ROBE COURTE EN SATIN ET JUPE COURTE CEINTURÉE EN CUIR IMPRIMÉ MINI MONOGRAMME BALMAIN.

À 26 ans, la créatrice de contenus Crazy Sally a su se placer parmi les incontournables du secteur de l’influence, grâce à une production unique alliant à la fois le divertissement et l’engagement. Rencontre avec une audacieuse qui entend bien creuser son propre sillon.

“Quand j’ai vu qu’une loi allait être votée pour réguler les dérives de l’influence commerciale, je me suis demandé pourquoi aujourd’hui on n’utilise pas les normes qui ont déjà été créées par le législateur ? Nabilla, effectivement, a été condamnée il y a maintenant trois ans à 20 000 € d’amende pour pratiques commerciales frauduleuses. Pourquoi est-elle à ce jour la seule influenceuse à avoir été condamnée ?” Nous sommes le 21 mars 2023, et au micro de l’Assemblée Nationale, la créatrice de contenus Salima Poumbga, plus connue sous le pseudonyme Crazy Sally, donne des recommandations quant à la proposition de loi autour de la régulation de l’influence à la Commission des Affaires économiques. On pourrait s’étonner qu’une influenceuse s’exprime sur cette scène politique d’ampleur. Mais devenue le symbole d’une nouvelle forme d’influence plus centrée sur l’engagement que les partenariats commerciaux, la jeune femme ne semble plus avoir à légitimer la position unique qu’elle occupe dans ce milieu. Il faut dire aussi qu’à 26 ans, et quatre de carrière dans ce domaine, son CV a déjà de quoi impressionner : lauréate du concours d’éloquence Oratio en 2018, juriste de formation, influenceuse engagée au million d’abonnés sur Instagram et 668 000 sur YouTube, on la retrouve autant sur les plateaux télévisés dans des débats de société qu’invitée à la Maison Blanche ou aux défilés de la fashion week. “Sally” relève presque de l’anomalie avec son franc-parler rafraîchissant et sa capacité à s’exprimer avec assurance dans un monde où être une femme, noire et influenceuse, c’est être constamment déconsidérée dans l’espace public et médiatique. Avec elle, ce sont aussi les contours d’une nouvelle génération qui se dessinent : engagée, connectée, au franglais facile, mais surtout éprise d’une envie de liberté implacable.

TEE-SHIRT EN VISCOSE, POLYAMIDE ET ÉLASTHANNE BALMAIN, BIJOUX PERSONNELS.

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Mixte. Comment as-tu commencé l’influence ?
Crazy Sally. C’est assez marrant parce qu’au départ, je n’avais pas du tout l’idée de devenir créatrice de contenus. Je travaillais à Londres en 2018 en tant que juriste et je n’avais pas eu le temps de socialize au point de me faire des potes. J’ai aussi une masse de cheveux et on me demandait souvent des tips et des tutos sur la manière de favoriser la pousse des cheveux afros. J’ai fait une vidéo, je l’ai postée sur YouTube, et ça a pris. J’en ai posté une deuxième, puis une troisième et je me suis retrouvée à poster presque quatre vidéos par semaine. Très rapidement, il y a eu une forte communauté, et en un mois et demi j’avais atteint les 100 000 abonné·e·s. J’ai senti très rapidement que les gens ne voulaient pas juste voir une youtubeuse noire parler de cheveux, mais aussi d’autres sujets, comme le font souvent des influenceuses blanches.

M. Quel était ton rapport aux réseaux sociaux à l’époque ?
C. S. J’avais mes petits comptes Insta et Snap pour mes amis, mais c’est tout. J’ai dû tout apprendre de A à Z en me calquant surtout sur des comptes de youtubeuses anglaises ou américaines comme Patricia Bright. Très rapidement, j’ai été coincée parce que personne ne traitait réellement les sujets que j’avais envie d’aborder. J’ai dû tout apprendre solo : le montage, l’algorithme, comment filmer, comment captiver une audience, comment faire en sorte que mes propos soient intéressants mais rapides, cash. Ce métier me faisait peur aussi, car, à l’origine, je suis quelqu’un de discret. Et puis, je savais que la perte de l’anonymat pouvait créer des retours négatifs. Même si je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi brutal. C’est le prix à payer. En tout cas, mes petites peurs étaient bien fondées.

M. Tu penses qu’on est obligé d’en passer par ces vagues de harcèlements ?
C. S. J’y ai beaucoup réfléchi et je crois que les gens ont du mal à dissocier la personne de ses idées. Quand les gens ne sont pas d’accord avec mes vidéos, ils vont s’attaquer à ma personne, m’insulter, alors qu’en réalité, ils sont juste en désaccord avec ce que je dis. À partir du moment où j’ai commencé à donner mon avis, j’ai attiré des opinions contraires et parfois excessives. Quand je faisais des vidéos beauté, j’avais peut-être seulement 1 % de retours négatifs. Et puis, il y a ce que j’appelle le “syndrome de la chaise vide”. Toutes les minorités d’un pays vivent avec l’idée qu’elles ne sont pas à leur place et que seules quelques personnes peuvent réussir, ce qui crée une concurrence, une frustration. “Pourquoi elle et pas quelqu’un d’autre ? Est-ce qu’elle est légitime ? Est-ce vraiment celle qui aurait dû nous représenter, qui mérite d’être sur la fameuse chaise ?

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M. Tu sens qu’il y a une ouverture du côté des marques ou tu te sens parfois encore un peu seule ?
C. S.
Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu un grand move sur le marché français. À l’époque, la seule influenceuse noire que je connaissais, c’était Yanissa (Nounlog a.k.a @YanissaXOXO, ndlr). Puis j’ai rencontré d’autres créatrices de contenus. Certaines ont parfois 500 000 abonné·e·s. Mais, on peut le dire clairement, les créatrices blanches qui ont 100 000 abonné·e·s ont dix fois plus d’opportunités qu’elles et sont mieux payées. Donc oui, il y a eu plus de créatrices noires ces dernières années, mais l’écart avec les influenceuses blanches est énorme en matière de rémunération et d’opportunités.

M. Quand est-ce que ce lien avec les marques a changé pour toi ?
C. S.
À partir du moment où j’ai commencé à faire d’autres choses qui me légitimaient. Par exemple, les plateaux télé, mon avant-première, ma conférence, la Sally Academy, ma présence lors de gros événements comme le Festival de Cannes, etc. Ces opportunités-là, c’est du réseautage qui dépend aussi de ton profil, et c’est très compliqué lorsqu’on est noir·e·s. Ceux·celles qui ont très souvent des opportunités ont plutôt un profil humour, mais quand tu proposes un contenu mode ou un peu plus intellectuel, ce n’est pas la même chose… Je pense à Histoires Crépues (@histoires_crepues) qui fait un travail exceptionnel ou Music Feelings (@musicfeelings). Stevie de Music Feelings est un ami, et tous les dimanches il poste des analyses musicales excellentes dont certains gros youtubeurs, que je ne citerai pas, s’inspirent totalement. Alors ils le créditent, mais eux vont avoir des gros partenariats avec Spotify, Sony et compagnie. Lui, non. Cette injustice, ce plafond de verre se ressent même sur les réseaux sociaux.

M. Te concernant, il faut dire aussi qu’elles ne sont pas nombreuses les influenceuses à proposer un contenu aussi divers…
C. S.
Je les compte sur les doigts d’une main, celles qui sont à la fois engagées et peuvent aller sur des événements, sur le créneau mode, la beauté… Si une marque veut un profil engagé “air du temps” et bankable, elle va se diriger vers moi. Mais pour elle, le côté engagé, c’est seulement du bonus. Typiquement, la conversation devient : “On veut travailler avec Sally, mais serait-il possible qu’elle ne prenne pas la parole sur ce sujet ?” Elles veulent travailler avec un profil engagé sans chercher à comprendre la raison de son engagement.

M. Et c’est toujours aux mêmes qu’on demande d’être engagé·e·s…
C. S.
Toujours aux mêmes aussi qu’on demande d’en faire plus pour espérer avoir une place. Une créatrice de contenu noire qui parle juste de cheveux devrait avoir autant d’opportunités que des créatrices blanches qui parlent de la même chose. On ne leur demande pas d’être engagées pour sortir du lot. Celles qui le sont bénéficient parfois de plus d’opportunités, mais celles qui ne le sont pas vivent malgré tout très bien.

CRÉOLES EN LAITON ET CRISTAUX SWAROVSKI BALMAIN.

M. Comment tu te situes dans le monde de l’influence ?
C. S.
Parfois, c’est gênant parce que j’ai l’impression de flirter avec l’hypocrisie. Je sais quand une marque n’est pas sincère, mais ça reste une opportunité pour celles qui viennent derrière moi. Quand je travaille avec certaines lignes de beauté, c’est parce qu’elles ont travaillé avec Yanissa, elles ont vu qu’il y avait une communauté derrière qui consommait. Yanissa est arrivée à un moment où les marques résumaient la communauté noire aux tissages et au make-up. C’est l’une des premières à avoir collaboré avec des marques qui n’avaient pas l’habitude de bosser avec des créatrices noires. C’est ce que j’essaie de faire aussi. Ce milieu peut rendre aigrie, mais derrière, il y a des influenceuses qui vont voir ça et se dire qu’elles peuvent le faire, des agents qui vont proposer leurs profils. Je fais ce que j’ai à faire et si je peux prendre des copines avec moi, des filles qui me ressemblent… On y va ensemble.

M. J’aimerais revenir sur la vidéo que tu as adressée à Christine Angot, en 2019, après qu’elle avait argué que l’esclavage avait été moins grave que la Shoah. Quand on regarde cette vidéo on a l’impression que c’est le point de départ de ce que tu fais maintenant.
C. S.
Ça a été une vidéo charnière côté contenu engagé. J’ai vécu ce moment à la télévision, avec mon père. À l’époque, j’avais 200 000 abonné·e·s et je me dis que si ce n’est pas à ça que ça me sert d’avoir une communauté, à quoi d’autre alors ? Moi, quand je regarde cette vidéo, je me dis que j’ai du cran parce que je dis, face caméra : “C’est n’importe quoi”.

M. C’était la première vidéo, mais il y en a eu d’autres, notamment récemment sur la “misogynoire” dont Aya Nakamura est la cible, sur la minimisation des violences policières…
C. S.
Je me vois comme un haut-parleur et mes vidéos comme un argumentaire que je cède aux gens et qu’ils peuvent réutiliser eux-mêmes dans leurs débats. Aujourd’hui, j’ai pris en maturité et je me suis rendu compte qu’il y a des manières de dire les choses, que quand je mets trop d’émotion dans la façon de parler, je me décrédibilise.

M. D’où te vient cette envie de prendre la parole, de t’engager sur des sujets de société parfois polémiques ?
C. S.
D’un manque certain de représentation. Je suis une jeune femme noire qui a grandi en Alsace, avec des problèmes de poids, de l’acné… J’ai passé mon enfance à ne pas m’accepter. C’est la raison pour laquelle je me suis défrisé les cheveux et que j’ai eu des troubles alimentaires. Aussi, les seules personnes noires que je voyais à la télé étaient des footballeurs, des rappeurs ou des chanteuses. Je ne sais pas chanter, je ne sais pas jouer au foot, alors où est ma place ? À travers les réseaux sociaux, j’ai eu envie d’occuper ce rôle pour au moins une personne.

PULL ET PANTALON EN MOHAIR BALMAIN.

CARDIGAN ET PANTALON ÉVASÉ EN MAILLE, ESCARPIN EN CUIR VERNI, LUNETTES DE SOLEIL EN ACÉTATE ET TITANE BALMAIN.

M. Quelle relation as-tu avec ta communauté aujourd’hui ?
C. S.
Les trois premières années, c’était comme ma deuxième famille. Mais avec le temps, il y a eu des déferlements de haine sur les réseaux. Je me suis alors rendu compte que certains de mes abonné·e·s y participaient. Ça m’a plongée dans une dépression… Mais j’ai pris du recul et j’ai compris que mes abonné·e·s restent des humain·e·s que je ne connais pas. Et puis mon statut actuel ne va pas durer éternellement. Je ne suis à l’abri de rien. Du jour au lendemain, mon engagement peut cesser, les gens peuvent ne plus aimer mon travail… Je dois me protéger.

M. Motherland, ta série de reportages en Afrique, a aussi été un moment charnière…
C. S.
Ça a changé ma vie. Je ne m’attendais pas à ce que ça me permette de m’explorer moi-même à ce point. J’ai pris la décision de visiter le continent après le confinement, et quand j’ai lancé Motherland “Sénégal”, je pensais que ce serait une vidéo comme une autre. Il y a eu une énorme polémique sur le fait que je montrais trop les aspects positifs et pas les négatifs. Mais c’est mon parti pris de réalisatrice de mettre en valeur les pays et les locaux. J’ai pu aller au Cameroun, le pays de mon père, en tant que touriste et non pas seulement pour des visites familiales… Motherland, je le vois comme mon héritage.

M. Dans les commentaires de tes abonné·e·s, sur Instagram ou sur YouTube, le terme “modèle” revient beaucoup. Quelle relation entretiens-tu avec ce mot ?
C. S.
C’est bizarre de dire qu’on est un modèle. C’est arrogant. J’ai commis des erreurs, je suis en constante évolution dans ma manière de penser, de faire… Je préférerais être une inspiration.

M. Ce numéro de Mixte est consacré à l’audace. Cette notion t’évoque quoi ?
C. S.
L’audace, c’est avoir la capacité de s’écouter soi avant les autres et de faire ce qu’on juge bon pour soi avant que les autres ne le décident pour vous. Moi, je suis là pour mon lectorat et pas pour le B2B autour. Mon objectif, c’est de me suffire à moi-même financièrement, et de ne travailler avec des marques que lorsque j’en ai vraiment envie. En attendant, je suis fière de pouvoir faire preuve de cette audace, de prendre la parole librement alors que je suis encore sous un prisme commercial.

M. La dernière fois que tu as été audacieuse ?
C. S.
Lors de l’émission Quelle époque ! de Léa Salamé face à Daniel Riolo qui avait une attitude assez méprisable sur la situation sociale, politique et sanitaire aux Antilles. Il a eu des paroles injustes et je n’ai pas pu m’empêcher de réagir à chaud.

M. Qui incarne l’audace selon toi aujourd’hui ?
C. S.
Viola Davis, qui dénonce le fait d’être moins payée qu’une actrice blanche à Hollywood. Rokhaya Diallo qui fait constamment preuve d’audace, Omar Sy pour sa prise de parole en promotion du film Tirailleurs, de manière fluide et forte. Et puis Kylian Mbappé qui est complètement en train de changer la figure de l’athlète en France. C’est un vrai shift que je ressens et je suis contente d’y participer à ma hauteur, avec ma communauté. C’est comme ça qu’on va construire le monde de demain.

JUPE COURTE EN MAILLE CÔTELÉE PAILLETÉE ET ESCARPINS EN CUIR VERNI BALMAIN.

PHOTOGRAPHIE : ALESSIO SEGALA. STYLISME : LIAM DEROUICHE. COIFFURE : ASAMI MAEDA @ WISE & TALENTED.
MAQUILLAGE : AURELIA LIANSBERG @ WISE & TALENTED. MANUCURE : HASNA AYADI. ASSISTANT PHOTOGRAPHE & DIGITECH : PHILIPPE MILLIAT. ASSISTANT STYLISTE : JONATHAN CLAUDE.

Cet article est originellement paru dans notre numéro fall-winter 2023 AUDACITY (sorti le 26 septembre 2023).