À l’heure où nos sociétés se gargarisent de tweets et de vidéos d’influenceurs et youtubeurs, échanger c’est résister. En témoigne le tuto de maquillage qui s’est transformé en outil militant sur internet.

Si de l’application Tik Tok vous ne connaissez que les vidéos d’ados désœuvrés, qui recréent depuis leurs chambres des superproductions hollywoodiennes avec un drap et trois bouts de scotch, vous aurez certainement du mal à imaginer qu’on puisse être banni de la plateforme en raison de ses idées. D’après Feroza Aziz, c’est pourtant ce qui est arrivé. Fin novembre, l’adolescente américaine publie sur l’appli une vidéo qui devient virale : un tutoriel sur la meilleure façon de se recourber les cils, qui se transforme au bout de quelques secondes en un message de sensibilisation à la situation de la communauté ouïghour en Chine, persécutée par le pouvoir central et soumise à la torture dans des camps d’enfermement. Alors que la vidéo tourne à plein régime sur toutes les plateformes où elle est republiée, Feroza se voit bloquer l’accès à son compte. L’explication de Tik Tok : une “erreur de modération”. L’appli aurait procédé au même moment à un nettoyage de comptes sensibles. Et parce qu’elle avait publié une vidéo satirique dans laquelle figurait une image de Ben Laden un peu plus tôt dans le mois – sur un compte différent, mais depuis le même téléphone –, Feroza devait “sauter”. Coïncidence ? Tik Tok appartient au géant chinois de la tech, ByteDance, et est depuis des mois soupçonné de mener une politique de censure agressive envers ses utilisateurs, dans le but de protéger les intérêts de Pékin. L’affaire vous semble anecdotique ? Elle est en fait révélatrice d’une tendance plus globale à l’œuvre sur internet : la transformation des vidéos de maquillage en tribune politique, et représente donc une menace potentielle pour le pouvoir établi.

LET’S GET POLITICAL

Clémentine Boucher avait “un boulot mal payé et des horaires dégueulasses dans l’industrie du service” avant de se lancer sur YouTube. “Je regardais des tutos beauté pendant mes pauses pour passer le temps, raconte-t-elle. Je me souviens d’une vidéo qui expliquait comment se débarrasser des cernes sous les yeux. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que le seul moyen de me débarrasser des miens, c’était d’abolir le travail.” Aujourd’hui, Clémentine, actrice française basée à Londres, professe ses idées sur la chaîne Combabe Clem (contraction des mots “comrade” – camarade en anglais – et “babe”, un moyen parmi tant d’autres de rendre le socialisme plus attrayant) en même temps qu’elle dispense ses astuces make-up. Le résultat : une vidéo dans laquelle elle réalise un dégradé d’ocre et d’orange sur les yeux d’un ami en même temps qu’elle discute avec lui des liens inextricables entre capitalisme et dépression ; un tuto qui enjoint à une grève du paiement des loyers en même temps qu’il invite à appliquer du bronzer ou encore une vidéo manucure qui traite à la fois de top coat et de marketing de l’empowerment. Son idée : se servir de la supposée incompatibilité entre maquillage et sujets politiques pour transformer le tutoriel en outil militant.

“Faire du maquillage, dont personne ne pense vraiment qu’il peut être (en tout cas tel qu’il est présenté sur les chaînes de beauté mainstream) quelque chose de politique, c’est divertissant parce que c’est inattendu. Mais en réalité, plus je le fais, plus je me rends compte que le format du tutoriel se prête à la diffusion d’idées politiques.” Et pour cause : depuis l’explosion du format, d’autres avant Clementine se sont essayé à l’exercice de sa politicisation. En 2013, le Feminist Makeup Tutorial de Taylor Smith expliquait comment réaliser un trait d’eye-liner “si pointu qu’il pourrait tuer un homme” et faisait la promo d’une teinte de rouge à lèvres appelée Smash The Patriarchy n°2 (fracasser le patriarcat, en anglais). Trois ans plus tard, l’actrice philippino-américaine Tess Paras appliquait tout autour de ses yeux un anticernes ultra-clair du nom de Veiled White Supremacy et conseillait de maquiller ses lèvres “jusqu’à ce qu’elles ressemblent à un anus gercé” dans un Make Your Face Great Again Tutorial visant à la transformer en Donald Trump. En 2018, la youtubeuse Sailor J dénonçait de son côté dans son T&P makeup look l’inaction des responsables politiques américains face à la violence par arme à feu aux États-Unis et leur propension à envoyer leurs “pensées et prières” à chaque fusillade plutôt que de prendre de vraies décisions pour empêcher qu’elles aient lieu.

MESSAGES CODÉS

Mais si les tendances make-up comme le cut crease, la glass skin et le produit Trophy Wife Life de chez Fenty Beauty sont relativement récents, l’introduction du discours politique dans un contenu supposément frivole ne date pas d’hier. Pour Crystal Abidin, anthropologue des cultures web et auteure de Microcelebrity Around The Globe : Approaches To Cultures of Internet Fame (Emerald, 2018), “ces youtubeuses s’inspirent d’une pratique qui existait déjà dans les forums de femmes, sur lesquels des internautes dissimulaient des messages secrets dans des publications visibles de tous, pour se protéger d’agresseurs potentiels. Un exemple connu est celui de femmes qui discutent de recettes de cuisine ou d’éducation, mais lorsqu’on lit entre les lignes, on se rend compte qu’elles parlent entre elles de violence conjugale”. D’après la chercheuse, en faisant passer la longueur des messages postés sur son site de 140 à 280 caractères en 2017, Twitter aurait également contribué à une expansion du militantisme féminin sous couvert de frivolité : “Les premières lignes d’un tweet peuvent jouer des stéréotypes pour encourager les hommes à passer leur chemin, tandis que les suivantes abordent un sujet plus politique”.

Dans la même veine, Caitlin Walton de Norvell beauty tweetait en septembre dernier le message suivant : “Du coup, quel genre de primer est-ce que vous utilisez lorsque vous mettez votre fond de teint ? – Ok les filles, maintenant que les hommes sont partis, quand est-ce qu’on va avoir un gouvernement paritaire”. Mais pour Sarah Banet-Weiser, responsable du département Médias et Communications à la London School of Economics et spécialiste de la représentation du genre dans les médias, c’est aussi parce que le maquillage (la façon dont il est censé être porté, qui n’a pas le droit d’en mettre, qui ne devrait surtout pas être vu sans, etc.) est intrinsèquement politique que le tuto est devenu un outil militant : “Tôt dans l’univers en ligne, les tutoriels maquillage étaient un moyen pour des femmes (principalement) d’être visibles dans un milieu dont elles étaient souvent exclues. Les barrières à l’entrée relativement basses sur les réseaux sociaux leur ont donné des opportunités qu’elles n’avaient pas ailleurs. Et en réaction à de grands changements culturels à travers le monde, les réseaux sociaux en eux-mêmes sont aussi devenus plus politiques. Les créateurs répondent à ces changements ; et parce que leur focus est la visibilité, le visage, c’est logique qu’ils s’attellent à d’autres problèmes culturels qui ont trait à la visibilité : la provenance ethnique, la sexualité et le colorisme, par exemple”.

À cet égard, la youtubeuse afro-américaine Jackie Aina publiait sur sa chaîne il y a deux ans “I Don’t See Color – A Makeup Tutorial”, une vidéo filmée en noir et blanc dans laquelle elle utilisait le maquillage pour démonter la rhétorique selon laquelle certaines personnes “ne feraient pas attention à la couleur de la peau”. En plein milieu de la vidéo, au moment où le tuto passait en couleurs, on se rendait compte qu’elle avait utilisé un anticernes trop clair, un crayon à sourcils trop rouge et un rouge à lèvres trop violet, prouvant ainsi que les couleurs ont bel et bien leur importance, et que les ignorer reviendrait à ignorer la réalité du racisme.

NIQUE LE SYSTÈME (MAIS PAS TROP)

Nouvelle coqueluche de la gauche américaine, Alexandria Ocasio-Cortez est passionnée de skincare et adore le maquillage. Au lendemain d’un débat parlementaire diffusé à la télé en juin 2018, la représentante démocrate du 14e district de New York donnait sur Twitter la référence du rouge à lèvres qu’elle portait la veille, et qui lui avait été “demandée à de nombreuses reprises” (un Stay All Day de la marque Stila en teinte Beso). Dans Knock Down the House, documentaire qui suit la campagne électorale de quatre candidates démocrates au Congrès américain et sorti sur Netflix en mai 2019, elle était filmée en pleine séance de baking (une technique empruntée aux drag-queens, qui vise à “cuire” son anticernes avec de la poudre afin de le faire tenir plus longtemps). En janvier 2018, alors encore en campagne, elle détaillait dans sa story Instagram les étapes de sa routine soin (“un mélange entre K-beauty et consensus scientifique”). Dans les slides suivants, elle recommandait à un internaute “pas intéressé par les routines beauté” une liste de ses orateurs préférés (“Martin Luther King, Bobby Kennedy, Lincoln, Dolores Huerta, Angela Davis ou encore Shakespeare”), prouvant ainsi – à qui ne le savait pas déjà – que se soucier de son apparence et s’intéresser à la politique ne sont pas forcément incompatibles.

Mais quid du discours selon lequel le maquillage ne serait rien de plus que le bras pailleté du patriarcat, et qu’en faire la promotion serait 1/ en contradiction avec toute volonté de dénonciation du capitalisme et 2/ l’acte anti-féministe suprême ? Pour Combabe Clem, la réalité est plus complexe : “Il est indéniable que l’industrie de la beauté est abusive, du processus de production aux standards qu’elle met en place et aux idées qu’elle vend. C’est pour ça que sur ma chaîne, je ne mentionne jamais les marques que j’utilise, et que je n’encourage personne à acheter quoi que ce soit. Mais pour moi le maquillage n’est pas intrinsèquement patriarcal ou capitaliste. Je pense que la beauté a aussi été utilisée pour donner du pouvoir à certaines personnes, comme les femmes trans ou non-blanches qui se sont battues pour changer les normes sociales en utilisant le maquillage (à travers les campagnes #UnfairAndLovely ou #LesPrincessesOntDesPoils…)”.

Pour Sarah Banet-Weiser, la question de la radicalité d’un tutorial make-up ne se pose en fait pas vraiment : “Je pense que chacun de nous porte en lui l’héritage du patriarcat parce que nous vivons dans une société patriarcale. Évidemment que la consommation de produits de grandes marques soutient le capitalisme – c’est une commodité qui existe grâce au capitalisme. Par ailleurs, le tutoriel en lui-même ne devrait pas être notre seule façon de comprendre la politique – c’est ce qui dépasse le tutoriel qui a du potentiel politique. Les tutos se concentrent sur le consommateur individuel, et on doit dépasser l’individuel et passer au collectif pour que le changement social arrive vraiment. Le tuto beauté socialiste est un début de politisation, pas une fin en soi”.

CAN(’T) RELATE

Mais de la même façon que les marques sont en général frileuses à l’idée de prendre parti (sauf exception, coucou Michel et Augustin), les youtubeurs professionnels – qui ont fait de leur capacité à être “relatable” et proche de leurs abonné(e)s une source de revenus réguliers – ont-ils intérêt à se positionner politiquement ? À risquer le désaveu d’une partie de leur public en se montrant un chouïa investi ? Oui, nous dit Crystal Abidin, pour qui la jouer safe ne serait plus aujourd’hui la meilleure des stratégies. “Le web est peuplé de gens, appartenant à la génération Z, qui ont grandi sur un internet façonné par la culture woke, la cancel culture et la call-out culture. Il y a une sorte de mouvement générationnel qui consiste à être le plus politique possible, même si la façon dont est pratiquée cette conscience politique n’est pas forcément efficace (se repose sur des modes, des hashtags, des passions du moment, etc)”. Être un influenceur ou une youtubeuse beauté qui n’a d’avis sur rien et cherche à plaire à tout le monde aurait donc cessé de marcher. Pour Sarah Banet-Weiser, “les réseaux sociaux permettent une forme de reach différent de celui de la télévision – pour qui plaire au plus grand nombre est essentiel – et beaucoup de gens regardent des créateurs dont les opinions politiques reflètent les leurs. Néanmoins, il y a toujours un impératif d’accumuler des nombres dans cette économie de l’attention : des likes, des followers, etc. Ce qui pourrait vouloir dire que les influenceurs beauté qui ont le plus de succès sont les plus acceptables pour un large public”.

Le compromis idéal des créateurs de contenu en quête de sens mais qui tiennent à leurs likes : la défense de causes relativement consensuelles comme la protection de la planète ou des animaux. “Si vous voulez raviver la flamme de votre présence en ligne, cultiver une niche, vous intéresser à une nouvelle cause sociale peut être un tournant dans votre carrière et un moyen de vous attirer un nouveau public, explique Crystal Abidin. Ça peut être vu comme quelque chose d’hypocrite, mais ça fait partie du branding politique.” En France, la youtubeuse EnjoyPhoenix (près de 4 millions d’abonnés) – autrefois coutumière des tutos traditionnels et des vidéos HAUL (dans lesquelles elle présentait ses achats émanant d’enseignes de fast fashion) – est depuis quelques années particulièrement investie dans la sensibilisation aux modes de consommation responsables. Recettes de produits ménagers maison, achats “anti-Black Friday” effectués en friperies et vidéo “Faut-il arrêter de prendre l’avion ?” – du contenu sensiblement moins dangereux pour sa marque qu’une vidéo “15 raisons de participer au mouvement de grève générale”.