Mixte a réuni deux figures emblématiques de la scène mode parisienne et internationale pour une rencontre exclusive et inédite. Les directeurs artistiques Glenn Martens (Y/Project et Diesel) et Nicolas Di Felice (Courrèges) se sont retrouvés pour discuter de leur vision de la mode et de leur rapport à l’audace.

Oubliez le cliché du·de la designer vipère, envieux·euse du talent des autres et toujours prêt·e à les dénigrer. En 2023, la camaraderie et une certaine complicité sont des valeurs clés dans le milieu de la mode, rassemblant les créateur·rice·s au lieu de les diviser. On s’épaule, on se soutient, on s’entraide, et on met son ego de côté pour mieux comprendre le monde, comme nous le prouvent Glenn Martens et Nicolas Di Felice. Bien que leurs esthétiques soient résolument différentes, les deux designers belges du même âge résidant à Paris n’en sont pas moins proches. Martens est flamand, Di Felice wallon, ce qui explique sans doute la réserve naturelle de l’un et la parole facile de l’autre. Le style de Martens est aussi ironique chez Y/Project que dans ses collections Diesel où il apporte une vraie dimension créative. Quant à Di Felice, il gagne le pari d’un modernisme contemporain chez Courrèges, décryptant nos attitudes quotidiennes pour en faire des vêtements forts et pertinents. Pour la toute première fois, les deux hommes, qui s’invitent régulièrement à leurs défilés respectifs, ont accepté pour Mixte de s’essayer à l’exercice de l’interview croisée. Ils évoquent leur rencontre, leur amitié, leur respect mutuel et leurs valeurs, sans oublier de nous faire part de leur point de vue sur l’industrie de la mode et sur le concept d’audace. Entre les lignes – et dans le regard bienveillant qu’ils portent l’un sur l’autre – s’expriment une affection pudique et une réelle admiration, aussi touchantes qu’inattendues.

MIXTE. Vous vous souvenez de votre toute première rencontre ?
Nicolas Di Felice. C’était à Bruxelles, non ?
Glenn Martens. À un défilé de La Cambre, il me semble.
N. D. F. Non, c’était la soirée du Vif Weekend à Bruxelles, un petit event à Tour et Taxis (des entrepôts aujourd’hui désaffectés qui accueillaient des événements, culturels et autres, ndlr).

M. Vous y étiez en tant que designers ?
N. D. F. On était tous les deux en dernière année d’école. On n’a pas beaucoup parlé ce soir-là. C’était furtif et en même temps intense. On s’est dit qu’on allait se revoir et qu’on se donnerait vite des nouvelles.
G. M. Lorsqu’on a emménagé à Paris, on s’est revus assez rapidement. On était un peu les deux Belges qui débarquaient et on s’entendait bien.

Glenn Martens par Yann Morrison.

M. Tu vivais dans le 9e à ce moment-là ?
G. M. Non, j’habitais le 11e, dans un 12 m² rue Saint-Maur. Mon matelas était juste devant mon réfrigérateur et je devais rouler mon futon à chaque fois que je voulais accéder au frigo.
N. D. F. Moi j’étais dans un 18 m² rue du Nil dans le 2e, petit mais très charmant. On n’avait pas grand-chose quand on s’est installés, et surtout on travaillait beaucoup. Même s’il nous arrivait souvent de finir tard le soir, on se disait qu’on avait vraiment de la chance et une vie plutôt chic. On faisait des pique-niques sympas le soir après le boulot. Je me souviens qu’à l’époque on allait se balader dans les parcs qui restaient fermés la nuit, comme celui de Belleville ou des Buttes-Chaumont. Escalader les parcs, c’était notre manière à nous d’appréhender à la fois cette ville et une nouvelle vie.

M. Est-ce que vous aviez l’impression d’être des outsiders au début ?
G. M. Mes grands-parents parlaient français à la maison, du coup j’étais convaincu que je n’avais aucun problème niveau communication. Mais j’ai découvert assez rapidement à Paris que je parlais un français de bâtard flamand. J’avais un vrai handicap de langage. Après mon premier stage chez Jean Paul Gaultier, j’ai travaillé pour une boîte dont les bureaux étaient basés à Istanbul, du coup j’étais constamment en déplacement et c’était compliqué pour rencontrer des gens.
N. D. F. Quand j’étais chez Balenciaga, j’ai eu la chance de cotoyer des personnes dans le milieu de la nuit, c’était le seul moment où j’avais du temps pour moi. Au départ, je ne connaissais pas grand monde ici. Du coup, j’ai passé beaucoup de temps avec Glenn et d’autres copains dont je suis encore proche aujourd’hui.

M. Vous avez le même âge, pourtant vos univers sont très différents. Vous partagez des valeurs en tant que designers ?
G. M. Pour nous, c’est le concept qui prime, on a été éduqués de cette manière. Il y a aussi une forme de respect par rapport à notre milieu, le fait d’éviter de faire des vêtements médiocres ou paresseux. Il faut que chaque pièce ait une vraie raison d’exister, il n’y a rien de gratuit dans notre démarche.
N. D. F. J’ajouterais à ça notre respect de la matière. Le dessin n’est qu’une toute petite part de notre travail, car Glenn et moi sommes capables de fabriquer des habits. On sait monter une manche, on sait couper du cuir et on maîtrise cette partie technique du vêtement. On tourne autour du corps tous les deux aussi, et nos séances d’essayage sont vraiment décisives dans la construction de nos collections. On partage cet amour du vêtement, même si nous sommes actuellement à la tête de projets qui nécessitent d’autres savoir-faire que nous apprenons sur le tas.

M. Vous avez fêté vos 40 ans cette année. Est-ce qu’à 20 ans, vous imaginiez déjà une telle trajectoire ?
G. M. Mon grand-père était colonel dans l’armée belge et quand je lui ai dit que j’allais faire l’Académie d’Anvers, il n’arrivait pas à prendre mon choix au sérieux. Pour lui, la mode ça ne signifiait rien. Du coup, en première année d’études, je me souviens avoir dit à tout le monde que j’irais travailler à Paris, que j’aurais ma propre marque et que j’entrerais aussi dans une maison pour devenir son directeur artistique.

M. Tu avais déjà tout prédit, en fait. Et pour toi, Nicolas ?
N. D. F. C’était moins écrit pour moi, j’avais une idée beaucoup plus vague de ce que le futur allait me réserver. Quand j’ai fait mon stage de trois mois chez Balenciaga, j’ignorais qu’au final ils m’engageraient. Après, ça s’est bien passé et j’ai eu de la chance. J’étais déjà heureux de pouvoir apprendre tout le temps quand j’avais 20 ans. Pour Courrèges, je pense que j’étais prêt même si je ne l’avais pas véritablement cherché. C’était la bonne offre au bon moment, tout simplement.

Nicolas Di Felice par Yann Morrison.

M. C’est quoi pour vous la belgitude ?
G. M. La Belgique n’est pas forcément connue pour sa beauté, ce qui force des personnes créatives comme nous à la chercher dans des aspects inattendus. Les Belges savent écrire des histoires singulières et anticonformistes, parce que d’une certaine manière on trouve des surprises partout.

M. Est-ce qu’il y a une forme d’ironie dans votre humour ?
G. M. Chez moi, oui.
N. D. F. Il n’y a pas d’ironie dans mon travail, en revanche, ce qui est assez beau en Belgique c’est que nous ne sommes pas traditionnellement un pays mode. Je dirais même que c’est la notion de style qui définit nos meilleur·e·s designers. C’est pour ça que beaucoup de stylistes belges ne se démodent pas, comme Ann Demeulemeester. Je suis un fan de la première heure, même si ça ne se voit pas forcément dans mes vêtements. La mode belge, c’est plus une évolution qu’un changement de direction
tous les six mois. C’est aussi une recherche de sincérité et d’honnêteté.

M. Qu’est-ce qui vous amuse le plus dans la mode parisienne ?
N. D. F. C’est la mode en général qui m’amuse, et je pense qu’elle est désormais plus mondiale que parisienne.
G. M. Il y a ce côté AbFab qui me fait toujours rire dans la mode, et tous les clichés qui vont avec. C’est plutôt ce qui est autour du milieu que je trouve drôle aujourd’hui, bien plus que ce qu’il se passe au sein des maisons parisiennes. Ce côté folklorique, on l’a plus autour qu’à l’intérieur du cercle.

M. Le thème de notre numéro est l’audace. Qu’est-ce que ce mot veut dire pour vous en 2023 ?
N. D. F.  Si je reprends la définition du dictionnaire, il y a cette idée de confiance et d’absence complète de peur face aux obstacles. Essayer d’être soi-même, c’est la définition de l’audace pour moi aujourd’hui. Nos métiers sont très construits et la sincérité doit être envisagée comme une forme d’audace.

M. Est-ce que ça te parle, Glenn ?
G. M. Complètement. J’ai accepté de travailler pour Diesel car il y avait un vrai défi à relever, hors d’un contexte luxe dans lequel on m’attendait sans doute. Il y a toujours eu une forme d’audace dans cette marque, surtout dans sa manière de communiquer. Ce qui est excitant aussi, c’est de pouvoir parler à une communauté beaucoup plus large que celle visée par les maisons de luxe. Dans chaque campagne, j’insiste également pour que l’on prenne en compte une dimension queer, étant conscient du fait que dans certains pays où sont publiées ces images elle n’existe pas encore, tant au niveau légal que politique, la liberté de vivre pleinement son identité, d’être libre dans sa sexualité. En outre, quand je suis arrivé chez Diesel, seulement 3 % de nos tissus venaient d’une production durable. À l’heure actuelle, nous sommes déjà à 57 %.
N. D. F.  C’est vrai que tu as fait preuve d’une certaine audace avec ce reboot de Diesel… Pour moi, c’est un super bel exemple pour illustrer notre thématique.

Diesel SS24.
Diesel SS24
Y/Project SS24
Y/project SS24

M. Vous pensez que la mode a encore le pouvoir de faire évoluer les mentalités et d’influencer nos opinions ?
N. D. F.  Une marque, ça n’est plus juste des vêtements. Les communautés que les campagnes Diesel mettent en avant actuellement ne sont pas forcément représentées ailleurs et, en ce sens, l’image participe au changement qui va faire évoluer une société vers davantage de tolérance et une ouverture d’esprit plus large. Les grandes fêtes organisées par Courrèges sont aussi une manière de démocratiser notre offre artistique, et surtout de créer une communauté autour de nos valeurs centrales. Certaines grandes marques ne veulent pas s’aventurer sur ces terrains, ni mettre en avant des communautés qui font partie de notre quotidien.
G. M. Je dirais même qu’aujourd’hui, en tant que directeurs artistiques, ça relève de notre responsabilité. Car les messages véhiculés sur les réseaux sociaux parlent directement à nos communautés.

M. Que pensez-vous de la starisation de certain·e·s designers qui étalent leur vie privée sur les réseaux sociaux ?
G. M. C’est bien pour eux·elles, si c’est ce qu’il·elle·s veulent. Mais ça ne correspond pas vraiment à ma manière de penser ou de travailler, même si je suis présent sur les réseaux sociaux. Après, chacun·e est libre de partager ce qu’il·elle a envie de montrer.
N. D. F. Je rejoins Glenn là-dessus, chacun·e est libre de le faire, même si je n’en ressens pas le besoin dans ma vie de tous les jours. Quand je suis entré chez Courrèges, on ne m’a pas demandé
ça non plus, donc j’ai presque envie de remercier mon patron. Franchement, quand c’est bien fait et de façon naturelle, c’est OK. Après, on suit plus certaines personnes que d’autres. Je pense que tout a le mérite d’exister, même si l’aspect vie privée ne devrait pas prendre le dessus sur le fait d’avoir de belles collections.

M. Anthony Vaccarello, par exemple, donne rarement des interviews. Raf Simons est peut-être le seul designer star belge. Est-ce que votre humilité ne rejoindrait pas cette notion de belgitude qu’on évoquait précédemment ?
N. D. F.  Je ne sais pas…
G. M. C’est vrai que peu de designers belges se mettent ainsi en avant.

M. Comment gérez-vous la pression des collections ?
N. D. F.  Nous sommes bien entourés, ce qui est très important. On travaille tous les jours, et le cercle autour de nous participe beaucoup à cet équilibre. Je prends aussi du temps pour moi, pour faire du sport par exemple.
G. M. C’était ton anniversaire la semaine dernière et j’ai vu les mêmes têtes que je connais depuis vingt ans. C’est un privilège d’avoir de telles amitiés, y compris avec des personnes qui sont en dehors de la mode. Pour revenir à la pression dont tu parlais, on finit par s’y habituer. C’est toujours stressant, évidemment.

Courrèges SS24
Courrèges SS24
Courrèges SS24.
Courrèges SS24

M. Il y a quelque chose chez l’autre que vous aimez particulièrement ?
G. M. Rien ! (rires) Non, en vrai, j’admire le fait qu’il sache très bien s’entourer. Nicolas est très fidèle. C’est ce qui le rend unique.
N. D. F.  Ce que j’admire réellement chez Glenn, c’est qu’il est fonceur, intelligent et qu’il n’a peur de rien. Il y va sans trop se poser de questions. Et il a aussi cette capacité à vivre le moment présent, que je trouve incroyable. C’est pour ça que je ne m’inquiète pas trop pour lui, malgré son rythme de travail.
G. M. J’avoue que je n’ai pas le temps de me poser trop de questions. Je suis mon instinct.

M. Est-ce que vous aimeriez marquer votre époque ? Ou pensez-vous l’avoir déjà fait ?
N. D. F.  Je n’y pense pas, personnellement. Au mieux, j’espère que je reflète une partie de mon époque et que je l’incarne. J’ose l’espérer, même si ça prend du temps.
G. M. Je suis complètement d’accord avec Nicolas. Il ne faut juste pas oublier qu’on travaille dans la mode. On n’est pas des Prix Nobel, ni là pour sauver des vies.

M. Au fait, c’était quand la dernière fois que vous avez fait preuve d’audace ?
G. M. Quand Nicolas a annulé la Summer Courrèges Party, en juillet dernier, je dirais qu’il a fait preuve d’énormément de courage.
N. D. F.  Tout était prêt et monté, les Djs étaient là, mais tout Paris et la France se soulevaient avec les émeutes après la mort de Nahel. Parfois, ça n’est clairement pas le moment et il faut savoir faire le bon choix. Cela dit, ce n’est que partie remise.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).