C’est émouvant de voir un grand écrivain naitre sous vos yeux. C’est qu’on se dit en dévorant « Comment sortir du monde », premier roman de Marouane Bakhti qui offre ici un récit intense à l’écriture serré et poétique. L’histoire d’un jeune garçon homosexuel qui “pousse” tant bien que mal entre un père d’origine marocaine et mère blanche, entre l’incompréhension des siens et un racisme suffocant des autres. Ce petit livre rose est aussi une exploration vaillante du désir gay, de la religion et de la France périphérique. À 25 ans, l’auteur offre à la toute jeune nouvelle maison d’édition sa première parution et son premier succès de librairie.
Mixte. Ça fait quoi d’entrer dans le monde avec un roman qui s’appelle « Comment sortir du monde » ?
Marouane Bakhti. Ça permet d’habiter une forme d’ironie que je pratique dans la vie. Evidemment, quand j’ai commencé à écrire le livre, je ne pensais pas du tout à sa réception. Encore moins à son succès. Je dis ça sans fausse humilité. J’ai juste tendance à enfouir les choses. C’était plus facile ainsi. Puis les gens des Nouvelles Editions Du Réveil ont lu le texte et ont eu envie de le publier. J’avais confiance en eux donc je les ai suivis dans cette aventure.
M. Ton personnage parle de sa difficulté à se positionner vis-à-vis de ses origines. Il écrit “mes radicelles boivent l’eau des marécages de la Loire-Atlantique mais ne me tiennent pas debout.” C’est un déraciné ?
MB. Si son père est déraciné, mon personnage lui est un non-enraciné. Il grandit dans une famille où existe un récit permanent de l’exil. Très vite, nait dans sa tête cette métaphore de la plante qu’on arrache et qu’on essaie de replanter ailleurs car c’est comme ça son père vit l’idée d’intégration et qu’il la transmet à son fils. Cette idée qu’on puisse être replanté ailleurs brutalement, sans égard pour le reste de sa culture qu’il doit perdre. Aujourd’hui je suis adulte. je sais qu’on peut exister dans les failles. Beaucoup de gens vivent ainsi et sont plutôt heureux, je crois. Mais quand on est jeune, on est hypersensibles aux attentes des adultes. On grandit entre deux camps. Et c’est très compliqué.
M. Le livre raconte parfaitement à quel point le racisme est logé dans toutes les cellules de la société française. C’était ton ambition ?
MB. C’est le plus compliqué: faire face à la polymorphie du racisme. Voir à quel point il est partout. Tout le temps et dans tous les milieux. C’est un mal incroyablement transversal. Evidemment, c’est présent pour le personnage du début à la fin du livre. Quand il quitte son milieu pour celui de la ville, ce monde dont il a longtemps rêvé, il rencontre des gens qu’il n’aurait jamais soupçonné être eux aussi atteint par cette maladie qu’est le racisme.
M. Jusque dans le cabinet du psy. Il y a une scène saisissante où le personnage comprend que son analyste est elle aussi façonnée par les préjugés raciaux. La charge mentale est très lourde pour les personnes racisées…
MB. La psychanalyse et les liens raciaux, c’est un vrai sujet. C’est un rapport humain avant tout et les psys ne sont malheureusement pas exempt de la culture dans laquelle ils ont grandi… C’est vrai, c’est épuisant de faire face aux préjugés. D’une certaine manière, cette scène libère le personnage. Il se rend compte que les gens qu’il a détesté ne sont ni meilleurs ni pires que ceux qu’il voulait si fort rencontrer. Ça le force à passer dans l’âge adulte. Même si elle est brève, cette scène chez le psy est symptomatique.
M. Ça te va si on dit que c’est un roman courageux ?
MB. Dans tous les livres qui valent le coup, il y a toujours une part de l’auteur, de sa vulnérabilité. En tout cas, c’est dans la littérature qui me fait vibrer. Au tout début, on me demandait souvent si j’avais pensé ce livre comme un ouvrage ou un outil militant. Cette question me tétanisait car ça n’est absolument pas là où je veux me placer. Evidemment, je partage plein d’opinions avec des militants LGBT+ ou antiracistes. Mais ce n’est pas du tout mon travail. Chacun ses outils. Alors du courage, oui certainement… Mais c’est un peu comme le terme “fierté”, ce sont des mots que j’ai du mal à habiter. Ce qui est sûr, c’est que le livre me ressemble comme il ressemble aux gens comme moi.
Qui sont les « gens comme toi » ?
MB. Là tu me pièges ! (Rires) Si je dis « les gens comme moi » c’est justement pour éviter d’utiliser des mots trop essaimés. Disons que les gens comme moi, ce sont les gens qui ne se reconnaissent pas dans une masculinité traditionnelle, dans une sexualité hétéronormée, non-blancs.. Mais ces mots je n’aime pas les manier car ils sont explosifs pour moi. Je sais qu’ils sont dangereux. Je préfère utiliser mon propre lexique.
M. Est-ce qu’à l’image du personnage de ton livre, l’écriture chez toi est née très tôt ?
MB. Oui. Ça a toujours été là. A tel point que je ne me souviens pas du moment où j’ai commencé à écrire. Je crois que je ne suis pas très bon pour faire autre chose. J’ai tenté de me persuader que je pouvais faire d’autre trucs. Mais rien ne me rendait heureux. J’ai voulu étudier l’histoire, faire du design… Un temps, je me suis intéressé à la boulangerie mais ça aussi j’ai arrêté. J’ai longtemps tourné autour de l’envie d’écrire des livres.
M. Sur la couverture du livre, il est écrit roman mais ce personnage tient beaucoup de toi. Tu l’assumes ou tu te réfugies dans le terme « autofiction » ?
MB. Je me réfugie pas dans le terme autofiction, j’y suis ! Même si ça m’a interrogé. Annie Ernaux dit qu’on a une facilité à coller l’étiquette « autofiction » à des femmes et à des personnes blanches. De même qu’on parle de « témoignage » quand un texte émane d’une personne qui ne ressemble pas au stéréotype de l’écrivain. Ça m’a beaucoup gêné quand on a commencé à parler du texte avec les éditeurs et de comment on allait le présenter. En fait, la question du genre littéraire ne m’intéresse pas du tout. Pour la couverture, il a bien fallu que je me plie à cet exercice. J’ai choisi le mot « roman » pour dire que c’était mon droit de faire de la littérature. Pour être certain qu’on ne me le conteste pas.