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Avec ses 160 000 followers cumulés, le journaliste et influenceur Louis Pisano fait partie d’une nouvelle génération de critiques de mode qui n’hésitent pas à mettre à l’amende les acteurs de l’industrie.

​​Un petit tour sur ses profils Instagram et Twitter suffisent à avoir un aperçu du personnage. Fort d’une plume drôle et acerbe, empreinte de références à la pop culture, Louis Pisano, qui collabore avec des titres de presse renommés comme Vogue France et Harper’s Bazaar, commente l’actualité de la mode, dissémine ses avis sur les collections, les looks de célébrités et ne rate par les marques de luxe quand elles s’aventurent sur des terrains glissants. En véritable agitateur du milieu, il n’hésite pas à les mettre face à leurs responsabilités et à les “call out”. Élevé sur la côte Est des États-Unis, ce trentenaire a choisi, il y a près de dix ans, de vivre le rêve européen ; d’abord à Milan, puis à Paris. À mi-chemin entre critique de mode, it-boy et créateur de contenus, “Noir et Queer” comme il se définit, Louis Pisano a réussi à se faire un nom dans le milieu, grâce à ses coups d’éclat et à ses tenues flamboyantes.

Mixte. Il y a quelques mois, tu mentionnais sur Instagram que quitter Milan pour Paris a été l’une des meilleures décisions de ta vie…
Louis Pisano. Tout simplement parce que, comparé aux huit années que j’ai passées à Milan, il a été plus facile de me faire une vraie place et un nom dans l’industrie à Paris. Ici, il y a davantage de personnes qui me ressemblent et qui réalisent de grandes choses. Elles ont pavé la voie pour moi. Même si la diversité et l’inclusivité ne sont pas encore optimales, il y a clairement plus d’opportunités. Ça a donc été plus facile pour moi de montrer mon talent, de travailler et d’avoir accès aux personnes clés de ce milieu.

M. Ce n’était pas le cas à Milan ?
L. P. Pas du tout ! Là-bas, il m’a fallu trouver les moyens de faire parler de moi, de me faire voir et entendre, de challenger le milieu de la mode italienne sur ses problématiques et son manque de diversité. J’ai dû me faire le lanceur d’alerte dans la presse, dévoiler les injustices et les actes de discriminations que je voyais, dont j’entendais parler. C’était choquant pour l’industrie à Milan. Les Italien.ne.s se soucient vraiment de l’image qu’ils.elles peuvent refléter. Un Afro-Américain qui débarque et n’hésite pas à pointer du doigt des personnes importantes, des marques et, qui plus est, souligne et dénonce les actes et mots racistes ou transphobes, ce n’était pas courant avant que je n’arrive.

M. Pourquoi, selon toi, cette différence entre Paris et Milan ?
L. P. Ça vient du simple fait que Paris est une ville plus diversifiée, ce qui se ressent dans le milieu de la mode. À Milan, quand j’étais sur le départ, des semblants d’initiatives commençaient à peine. J’ai fait partie d’un collectif qui s’appelait “Black Lives Matter in Italian Fashion”. La mission était de sensibiliser les maisons, l’équivalent italien de la Chambre syndicale de la Couture. Virgil Abloh en faisait également partie. Je pense qu’à l’heure actuelle, cette industrie en Italie ne sait toujours pas quelle position adopter face à ces sujets. Il y a même de forts risques que cela ne soit pas une préoccupation. Je suis content que mes ami.e.s racisé.e.s aient aujourd’hui plus de jobs que par le passé dans la mode. Est-ce que pour autant la situation est idéale ? Pas vraiment. On sent que c’est une question de quotas. Leur talent n’est pas apprécié à sa juste valeur.

Sweat-shirt en coton, Mugler. Pantalon, Personnel.

M. Tu as toujours été aussi direct et franc dans tes propos ?
L. P. En classe, j’étais cet enfant qui n’hésitait pas à répondre aux professeur.e.s. Celui qui était puni pour manque de respect. J’ai toujours défendu mes opinions avec ferveur et j’aime qu’elles soient entendues, ou en tout cas reçues. Je dirai qu’après des années à avoir vécu le racisme et la queerphobie à Milan, j’ai commencé à m’exprimer davantage sur ces sujets sur les réseaux sociaux. Évidemment, les gens ne voulaient pas travailler avec moi. Mais je ne m’en souciais pas vraiment. J’étais prêt à retourner aux États-Unis et à travailler dans un domaine complètement différent. Et il y a un truc que je ne supporte pas : quand tout le monde, tout un milieu sait des choses et que personne n’en parle. Ça me rend malade.

M. Tu as dû en payer les conséquences…
L. P. Évidemment ! J’ai entendu dire que j’étais motivé par la jalousie, par un manque de talent. Que je faisais tout ça parce que ma carrière de blogueur n’avait pas décollé. Que je cherchais à attirer l’attention… Peu à peu, certaines personnes – y compris des gens importants – ont commencé à m’écrire, à me raconter les coulisses des événements, les incidents qui avaient lieu au sein des marques, à reposter mes stories Instagram. Mon compte était devenu le bureau des plaintes de l’industrie.

M. Quelle est la plus grosse révélation que tu aies faite ?
L. P. Ce n’est pas une information que j’ai personnellement dévoilée, elle était déjà un peu connue. Mais je l’ai rendue publique en dehors de Milan, on va dire. Lors d’une Fashion Week en 2013, une soirée “Disco Africa” avait été organisée avec plusieurs personnalités de la mode. Certaines avaient fait du blackface (pratique raciste consistant à se grimer en Noir.e, inspirée des minstrels shows américains du xixe siècle, ndlr). J’ai envoyé des vidéos au site Fashion Bomb Daily qui les a publiées en me citant. Il n’y a pas vraiment eu de suite, ni même d’excuses publiques. Puis, en 2020, lors des protestations antiracistes qui ont suivi l’assassinat de George Floyd par des policiers aux États-Unis, je voyais que plusieurs personnes haut placées dans le milieu en faisaient des caisses sur les réseaux sociaux. J’ai décidé de rafraîchir la mémoire de tout le monde avec ces images de blackface et les captures d’écrans de remarques de certain.e.s qui disaient que les “Noir.e.s devraient être content.e.s d’être célébré.e.s”. Ça a fait beaucoup de bruit. Plusieurs personnes ont dû faire des excuses publiques. Versace a été contraint de cesser ses échanges car leur responsable des réseaux sociaux était cité. Je pense que ça a été un moment qui a mis chacun.e face à ses responsabilités dans ce “nouveau monde”.

M. Justement, après le meurtre de George Flyod et tout le mouvement qui a suivi, dénonçant le manque de représentation et d’inclusivité dans la mode, plusieurs marques ont tenté de prouver qu’elles étaient au-dessus de tout soupçon. Selon toi, il s’agit d’efforts faits sur le moment ou bien il y a eu un changement radical et permanent ?
L. P. Je pense qu’elles sont un peu en pilotage automatique. Aujourd’hui, la plupart ne font pas des choses très concrètes dans ce sens… Au début, beaucoup parlaient de donner à des associations et à des ONG, de monter des bourses, etc. Ensuite, plus rien. Maintenant, il s’agit juste de faire attention à avoir au moins deux ou trois mannequins racisé.e.s dans ses campagnes.

Jean spirale en coton, Corset high-tech en lycra recyclé, Mugler.

M. Aujourd’hui, comment réagis-tu quand les marques qui te snobaient il y a quelques années reviennent vers toi ?
L. P. Je reste professionnel. Je m’en sers aussi comme un outil de négociation. Je leur dis “OK, maintenant vous voulez travailler avec moi, mais rappelez-vous de nos relations par le passé.” Je m’assure que les choses ont vraiment changé en interne, qu’elles ne veulent pas juste collaborer avec moi pour redorer leur image. Et quel que soit le projet, je le pousse au maximum afin de pas être que dans une représentation de surface mais qu’on fasse vraiment bouger les lignes. À chaque fois, on va toujours plus loin que le brief de départ. Cela dit, j’assène encore un refus à beaucoup de marques en leur donnant mes raisons.

M. Justement, maintenant que tu es connu, tu enchaînes les contrats et les partenariats. Tu n’as pas peur qu’être aussi franc te ferme des portes ?
L. P. La dynamique est différente désormais. Bien que je sois toujours aussi franc, aujourd’hui je connais les gens qui travaillent dans le système, chez les marques, et avec qui j’ai développé de vraies relations. Ces personnes, même si elles ne sont pas toujours d’accord avec moi et ma façon de faire, comprennent mes raisons et mes motivations. Quand quelque chose se passe, ça me permet de les contacter directement pour savoir de quoi il retourne au lieu d’en parler et de les “call out” sur les réseaux sociaux. Même si ça m’arrive encore de le faire. En fait, je veux que les marques apprennent de leurs erreurs. Comme quand Diesel a repris le slogan militant “Black Lives Matter” pour en faire “Black Friday Matter” à l’automne dernier. J’avais rencontré Glenn Martens, le directeur artistique, préalablement au Festival de Hyères. J’aurais donc pu le contacter directement, mais je voulais générer la conversation autour de ce sujet, que chacun.e (ses followers, ndlr) puisse exprimer pourquoi c’était maladroit. Et que Diesel ne balaie pas trop rapidement le sujet de peur que je l’affiche. Donc j’ai posté l’image dans ma story, les gens ont reposté. Glenn l’a vu, m’a posé des questions et m’a fait savoir qu’il ferait remonter, et qu’il en parlerait avec le service des ressources humaines pour que ce soit réglé. Je pense qu’il aurait préféré que je supprime ma story. Mais, encore une fois, c’est important de mettre les marques face à leurs responsabilités.

M. Pourquoi as-tu choisi de te lancer dans la mode ?
L. P. En réalité et pour être honnête, j’ai toujours voulu vivre une vie fancy. Les strass et les paillettes, ça me faisait rêver. Je voulais être connu. Et j’ai vu la sphère fashion comme une extension de la célébrité et de la pop culture. Dans ce milieu, tu peux vivre des rêves, des fantaisies, avant que ce ne soit réel. Les défilés, les soirées, le bling… ce n’est peut-être pas ton style de vie au quotidien, mais pour un moment ça peut le devenir. J’ai toujours aimé cet aspect.

M. Tu as grandi dans une famille américaine conservatrice. Ça a influencé ta vision et ta façon d’évoluer dans cette société ?
L. P. Dans mon foyer, j’entendais beaucoup : “Tu ne peux pas faire ci, tu ne peux pas faire ça”. Forcément, je demandais “Pourquoi ?” Et la réponse était toujours : “Parce qu’on te le dit”. Donc en grandissant, j’ai appris à tout questionner, à comprendre pourquoi les choses sont comme elles sont. Si personne n’a la réponse, alors je vais la trouver moi-même.

M. Tenir des discours militants, donner son opinion sur les réseaux sociaux… Entre ce que les gens en pensent et leurs possibles réponses ensuite, ça peut faire du tort à la santé mentale. Comment gères-tu ?
L. P. C’est sûr que je suis passé par quelques “mental breakdowns”. Même publiquement sur Instagram et Twitter. Ça peut être vraiment épuisant, surtout quand les marques sont impliquées dans les conversations, les débats, les joutes verbales, etc. D’autant plus qu’on s’attend à ce que tu t’exprimes sur tous les sujets et toutes les actualités. Certains jours, la première chose que je fais quand je me lève, c’est prendre mon téléphone et penser à ce que je vais poster, ce que je vais raconter. J’ai parfois l’impression que mon compte Instagram est une chaîne de news. Or, les journaux ont des équipes entières pour ça. Moi, je fais tout, tout seul. À certains moments, il faut prendre de la distance avec tout ça. Parfois, je supprime les applications de mon téléphone pour une période donnée. J’arrête d’y mettre de l’énergie et je la redirige plutôt vers moi.

Veste en coton réfléchissante, Jupe en laine, Mugler. Boots, Personnelle.

M. Concernant l’inclusivité et le racisme, le monde de la mode semble faire deux pas en arrière pour un pas en avant. Qu’est-ce qu’il faudrait à ton avis pour que les lignes bougent vraiment ?
L. P. C’est un milieu borné. Globalement, les gens de cette industrie font plus d’efforts pour sauver les apparences que pour changer les choses. La mode est toujours très élitiste et prétend s’ouvrir. Ça change un peu parce que des personnes de la nouvelle génération accèdent à des positions de pouvoir, mais les gens qui prennent les décisions finales sont plus âgés et ne voient pas comment le monde autour évolue. Généralement quand ces pontes ne comprennent pas les choses, les sujets, ça les frustre, ce qui ralentit le processus global. Ils ne prennent pas le temps de se renseigner, de s’éduquer auprès des bonnes personnes parce qu’ils ont peur de ne plus être légitimes.

M. Tu as commencé en dehors du système et désormais tu en fais partie. Quelle est la meilleure façon de changer les choses : in ou out ?
L. P. J’y réfléchis très souvent. Je pense que, d’une certaine façon, c’était plus facile pour moi d’agir en étant un outsider. Parce que je n’avais rien à perdre. Quand je regarde mes stories d’avant, je parlais de personnes, mentionnais leurs noms en les taguant. Je ne ferais jamais ça aujourd’hui. Comme je le disais, dorénavant je fais attention à être dans la pédagogie. Ce qui est le mieux ? Je ne sais pas, honnêtement. J’essaie encore de trouver la réponse. C’est vrai, quand tu es un insider, tu as plus conscience de ce que tu peux faire et de ce que tu ne peux pas faire. C’est un peu comme pactiser avec le diable.

M. Dans une interview, tu as affirmé ne pas avoir toujours été à l’aise avec ton identité d’homme noir et queer.
L. P. J’ai été adopté par un père blanc, conservateur, catholique, partisan de Donald Trump… Étant un jeune adolescent noir, queer et flamboyant, je ne me sentais pas le plus apprécié à ma juste valeur dans mon foyer. J’étais très sensible, et pendant longtemps j’ai essayé de recevoir l’approbation des personnes qui constituaient ma famille. Je n’avais pas d’ami.e.s noir.e.s, je ne voulais pas être entouré de personnes noir.e.s. J’essayais d’avoir le look typique du jeune homme blanc de bonne famille en polo Ralph Lauren. Je me revendiquais du parti républicain…

M. Comment as-tu changé et quel a été le déclic ?
L. P. Tout a basculé justement quand j’ai déménagé en Europe. J’ai voulu un nouveau départ, loin des valeurs et des idées de ma famille aux États-Unis. J’ai commencé à avoir plus de personnes noir.e.s dans mon entourage. J’ai une anecdote qui n’est pas très glorieuse : un jour, un de mes amis d’origine nigériane est allé en vacances dans son pays. Et on échangeait des tweets. Jusque-là, je n’aurais pas imaginé qu’il puisse se connecter à internet là-bas. À partir de ce moment, je me suis dit que j’avais beaucoup à apprendre et que je devais ouvrir mon esprit. Surtout pour moi-même. Plein de choses m’échappaient sur ma propre culture, celles des gens qui me ressemblent. J’ai compris que j’avais perdu énormément de temps à essayer d’être le parfait petit républicain.

M. En Europe, on a moins tendance à parler ouvertement de racialisation et de discriminations qu’aux États-Unis. Pourtant, c’est là que tu as pu être plus en phase avec ton identité.
L. P. Oui, car c’était un tout nouvel environnement pour moi. Je n’avais pas de passif ici. C’était une page blanche qui m’a permis d’être qui je voulais être. Et j’ai appris à être moi-même, après avoir subi la pression de ma famille et du milieu dans lequel j’ai grandi.

M. Noir et queer dans la mode aujourd’hui, ça ressemble à quoi ?
L. P. Pour moi, c’est continuer à faire bouger les lignes de ce milieu, de l’art et de la culture. À m’amuser aussi. À apporter une énergie, une vibe, dont nous seul.e.s avons le secret.

Cet article a été originellement publié dans notre numéro Spring/Summer 2022 Mixte : Commitment, sorti en février 2022.

Trench-coat en coton, Mugler.

Photos : Nicolas Wagner / Réalisation : Victor Vergara / Grooming : Émilie Plume @ Artists Unit / Assistant photographe : Sofiane Vincent.