ROBE DE SOIRÉE BRODÉE DE CRISTAUX, GUCCI.

Contributrice régulière de Mixte, l’autrice et journaliste Tara Lennart a imaginé pour notre numéro Euphoria ce récit de science-fiction se déroulant dans un monde où la faculté naturelle à ressentir de la joie aurait disparu…

Je t’écris depuis le passé.

Je sais, tu feras une drôle de tête en me lisant, puisque tu recevras ce message dans quelques minutes, quand je l’aurais terminé. Il arrivera en une fraction de seconde sur ton récepteur, mais ce sera comme si je l’avais écrit il y a plus de soixante ans. Soixante-dix, peut-être. Depuis combien de temps sommes-nous ensemble, déjà ?

Je ne sais pas si tu te souviens, on est venues ici, autrefois. Avant la Grande Crise, avant la redistribution des cartes planétaires, les catastrophes écologiques, politiques et sociales des décennies passées.

On a survécu, toi, moi et quelques-un·e·s de nos proches. On est en bonne santé, à notre âge numérique frôlant la centaine, grâce aux progrès médicaux accomplis en un temps record. Tu te doutes bien que je ne vais pas critiquer ces avancées. Elles nous permettent d’être toujours là, en vie, en forme. Elles ont transformé le cauchemar des années 20 et 30 en monde unifié où destruction ne rime plus avec richesse et où plus grand-chose ne manque.

Enfin, paraît-il. Je suis “Consultante en us et coutumes du début du XXIe siècle”, pas observatrice politique. Est-ce qu’on ne manque vraiment de rien, est-ce qu’on nage tou·te·s en plein bonheur, en pleine sérénité sans la moindre volonté de rébellion ? Je ne sais pas.

Est-ce que le Composé, qui programme à loisir nos émotions sur une simple vaporisation, ne finit pas par nous abrutir ? Qui ne voudrait pas, après tout, ressentir un bien-être discret mais persistant tous les jours de sa vie ? Est-ce qu’on n’aurait pas finalement créé ce qui va encore nous envoyer dans le mur alors qu’on voulait juste travailler à contrebalancer chimiquement la dépression et la violence ?

Je t’entends d’ici penser que je critique toujours tout. De quoi pourrais-je encore me plaindre ? Est-ce qu’un potentiel abus d’un conditionneur d’émotions serait vraiment grave ? Surtout d’émotions positives ? Pour moi, oui.

Dis-moi quand les gens autour de nous ont perçu les choses par leurs propres moyens ? Ont eu réellement peur devant un film ou été dévorés par le chagrin à un décès, pleuré de bonheur en faisant l’amour ? Même toi et moi, qui prenons si peu de Composé depuis des années, est-ce qu’on arrive à accéder pleinement à nos ressentis ? Ces émotions qui nous chamboulaient tant, qui nous faisaient trembler, frémir, qui rendaient nos instants de vie plus intenses, plus vertigineux, est-ce qu’on sait encore de quoi elles sont faites dans nos cellules ?

Je ne sais plus ce qu’est la Joie. Je me souviens l’avoir ressentie ici. Ici où je voulais vivre, avant la Grande Crise. Et où je ne désespère pas de finir mes jours avec toi, même si s’éloigner des Noyaux de Vie Commune est considéré comme une étrange lubie.

On a lutté tellement fort pour ne pas reproduire la violence du passé qu’on a oublié de préserver le libre arbitre envers et contre tout. C’est mal vu de penser ça aujourd’hui, je sais. Il y a un prix à payer pour cette paix, cette sécurité, pour la disparition quasi totale des meurtres, des viols, des conflits. Pourquoi ne pas donner de nous pour contribuer à une société enfin civilisée, ou presque ? Ça se tient, du point de vue du Contrat Social.

Mais regarde. Est-ce qu’il n’y a plus de protestations ni de révoltes parce que tout va bien ou parce qu’on est comme une escouade de chats repus de pâtée ? Est-ce qu’il n’y a réellement plus de problèmes ou est-ce qu’on a oublié le sens du mot “problème” à force de programmer nos cerveaux en mode “tout va bien” ?

Qu’est-ce qui nous dit qu’on vit vraiment ce bien-être, et qu’on ne vit pas dans une projection du bien-être ? Je suis trop vieille pour faire la révolution, toi aussi. Nos corps sont rénovés et entretenus comme des horloges suisses, je n’ai pas envie de perdre ce privilège. Je ne veux pas faire la révolution, je veux juste interroger : provoquer des émotions chimiquement les fait-il exister pour de vrai ?

Je ne suis pas en train de dire que les instances qu’on élit tous les ans pour prolonger nos opinions, et plus pour nous diriger, abusent. Je dis juste que je ne m’y retrouve pas et m’interroge sur le rôle de ce Composé dans cette unité mondiale.

En tout cas, je n’en veux plus. Je veux retrouver cette sensation que je n’ai plus réussi à identifier, comme quand les rêves laissent une brume qui s’évanouit à l’instant où on ouvre les yeux. Ou laissaient, puisque le Composé nous permet aussi de mémoriser nos rêves et de les provoquer. J’ai une idée intellectuelle de la Joie, mais elle reste inaccessible émotionnellement. Un comble, non ?

Mais revenons au passé. Tu te souviens de cet endroit, entre deux montagnes immenses, cette plage protégée du vent où on avait aperçu une baleine ? C’est à l’ouest de la grande île, ou de ce qu’il en reste depuis la montée des eaux. Cet endroit avec ses pics de montagnes déchiquetées qui ressemblent aux épines dorsales d’un dragon. Là où j’ai ramassé des petits cailloux marbrés sur la plage de galets et de sable grossier, comme il y avait dans cette partie du globe. Je t’avais offert une pierre qui venait de là-bas, quand on s’était rencontrées. Une manière parmi d’autre de dire “je t’aime”.

Quand je ramassais des cailloux, à chaque voyage solitaire, je faisais des vœux en les glissant dans mes poches. Je les ai oubliés, eux. Un vœu, c’est volatil. Je me souviens de ce fragment d’émotion, ce battement de cœur différent. Ce mélange d’humilité et de bien-être, de sérénité, de volonté, de paix. Les larmes qui venaient, quelquefois, comme pour signer un trop-plein de ressentis.
Dis-toi que c’est un bout de pierre marbrée, ramassé il y a six ou sept décennies, avant de te rencontrer, avant la Grande Crise, qui génère tout ça. C’est lui la clé, c’est lui qui m’a rappelé ce qui me manquait tant. Pas l’époque d’avant, mais mes émotions d’avant. Cet instinct maladroit, cette fragilité devant nous-même, cette surprise.

Il fait peut-être plus chaud, je ne me rends pas bien compte, je vieillis. Mais il y a de la neige sur le Pic de l’Aigle, l’air est froid et piquant, le ciel s’éclaircit après la tempête qui a déposé un voile poudreux et immaculé sur les montagnes. La route n’a pas changé, elle serpente le long du vide. Peut-être que l’eau est un peu plus haute au pied des falaises, mais la plage n’a pas été engloutie. Le silence est toujours là, ponctué par le souffle des vagues et les cris de quelques oiseaux. Le peu de soleil qui dépasse de l’horizon va bientôt se coucher, un rose poudré habille doucement les étendues neigeuses. Il y aura des aurores, ce soir. Je ne les photographierai pas, je les regarderai danser pour nous. J’ai pleuré la première fois que j’en ai vu, pleuré de joie et d’émerveillement, pleuré en sachant qu’un jour, je me souviendrai d’avoir été heureuse sur cette colline, par moins vingt degrés, seule avec mes raquettes et mon appareil photo. Je savais qu’il fallait garder des bribes de bonheur au fond de son cœur comme les écureuils font des provisions de noisettes. J’ai créé des perles de Joie.

J’ai toujours rêvé de photographier les instants chéris pour les regarder dans les moments sombres. Je ne pensais pas qu’un jour je perdrais la notion de la Joie comme on perd une photo de famille.

Je peux t’avouer une chose ? Je n’ai jamais pris de Composé dans notre quotidien. Jamais je n’ai voulu avoir une image chimique de toi, ni voulu que tu me vois sous un jour certes meilleur mais factice. Je prenais du Composé pour arriver à interagir normalement avec mes collègues, dans la pleine période de mon activité professionnelle, quand je suis devenue cette conférencière très demandée. Je pense que tu n’en as jamais pris non plus pour peindre ni pour faire l’amour. Ni juste pour sourire au réveil, comme beaucoup de gens le font.

Je t’écris au fur et à mesure que je marche, là maintenant. Mais je retrouve les pas de la première fois ici, quand je n’imaginais pas encore te rencontrer, quand je n’imaginais pas non plus qu’on devrait apprendre à survivre. Quand je t’ai amenée camper sur cette plage, je ne pensais pas qu’on se marierait. Je ne pensais pas qu’on aurait à survivre à deux, encore moins qu’on y arriverait.

Je t’écris du passé et je pense à toi.

Cette bulle qui monte en moi et me fait venir les larmes aux yeux, je crois que c’est ça qui me manquait. Pleurer devant quelque chose qui nous dépasse et qui contient tellement de nous. Est-ce qu’on peut aimer sans ressentir ça ? Sans vaciller sur la crête d’émotions si puissantes, si naturelles, est-ce qu’on est en vie ?

Même si certaines îles ont disparu, d’autres ont été épargnées. Celle sur laquelle je suis a gardé une part de mon cœur, une part de notre histoire. Il y avait un poète anglais qui parlait de retenir l’infini dans la paume de sa main et de voir le monde dans un grain de sable. Il était visionnaire, il savait sans doute qu’un jour, on trouverait la joie dans un morceau de nature sur une plage balayée par les vents nordiques.

Rejoins-moi. Viens sentir le vent sur tes joues, la neige qui fond dans tes cheveux. Viens écouter le cri des aigles, qui ne sont plus en voie de disparition depuis longtemps. Viens entendre le crissement de nos pas dans la neige fraîche, viens voir ce rose des couchers de soleil arctiques. Viens, les aurores boréales vont danser pendant plusieurs jours, le ciel se dégage le soir. Bientôt, ce sera la nuit permanente pendant quelques semaines. Viens, ça ne pollue plus de voyager, on a des avions solaires et silencieux. Viens, il n’y a plus trop de touristes, vu que les mondes virtuels séduisent plus que les randonnées par moins vingt. Viens, on fera un feu pour griller des marshmallows en attendant la levée des lumières polaires. Viens, je veux t’entendre chanter en regardant la mer, des airs oubliés qui parlent aux éléments et aux étoiles. Viens partager le trésor que je viens de retrouver. L’éternité dans un sourire. La joie. Viens.

Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2023 EUPHORIA (sorti le 27 février 2023).