Kadel. Idem au Boston Globe, où les journalistes Jenn Abelson et Sacha Pfeiffer avaient recueilli les témoignages de nombreux modèles concernant les agressions sexuelles supposées du styliste Karl Templer.

Bref, les langues se délient enfin avec des témoignages et des enquêtes pris au sérieux. Cela n’a pas toujours été le cas, comme tient à le rappeler Julie Zerbo, avocate et fondatrice du site The Fashion Law : “Pendant très longtemps, les gens du milieu de la mode n’ont pas parlé, par peur des représailles. D’un côté, marques et grands médias incluent souvent des clauses d’arbitrage confidentiel, de non divulgation et de non dénigrement dans leurs contrats. De l’autre, l’envoi de mises en demeure est devenu de plus en plus systématique. L’inégalité entre les individus et les entreprises et les conglomérats est énorme, ce qui peut vite décourager les potentiels lanceurs d’alerte.” La mode est aussi un microcosme unique, très différent des autres industries. Articulé par un système de pouvoir d’une complexité comparable seulement à la Cour de Versailles, il a pendant très longtemps été dominé par une élite suivant le plus stricte des codes d’omertà, né des relations particulières qu’entretiennent les différents acteurs du milieu et nourri par elles.

Nouvelle génération

“Contrairement au cinéma ou à la politique, les acteurs de la mode passent leur vie ensemble. Créateurs, RP, journalistes et photographes dînent ensemble, partent en vacances ensemble… Du coup, les limites sont floues”, analyse Dana Thomas, reporter américaine basée à Paris, connue pour son travail au sein du Washington Post et auteure de Fashionopolis, qui sera publié en version française aux éditions De Boeck Supérieur en mai prochain. Elle ajoute : “Stylistes et rédacteurs dans les magazines de mode ont aussi des rôles de consultants pour certaines marques. Et puis, il y a le poids et la pression des annonceurs. Tout cela favorise la multiplication des conflits d’intérêts. Jusque-là, si des gens en position de pouvoir étaient au courant d’abus, ils ne réagissaient pas. Pire, ils en devenaient complices”. L’exemple le plus frappant reste sans doute celui de Terry Richardson. En 1995, Ingrid Sischy publiait dans The New Yorker un portrait au vitriol du photographe. À l’époque, personne n’ignorait sa réputation de harceleur. Et pourtant, il a fallu attendre encore 22 ans pour que Condé Nast cesse de travailler avec lui.

Aujourd’hui, en plein contexte de la normalisation de la libération de la parole, la donne est en train de changer : “Les gens parlent de plus en plus, même lorsqu’ils ont conscience des conséquences”, estime Julie Zerbo. Cette éloquence inédite est souvent délivrée avec la voix d’une génération entrée sur un marché du travail déboussolé après la crise financière de 2008. Exclus des privilèges et de la sécurité financière de leurs aînés, sensibilisés aux questions de société (racisme, sexisme, harcèlement) les millennials ont finalement craqué et voulu dévoiler les injustices de la profession. “Pour ces nouveaux venus, il ne s’agit plus de mode avec un M majuscule. Simplement d’une industrie dont les comportements inacceptables doivent être dénoncés”, résume Dana Thomas. Pour ce faire, ces nouveaux lanceurs d’alerte ont donc parlé à la presse, mais ont surtout établi leur propre système de watchdogging (surveillance accrue) en se servant des réseaux sociaux. Le pionnier ? Diet Prada, fondé par Tony Liu et Lindsey Schuyler – qui débutaient leur compte Instagram en décembre 2014 avec deux images de manteaux similaires signés Raf Simons et Prada – et qui, en moins de quatre ans, est devenu le pire des cauchemars de l’establishment, non seulement avec ses accusations de copies, mais aussi en relayant des histoires d’abus, de harcèlement ou d’appropriation culturelle.

La fin du silence ?

D’autres ont aussi pris le chemin des lanceurs d’alerte de la mode. Le compte anonyme Instagram Shit Model Management, dédié à l’origine aux mèmes sur la vie des mannequins, a fini par faire part des histoires les plus sordides de l’industrie. Pareil pour la mannequin Cameron Russell : en l’espace de quelques mois, elle est devenue, aussi bien sur internet qu’IRL, une référence en matière d’alertes et d’activisme. Alors qu’elle s’est fait une spécialité d’afficher sur son profil les témoignages glaçants de victimes anonymes de la mode, elle avait déjà évoqué en 2013 les problèmes liés à l’industrie du vêtement en participant à l’une des fameuses conférences Ted Talk. La vidéo de son discours intitulé “L’apparence ne fait pas tout. Faites-moi confiance, je suis mannequin” dépasse désormais les 15 millions de vues sur Youtube. De son côté, le directeur de casting James Scully a dénoncé sur Instagram les demandes de certaines marques qui exigent qu’on ne leur présente pas de mannequins noirs, mais aussi les pratiques intolérables de ses confrères Maida Boina et Rami Fernandes. Dans un post Instagram publié fin février 2017, il raconte comment ces deux derniers auraient “fait attendre 150 filles dans les escaliers en leur disant qu’il fallait qu’elles y restent trois heures et qu’elles ne pouvaient pas partir”.

Dans son post, Scully ajoute, après avoir qualifié les accusés de “serial abusers” : “Comme à leur habitude (Maida et Rami) sont partis déjeuner et ont éteint les lumières dans les escaliers (…) ; les filles ne pouvaient s’éclairer qu’avec leur portable. Ce n’était pas seulement sadique et cruel, mais dangereux. Plusieurs des filles avec qui j’en ai parlé ont été traumatisées”. Évidemment, cette nouvelle méthode d’alerte n’est pas approuvée par tout le monde et peut même comporter des risques. “Les réseaux sociaux sont bien plus immédiats que la presse traditionnelle, et touchent davantage de monde. C’est une épée à double tranchant, décrypte Julie Zerbo. Certes, Instagram, Twitter et les autres plateformes incitent les gens à parler, mais la parole, qui est souvent mise entre les mains de gens sans expérience et qui, de surcroît, passe par le filtre du profil personnel, exige un narratif plus émotionnel que factuel. Il y manque l’armée de fact-checkers, de rédacteurs, d’éditeurs et de conseil légal d’un journal”. Un cocktail parfois dangereux qui peut engendrer erreurs, fausses accusations, intimidations de la part d’un tiers et, à terme, la décrédibilisation du mouvement. Voilà pourquoi aujourd’hui les comptes offrant une plateforme aux lanceurs d’alertes de toutes sortes se mettent eux-mêmes en garde et tentent de justifier leurs pratiques.

 

Machine arrière

“Nos sources sont nos abonnés. Nous essayons toujours de vérifier leurs infos, et si quelque chose a l’air louche, nous ne publions pas”, explique le collectif anonyme derrière Estée Laundry, l’équivalent beauté de Diet Prada qui, en janvier dernier, reconsidérait ses méthodes après avoir publié des infos personnelles sur Brandon Truaxe, fondateur de la marque de cosmétiques Deciem, décédé depuis peu. “C’était une grosse erreur de notre part, admet le collectif. À ce jour, nous n’avons plus jamais partagé d’infos personnelles sur notre compte.” Diet Prada s’est déjà retrouvé dans des situations similaires, publiant parfois des disputes personnelles avec des créateurs comme Stefano Gabbana. Le duo (qui n’a pas répondu à nos demandes d’interview) a aussi été controversé à cause de ses liens professionnels avec des marques comme Prada ou Gucci qui annoncent sur son compte en période de Fashion Week. “Il est ici question de savoir si on veut reproduire ou pas les erreurs de l’establishment qu’on s’est efforcé de dénoncer… Et puis les méchancetés à un niveau personnel, ce n’est vraiment pas cool”, concède Dana Thomas. Au-delà des quelques erreurs et défaillances d’un anti- système justicier encore balbutiant, la loi du silence et les menaces semblent avoir encore le pouvoir de fermer la bouche des lanceurs d’alerte.

Six jours après avoir publié une blacklist avec plus de 300 noms de professionnels problématiques de l’industrie, le mannequin anonyme derrière le compte @shitmodelMgmt se sentait obligé de l’effacer : “J’ai eu droit non seulement à un chantage d’action en justice, mais aussi carrément à des menaces physiques contre ma personne et ma famille. J’ai eu peur”. Un témoignage alarmant, mais malheureusement peu étonnant, dans une industrie qui continue de voir dans les lanceurs d’alerte un frein au business. “Rien n’a changé, reconnaît Dana Thomas avec franchise. Et rien ne changera tant que ces générations ne quitteront pas les positions de pouvoir”. Le journaliste et ex-mannequin Edward Siddons l’expliquait à la perfection dans un op-ed publié sur Dazed en janvier 2018 : “Se focaliser sur quelques individus, c’est passer à côté du problème. La raison pour laquelle il y a autant d’abus est que la mode a créé un sous-prolétariat qui fait marcher le système, mais qui est réduit au silence et à un état de précarité constante. […] Pour que les choses changent, il faut que les faiseurs de rois disparaissent et que le pouvoir soit redistribué. Le processus ne va pas être agréable.” Tenir l’industrie pour responsable et créer un réseau pour donner une voix à ceux qui ne l’ont jamais eue n’est peut-être qu’un début, mais cela conduira à une organisation. C’est une révolte ? Non, Sire, c’est une révolution.