Indéniablement liée au concept de création et à l’histoire de la mode, l’audace est le moteur de tout·e jeune designer. Mais peut-on être audacieux·euse de la même façon en fonction de son genre, de sa sexualité et/ou de ses origines ? Réponse avec six jeunes créateur·rice·s qui incarnent le futur de la scène mode parisienne.

Une mode sans audace, ce serait comme une fashion week sans Cardi B : un plat réchauffé et insipide. C’est simple : sans audace, pas de création. Car c’est bien grâce à celles et ceux qui ont innové, pris des risques, cassé les codes ou défié la norme, en somme celles et ceux qui ont osé être eux·elles-mêmes, que la mode contemporaine est aujourd’hui ce qu’elle est. Mais, spoiler, tout le monde ne semble pas avoir droit à la même forme d’audace, en particulier quand on est un·e jeune designer indépendant·e queer, racisé·e et/ou porté·e sur l’écoresponsabilité. L’audace a un prix. Quelles sont alors les limites à dépasser ou celles à respecter, à l’heure où les inégalités et les discriminations n’ont jamais semblé aussi prégnantes dans notre société ? Et surtout, comment faire part de ce sentiment partagé ? Six jeunes designers incarnant le futur de la scène mode parisienne – Burc Akyol, Vincent Frédéric-Colombo de C.R.E.O.L.E, Jeanne Friot, Louise Lyngh Bjerregaard, Louis Gabriel Nouchi et Adeju Thompson de Lagos Space Programme – se confient à Mixte à propos de leur rapport à l’audace. Ici, chacun·e bouscule, modère, berce ou alarme, mais surtout remet en question sa propre position. Une chose est sûre : si la mode est encore pensée comme frivole par certain·e·s, la prise de parole de ces jeunes designers nous prouve que l’audace réside autant dans le vêtement que dans le discours de celle ou celui qui le défend.

Burc Akyol

 

Depuis 2019, le créateur éponyme de la maison de demi-couture, instaure à travers ses collections un dialogue entre Moyen-Orient et Occident, en déjouant les rapports de hiérarchisation usuels. Vainqueur du prix du pays invité (Turquie) au Fashion Trust Arabia l’an dernier, il était finaliste du prix LVMH 2023.

“L’audace, c’est exister. Tout simplement. Plus personnellement, c’est exister avec ma double identité française et turque. C’est une bataille de tous les jours, dans laquelle je dois prouver que je suis capable de faire un défilé très parisien avec des inspirations orientales sans que cela ne soit ‘cheesy’ ou ‘Mille et Une Nuits’. C’est d’ailleurs épuisant de voir que c’est l’unique référence mobilisée pour caractériser la culture du monde turc, arabe ou ottoman. On nous totémise, en quelque sorte. Pour me rendre intéressant aux yeux des Européens, je suis étiqueté ‘Turkish designer’, mais quand on veut m’assimiler, car mon travail est validé, alors je suis français. Je suis soit un bâtard soit un traître. L’audace, c’est peut-être simplement de le dire. Mais j’ai toujours peur de froisser et d’avoir l’air d’être ingrat par rapport à la place que j’occupe. Pourtant, c’est essentiel d’en parler, en particulier dans une société ou l’islamophobie grimpe. Le racisme n’est pas quelque chose d’abstrait. Il faut parler de saleté et donc parfois avoir les mots les plus laids. L’audace, c’est aussi d’exister dans un phénomène de la mode qui est mangeur d’argent. Au moment de notre défilé, en juin dernier, beaucoup d’articles de presse mentionnaient que nous étions placés à la même date que le premier show de Pharrell Williams pour Louis Vuitton. Je le rappelle, car cela oblige à être hypercréatif. Je n’ai certainement pas les mêmes moyens, mais ce n’est pas pour autant que ce que je propose relève de la débrouille – en matière d’exécution et d’exigence, les attentes sont les mêmes que celles d’une grande maison. Finalement, l’audace dans la mode, c’est de ne pas baisser les bras : accepter d’être un phénix et de renaître constamment de ses cendres. Un jour on peut être le it-boy et le lendemain personne. Pendant trois ans, personne ne savait que j’existais… La persévérance est nécessaire.”

Jeanne Friot

 

Passée par Duperré et l’IFM, la créatrice queer redéfinit la frontière du genre à travers un vestiaire écoresponsable. Elle présentait en juin dernier sa collection SS24 intitulée “SIREN”, faisant à la fois référence à la créature mythologique et à l’idée d’alarme. Jeanne invite ainsi à relire les contes qui ont forgé nos rêves et nos identités durant l’enfance, et à penser les récits queers réprouvés.

“Proposer une mode durable et créer un espace queer : pour moi, ce n’est pas de l’audace mais une nécessité. Ce qui est audacieux, c’est sans doute de le faire jusqu’au bout. Le principal challenge pour la dimension écoresponsable de mon vestiaire, c’est qu’il s’agit d’un nouveau modèle de production et de distribution pour l’ensemble de l’industrie. Quand on débute, c’est tenable, mais quand une marque grandit, que les commandes augmentent, que le réseau de distribution s’étend et que des boutiques naissent, il faut trouver de nouveaux moyens pour respecter cet engagement, et tout reste à inventer. Quant à la dimension queer de mon travail, mettre des garçons en jupe ou nus dans une longue robe de perle, c’est ma vision d’un monde idéal, celui dans lequel j’aimerais vivre. Mais ce n’est pas une réalité rêvée par tou·te·s, et dans le regard de certain·e·s, c’est audacieux – même si, en tant que créatrice, je suis parfois dans une bulle, je n’oublie pas les clivages du monde. Offrir ces représentations queers rêvées me semble donc indispensable. En les répétant, en les rendant claires, lisibles, elles finiront par s’imprégner lentement dans la société. C’est vital. Mais c’est vrai que, pour le réaliser, je dois moi-même constamment me challenger et sortir de ma zone de confort. Il y a évidemment plein de limites matérielles à l’audace dans la mode : faire 45 jobs, ne jamais savoir si tu vas avoir les moyens de produire la prochaine collection et payer tes équipes, le stress perpétuel de se dire que c’est peut-être la dernière saison… Mais en même temps, ça pousse à l’audace. Tu sautes. Tu oses. Si demain tout s’arrête, je pourrai me dire que je suis allée au bout de mes valeurs. Je pense que la plus grande audace aujourd’hui, c’est ça : aller au bout de ses convictions et rester authentique.”

Adeju Thompson de Lagos Space Programme

 

Vainqueur du prix Woolmark 2023 et finaliste du LVMH 2021, le créateur originaire de l’état du Lagos au Nigeria fonde en 2018 Lagos Space Programme. Il délivre un vestiaire inspiré de la culture queer des Yorubas et entame un récit décolonial, invitant l’Occident à repenser la diversité des cultures africaines.

“L’audace, c’est poursuivre ses rêves, et le faire en restant confiant. Je suis passé par des rejets, des échecs, des errances – des choses que l’on raconte peu. Aujourd’hui, je présente mes collections à Paris, j’ai gagné le Prix Woolmark et j’ai été finaliste du Prix LVMH. Souvent je me pince, mais c’est le résultat d’un travail constant, ardu. C’est mon engagement à l’audace. Continuer, c’est ce qui anime ma carrière. À présent, je suis fier de proposer une nouvelle vision de la culture africaine, de développer un design fort et d’autres narrations tout en éclairant la tradition de l’État du Lagos, victime de beaucoup d’incompréhensions et de stéréotypes. Cela ne m’a pas empêché d’avoir l’impression d’être un outsider. Je suis un homme gay noir, j’ai grandi dans la petite ville de Nuba où toute ma famille vit encore, et il m’a fallu du temps pour trouver ma voie – que ce soit en ce qui concerne ma queerness ou le rapport à ma culture. L’audace, c’est aussi être capable de constamment questionner son point de vue. Grandir, prendre le temps de déconstruire les choses. Plus je vieillis, plus mon approche du design évolue et s’affine, avec un mélange d’influences traditionnelles africaines et de références contemporaines européennes. Mon chemin dans la queerness est lui aussi mouvant, évolutif : je lis beaucoup et j’apprends chaque jour. Au-delà de ça, s’il y avait une limite que je pourrais appliquer à ma propre audace, ce serait sans doute de ne pas avoir eu les bonnes structures pour soutenir la mode et la création dans mon pays. Au Nigeria, si tu es un designer indépendant, tu es seul et il faut vraiment avoir de l’audace. Mais cela nous oblige à expérimenter. Quand on arrive à Paris, on découvre ce qu’est une industrie de la mode ! Aujourd’hui, mon challenge, c’est de pouvoir continuer à présenter mes collections ici. Paris ne définit pas ce que je suis ou ce je fais : c’est le lieu qui me permet de montrer qu’il existe une culture queer forte au Nigeria, et qui me permet aussi de diffuser à grande échelle de nouvelles images de ce pays.”

Louis-Gabriel Nouchi

 

Le lauréat du grand prix de l’ANDAM 2023 a fondé en 2017 sa marque éponyme, à travers laquelle il bouscule les stéréotypes masculins forgés par le système patriarcal. Connu pour ses défilés au casting inclusif (âge, origine, corps), il a ouvert en 2020 sa première boutique dans le 11e arrondissement de Paris.

“L’audace que j’admire, c’est celle des gens qui ont su faire bouger les mentalités et dont la vie a eu un impact – des grands noms comme Simone Veil ou le clinicien Jacques Leibowitch qui ont fortement contribué aux avancées dans la recherche sur le VIH. Dans la mode, je pense à Madame Grès, et plus récemment à Rick Owens. D’une manière générale, je me réfère plutôt aux personnes minorisées. Les gens ne se rendent pas compte à quel point le fait d’être homosexuel a déterminé mon regard sur le monde. Tu t’en prends trente fois plus dans la gueule, tu subis… Comme toute personne qui n’est pas un homme blanc cis-hétéro dans cette société. Est-ce que ça m’a rendu plus audacieux pour autant ? Je pourrais l’être davantage, en étant plus radical dans mes créations… Mais pour une marque avec cinq ans d’existence, qui déconstruit à ce point les masculinités en montrant des corps différents et joue avec la transparence et la fluidité, je crois que c’est déjà pas mal. On peut voir ça comme une forme d’audace. Cela dit, il faut trouver un équilibre dans la manière de la communiquer. Ça prend du temps. Quel ton adopter ? Comment (se) montrer ? Je n’ai aucun problème à dire que je suis gay, juif, et aucun problème avec mon milieu d’origine : c’est ce que je suis. Mais je crois que le hurler exclurait des gens et les empêcherait d’entrer dans mon cercle. Aujourd’hui, la clientèle LGN est très diversifiée, et je suis persuadé que c’est ce qui constitue notre force. Dans un contexte d’embrasement, où les discours et les positions sont polarisé·e·s par des extrêmes, la véritable audace serait finalement de réunir. Je ne suis pas naïf, mais à mon échelle, avec la visibilité que ma marque acquiert, c’est aussi de l’ordre de ma responsabilité que de réfléchir à ce que je dis et ce que je fais. Quoi qu’il en soit, je continue d’assumer mes choix personnels les plus profonds. Et s’il y a bien un piège que l’audace peut me tendre et dans lequel j’évite de tomber, c’est celui qui pousse à être racoleur, à facilement céder à l’appel des sirènes, à provoquer gratuitement dans l’espoir de buzzer. Si le coup de gueule n’est pas sincère, sans travail sur le sujet et doublé d’un vêtement qui n’est pas de qualité, alors c’est perdre toute consistance.”

Louise Lyngh Bjerregaard

 

Passée par la Central Saint Martins à Londres, puis Eckhaus Latta et Anne Sofie Madsen, la créatrice danoise a construit un vestiaire entre prêt-à-porter et couture, underground et artisanal, qui se base sur la mise en avant des savoir-faire. Finaliste du prix Zalando Sustainability Award 2021, elle présente les collections de sa marque éponyme à Paris depuis 2021.

“Avoir une marque artisanale indépendante en 2023 peut être perçu comme une forme d’audace. Tout du moins, c’est un privilège que je défends. Pour moi, la priorité est de conserver ma liberté pour explorer les techniques. Je peux faire des pièces commerciales, mais le cœur de mon travail demeure et reste l’artisanat. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait tomber amoureuse de la mode. Aujourd’hui, il est important d’avoir le courage de raconter les histoires auxquelles on croit, et ce, sans rien attendre, sans se demander si cela sera populaire sur Instagram ou ailleurs, par exemple. Je pense que c’est vraiment une façon de prendre des risques. Il y a quelque temps, j’ai fait une robe en tricot transparente qui est devenue un grand hit sur Instagram. Après réflexion, je me suis refusée à reproduire indéfiniment cette robe que les gens ont aimée. Je ne voulais pas être prisonnière de cette fame “Insta” et je ne voulais pas manquer l’opportunité de trouver de nouvelles idées pour créer des pièces. Mon audace, c’est de savoir (me) dire non ; c’est d’écouter mon besoin et d’explorer à 100 % qui je suis en tant que directrice artistique et designer. Si j’avais fonctionné en pensant à ce qui allait être populaire ou non, jamais je n’aurais créé mon vestiaire ni appris le travail du cuir, de la maille… Aujourd’hui, je continue d’imaginer des pièces qui n’existaient pas, je challenge les silhouettes et je repousse l’histoire et les limites des savoir-faire. Parfois, je crée toute une collection en deux semaines et rien ne m’arrête. Je n’ai juste pas le temps, car quand on est indépendant·e, il y a tellement à faire. Alors, je suis comme un cheval de course, et la seule chose que j’ai à l’esprit, c’est que je dois courir. C’est un courage qui demande des sacrifices personnels et professionnels énormes, mais grâce auxquels j’apprends constamment. L’indépendance et la débrouillardise financières sont aussi une forme de fierté. Pour moi, les gens qui n’ont pas de limite d’argent ne sont pas inspirants. Ce qui me parle, ce sont les personnes dédiées à leur travail et à leur art qui, comme moi, partent de rien et parviennent à faire leur propre chemin tout en restant fidèles à leur vision ; et ce, malgré les difficultés.”

Vincent Frédéric-Colombo de C.R.E.O.L.E

 

Figure de la mode et des nuits parisiennes avec les soirées LA CREOLE, il a lancé en 2021 sa marque qui vient tout juste d’intégrer le calendrier officiel de la fashion week parisienne masculine, au sein du showroom Sphère. L’occasion pour le créateur de montrer à travers C.R.E.O.L.E son envie de déconstruire les stéréotypes ostracisant les masculinités créoles.

“L’audace réside dans le fait d’agir ! Nous vivons dans un monde qui éveille les consciences, toujours en quête d’exemples ou de modèles : la perfection ultime n’est pas atteignable, mais cela ne doit pas empêcher d’entreprendre. Plus particulièrement dans la mode, l’audace réside dans le fait de ne pas répondre aux attentes du moment, et d’avoir un propos clair et singulier à la fois. Ce que j’aime, c’est l’aspect irrévérencieux que peut avoir un·e designer, en marquant sa différence avec le pouls de son époque – il ne faut pas avoir peur de diviser dans les limites du respectable. C.R.E.O.L.E est une marque indépendante qui porte un message audacieux en valorisant les communautés créoles minorisées et qui montre la diversité de leurs incarnations. L’objectif est de parler au plus grand nombre en s’extirpant des carcans exotisants qui nourrissent certains imaginaires. Le but étant de s’inscrire dans un mouvement de pensée tel que celui lancé par le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant. Si je devais malgré tout nuancer mon propos, ce serait en disant qu’il faut être conscient du sujet qu’on traite et vigilant quant au message délivré. Est-ce que l’on cherche à provoquer, dénoncer ou susciter l’attention ? Les démarches peuvent être aussi bien clivantes que fédératrices. Tout peut rapidement avoir une portée politique, sociale, communautaire, sexuelle… Il n’est pas rare de voir certaines démarches artistiques toucher à des sujets d’identité, de genre ou d’histoire et heurter des sensibilités parce qu’elles se réfèrent à des stigmatisations. La liberté d’expression ne peut pas annihiler le produit des luttes sociales pour la recherche de reconnaissance. En somme, l’audace créative ne réside pas à mon sens dans le radicalisme ni le séparatisme, mais dans la création d’espaces de médiation et de réflexion sur un sujet posé avec des acteurs légitimes. Aujourd’hui, il est nécessaire d’ouvrir des débats et de mettre en place des actions sincères, sans entrer dans une utopie ou une dystopie idéalisée et fantasmée. Nous avons trop accès à l’information pour nous enfermer dans l’ignorance !”

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).