Collage de photos extraites du compte instagram “Black and Gay, back in the days”, sur Instagram.

Dans son texte “Peau noire, masque arc-en-ciel” publié dans l’ouvrage collectif “Pédés” (éd. Points), le journaliste et auteur Anthony Vincent aborde des points fondamentaux de la lutte contre l’homophobie. Il y est notamment question de luttes intersectionnelles, de la pluralité des identités queer, d’amour propre. Et d’amour tout court. Rencontre.

Ouvrage collectif coordonné par Florent Manelli et cosigné par sept autres auteurs, dont le journaliste Anthony Vincent, Pédés repolitise les luttes gay et reflète les vécus d’une génération queer qui, malgré l’obtention du mariage pour toutes et tous, continue de se battre pour faire entendre ses revendications et ses besoins. Dans son texte très intime intitulé « Peau noire, masque arc-en-ciel », Anthony Vincent développe le sujet des discriminations intersectionnelles, dont ce refus de la complexité que les personnes cishétéros projettent sur les personnes racisées LGBTQIA+.

Mixte. Comment s’est déroulée l’écriture de Peau noire, masque arc-en-ciel, qui est ta première expérience littéraire ?
Anthony Vincent.
Je pense que mon écriture journalistique est très présente dans ce texte. J’y reprends des thèmes d’actualités avec beaucoup de pédagogie, en m’adressant à l’ado que j’ai pu être, mais aussi aux ados d’aujourd’hui et de demain, ou encore aux personnes LGBT+ et à leur entourage qui auraient besoin de guide pour comprendre certains termes comme l’homonationalisme ou le pinkwashing. Mais utiliser le je m’a apporté le désir de m’éloigner de mon écriture journalistique pour aller vers une plume plus littéraire.

M. Dans le titre de ton essai Peau noire, masque arc-en-ciel, la notion de masque est associée à l’identité queer. Est-ce que tu pourrais expliciter cette idée ?
A.V.
Ce titre est une référence à Franz Fanon, et son essai Peau noire, masques blancs sur les conséquences psychologiques de la colonisation notamment. Je m’intéresse à l’idée de l’entrelacement et de la superposition de différentes identités sociales. Par exemple, j’ai conscience d’être perçu dans un premier temps comme un homme noir, puis comme queer. Parfois, ça me protège de certaines violences, parfois, ça m’y expose. Dans un cas comme dans l’autre, ça craint. Mais la notion de masque traverse plus particulièrement l’expérience queer : c’est une façon de « faire genre », c’est-à-dire de feindre une certaine hétérosexualité et cisidentité pour passer entre les mailles du filet du rappel à l’ordre cishétéropatriarcal. J’ai passé une enfance à faire semblant, ce qui a été source de violence intériorisée, d’autosurveillance et d’autopunition. Ce masque, les personnes queer continuent de le porter parfois même après leur coming out : au moment de chercher un travail, un logement, lors d’une consultation chez le médecin… Car, vivre démasqués, ça expose à certains risques.

Portrait d’Anthony Vincent.

M. Il est aussi question dans ton texte de la difficulté de se construire quand on cumule plusieurs oppressions.
A.V.
Absolument. En ce qui me concerne, j’ai d’abord eu conscience d’être noir avant d’être queer, notamment parce que c’est quelque chose qui était explicité par mes parents. Quand j’ai compris que j’étais queer et que je l’ai accepté, ça m’a permis de revoir mon identité noire. Cette identité plurielle, j’en ai fait une arme, un outil de lecture du monde, et ça m’aide beaucoup dans mon métier de journaliste. En effet, quand on est à la marge de la marge, on a une vue imprenable sur la société. On arrive mieux à voir les enjeux de race, de classe, de genres et de sexualités, ainsi que leurs angles morts. Ce qui m’a souvent aidé dans les moments difficiles, c’est de choisir parfois de me ressourcer en non-mixité, avec des gens qui vivent les mêmes violences systémiques que moi au quotidien, et qui ne vont pas me soupçonner d’exagérer, de mentir, ou d’être paranoïaque.

M. Tu es passionné de mode, tu en as d’ailleurs fait ton métier, mais tu expliques dans ton texte avoir longtemps refoulé cette passion.
A.V.
Dans ce refoulement de mes goûts, il y avait beaucoup d’homophobie intériorisée. Dans mon esprit à l’époque, si j’assumais mon amour pour la mode par exemple, j’avais l’impression que ma sexualité allait être révélée au grand jour, parce que beaucoup de raccourcis sont faits par homophobie, et je les avais moi-même intériorisés. Mais à mesure que j’ai assumé mon identité de personne queer et déconstruit ma propre homophobie intériorisée, j’ai assumé en même temps mes gouts.

M. Tu as évoqué le soudain intérêt pour les droits des personnes LGBT+ des dirigeants européens à l’occasion de la coupe du monde de football qui a eu lieu au Qatar : pourquoi ?
A.V.
Le football est le sport le plus populaire, rémunérateur et surexposé médiatiquement et politiquement. C’est un miroir grossissant de notre société, qui en révèle énormément de contradictions. Et je trouve intéressant de voir qu’on mette autant d’intérêt autour d’un brassard arc-en-ciel, alors qu’à la fin de la journée, peu importe qui a porté le brassard ou non, cela n’a rien changé aux droits des personnes LGBT+ au Qatar ou ailleurs. Tout ça, ce sont des histoires de performativité, de symboles creux, et c’est ça qui me dérange profondément. C’est un exemple symptomatique de l’instrumentalisation des droits des personnes LGBT+ à des fins marketing et politique.

“Two Young Men and Waves”, 1985.Photographie de Patric McCoy extraite de l’exposition “Patric McCoy: Take My Picture” organisée à Chicago, Wrightwood 659, jusqu’au 15 juillet 2023. Une campagne de crowdsourcing est organisée jusqu’au 1er Août 2023.

M. Tu écris : « J’ai pu constater qu’être queer peut donner à certaines personnes blanches l’impression que je serais moins sauvage que les autres. Comme si cela me blanchissait ». À quoi cela fait-il référence ?
A.V.
Il y a énormément de cultures à travers l’histoire qui acceptaient ce que l’Occident coderait comme des personnes queer en Afrique ou en Asie, et c’est la colonisation qui a réduit leurs droits et existences à peau de chagrin. La colonisation a fortement contribué à imposer un binarisme absolu en matière de genres et de sexualités. Quand je dis que ça me blanchit, ça montre à quel point on a l’impression que les personnes noires n’ont pas le droit à la complexité, pas le droit à une humanité pleine, nuancée. Nous sommes réduits à des clichés archétypaux. Ça montre également à quel point les personnes noires sont perçues comme des bêtes agressives. Quand on est noir et queer, on peut être perçu comme un peu moins aggressif. et ça en dit long sur les biais racistes des personnes qui pensent de cette façon.

M. Tu finis ton texte en parlant du care comme d’un projet politique au sein de la communauté LGBT+. Est-ce que c’est une piste que tu souhaites explorer ?
A.V.
En s’appelant Pédés en tant que collectif, ça dit de nous que nous sommes unis par l’homophobie, certes. Mais, nous sommes aussi unis par toute une culture, des histoires, des esthétiques communautaires, ainsi que de la joie et de la tendresse elles-aussi communautaires. Je pense que les personnes queer ont davantage tendance à redéfinir les relations de façon moins binaire que les personnes hétéros, en naviguant plus facilement entre amour, amitié, etc. Et ça, je pense que c’est quelque chose de très précieux. Ça nous donne des clés pour s’aimer autrement, pour soigner autrement, c’est un amour qui peut être thérapeutique. C’est un amour qui peut être révolutionnaire, et il passe avant tout par l’amour-propre qui est loin d’aller de soi dans nos sociétés encore rongées par l’homophobie.

“Smoke Clouds”, 1985. Photographie de Patric McCoy extraite de l’exposition “Patric McCoy: Take My Picture” organisée à Chicago, Wrightwood 659, jusqu’au 15 juillet 2023. Une campagne de crowdsourcing est organisée jusqu’au 1er Août 2023.

“Pédés”, publié aux éditions Points, juin 2023.

“Dans une société qui peine à lutter contre l’homophobie ambiante, la communauté gay est éreintée par ses luttes. Stigmatisée, insultée et tuée, elle est pourtant bien plus richeet complexe que les multiples préjugés à son encontre laissent penser. Avec la volonté d’amorcer une prise de conscience, ce collectif de huit militants, journalistes, écrivains et artistes explore les homosexualités masculines contemporaines en France. Ensemble, ils imaginent une nouvelle solidarité au sein des luttes gays. Comment se libérer des normes établies par la société, tout en faisant partie d’une communauté, elle aussi en prise avec des carcans patriarcaux, coloniaux et classistes ? Comment combattre les discriminations à l’extérieur comme à l’intérieur de la communauté homosexuelle ? Reflet d’une génération qui se construit en dehors de l’hétéronormativité, cet ouvrage se veut pédagogique, politique et fédérateur”.

Sous la coordination de Florent Manelli. Avec les textes de Jacques Boualem, Camille Desombre, Adrien Naselli, Julien Ribeiro,
Ruben Tayupo, Nanténé Traoré et Anthony Vincent.