MATTER GONE WILD, 2023, STILL VIDEO, FONDATION PERNOD RICARD.

Choisie par LVMH Métiers d’Art pour sa résidence artistique 2023 et attendue à la biennale de Venise 2024, l’artiste, performeuse et autrice Josèfa Ntjam (dont la pratique allie sculpture, photomontage, collage numérique, son et vidéo) nous plonge dans des mondes surnaturels où les rêves et la quête d’utopie se mêlent au désir de révolte. Sa collaboratrice et amie Mawena Yehouessi, curatrice et chercheuse en arts et philosophie, lui consacre ici un portrait.

La toute première fois que j’ai échangé avec Josèfa, c’était sur Facebook en 2015. On s’était donné rendez-vous pour parler de son travail et du mien, alors que je cherchais à rassembler des personnes susceptibles d’être intéressées par le projet que j’avais nommé “Black(s) to the future” (un collectif d’artistes et de chercheur·se·s composé aujourd’hui de Sybil Coovi Handemagnon, Kyo Kim, Fallon Mayanja, Josèfa Ntjam et Nicolas Pirus, ndlr). Elle était alors à Dakar et moi à Paris. L’une en train de terminer son parcours aux Beaux-Arts de Paris-Cergy après un premier cycle à Bourges, l’autre fraîchement diplômée en gestion de projets culturels après un premier master de philo. On s’est immédiatement plu, je crois, et on a longuement échangé sur ce qu’on captait de l’afro-­futurisme et de sa puissance libératrice. C’était avant le film Black Panther et l’engouement tardif des institutions françaises pour toute une nouvelle génération d’artistes hybrides aux revendications #unapologetically disruptives.

JOSÈFA NTJAM PORTE UNE ROBE À FRANGES LAINÉES UMA WANG. STYLISME réalisé par Steven Jacques.

 

En particulier en ce qui concerne les us et coutumes d’un pays rompu à un imaginaire humaniste exclusif (a.k.a. “la Fronce”, comme dirait le rappeur Grems). Une société qui exclut à peu près tou·te·s celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans les promesses hégémoniques du capitalisme d’État et du contrat racial, et que l’on nomme d’ordinaire banlieusard·e·s, migrant·e·s et autres minorités (in)visibles. On a longuement parlé de Sun Ra et de ­Battlestar Galactica, mais aussi de littérature africaine, en particulier d’Ahmadou Kourouma. Ah, et de Cheikh Anta Diop évidemment ! Plus tard, on ajouterait à notre multimédiagraphie en partage d’autres auteur·ices et artistes, allant de Sony Labou Tansi au groupe d’électro de Détroit Drexciya. Sans oublier des contemporain·e·s comme IAMDDB ou Shabazz Palaces, tmtc.

MATTER GONE WILD, 2023, STILL VIDEO, FONDATION PERNOD RICARD.

 

 

 

 

ESPRIT PLANCTON, 2023, PHOTOMONTAGE 3D.

J’étais doublement marquée par Josèfa et sa manière de s’exprimer. Il y avait en elle un mélange d’assurance et de ferveur, un engagement à vouloir faire sa part de différence. On se rejoindrait alors sur ce point. Même si nos voies seraient parfois différentes : nos étapes et cheminements restent à ce jour parallèles. Sœurs et compagnes. Le sang choisi, de la même épaisseur que celui que fait bouillir un Tarek Lakhrissi dans son recueil de poèmes, Le Sang !, ou celui qui pulse dans les performances obscurément techno-futuristes de Fallon Mayanja. La mif. D’ailleurs, il m’importe de dire que c’est aux côtés de toute une bande de comparses-ami·e·s de longue date que Josèfa n’aura jamais cessé de muter pour devenir l’étoile éclatante d’une galaxie d’artistes fondateur·rice·s de nouveaux mondes : Nicolas Pirus et Sean Hart, Hugo Mir-Valette, ­Steven Jacques, Aho Ssan, Nach, Romain Noël, Amina Oui, etc. Contrairement à ce qu’on a tendance à nous faire croire, Josèfa est précisément le type d’artiste contemporaine qui sait manier le sens avec style et la reconnaissance avec l’esprit d’équipe.

ESPRIT DE L’ARBRE EN GRENOUILLE, 2023, PHOTOMONTAGE 3D.

 

 

 

 

SIMULACRE #1, 2023, PHOTOMONTAGE 3D.

UNDERGROUND RESISTANCE – LIVING MEMORIES, 2022.

Glanant la matière première de son travail sur Internet, dans des livres de sciences naturelles et des archives photographiques, Josèfa utilise la méthode de l’assemblage – images, histoires et mots – pour mieux déconstruire les discours hégémoniques sur les notions d’origine, d’identité et de race. Son travail tisse de multiples récits historiques, scientifiques et philosophiques, auxquels elle confronte des mythes et cosmogonies africaines, des rituels et croyances non occidentales, ou encore des faits scientifiques (notamment liés à la biologie marine et à l’espace) et de science-fiction.

Ces différents discours et iconographies apparemment hétérogènes sont rassemblés dans un effort de réappropriation de l’Histoire, tout en spéculant sur des espaces-temps non encore prédéterminés. Des mondes interstitiels où les systèmes de perception et de dénomination des (id)entités fixes ne fonctionnent plus, mais où chacun·e se réinvente et se combine librement. Ainsi, Josèfa compose des cartographies utopiques et des fictions ontologiques dans lesquelles fantaisie technologique, voyages intergalactiques et civilisations alternatives deviennent la matrice d’une pratique d’émancipation qui favorise l’émergence de communautés plus inclusives, processuelles et résilientes. À titre d’exemple, elle vient en ce tout début d’année 2024 de clôturer Matter gone wild, une exposition personnelle immersive d’envergure à la Fondation Pernod Ricard (Paris 8e), afin de poursuivre désormais la mise en place de Swell of spæc(i)es, une nouvelle installation 360 degrés commandée par la fondation d’art berlinoise LAS, qui sera officiellement présentée à l’occasion de la prochaine Biennale de Venise. Sans oublier une résidence en cours, aux côtés de la manufacture Jade Groupe, dans le cadre du prestigieux dispositif LVMH Métiers d’art.

WHEN THE MOON DREAMED OF THE OCEAN, 2022, VUE D’INSTALLATION.

LIMESTONE MEMORIES – UN MAQUIS SOUS LES ÉTOILES, NICOLETTI, LONDON, 2023.

 

MATTER GONE WILD, VUE D’INSTALLATION, 2023. FONDATION PERNOD RICARD.

MONT ANALOGUE, 2022, VUE D’INSTALLATION.

 

Matter gone wild s’emploie à titiller nos insurrections et révoltes, imaginées et mémorielles en faisant se rencontrer
aussi bien la figure de Marthe ­Ekemeyong Moumié (membre de l’Union des peuples du Cameroun et leadeuse de la lutte pour l’indépendance du pays dans les années 60) que celle d’Assa Traoré (militante antiraciste française fondatrice du Comité Vérité et Justice pour Adama contre les violences policières).Ainsi Josèfa, qui fait également référence à sa propre grand-mère et à son père dont elle porte fièrement le prénom (Joséphine, Joseph, Josèfa) ou encore à Njinga Mbandi (reine des royaumes de Ndongo et de Matamba dans l’actuel Angola, de 1624 à 1663) et Tupac Shakur, tisse ici une généalogie contestataire et constellaire aux solidarités maquisardes. Une “lutte ensemble, avec les esprits et les ancêtres, dans un cataclysme de souvenirs bafoués”.

Concernant Swell of spæc(i)es, commençons par dire que la bande sonore devrait être signée par l’incroyable compositrice Fatima Al Qadiri, la production visuelle (cinéma et 3D) par le studio Aquatic Invasion et les recherches en biologie marine (autour des planctons notamment) menées en collaboration avec le musée Ocean Space et l’institut de recherche CNR-ISMAR. Josèfa y rassemble cette fois quelques-unes des avancées astronomiques les plus récentes (la découverte de calcaire – permettant de penser qu’il y eut peut-être de l’eau – sur une nouvelle exoplanète, et le mythe fondateur d’Amma, dieu créateur dans la cosmogonie dogon, peuple du centre du Mali et du nord du Burkina Faso). Autrement dit, il s’agit cette fois de donner corps (et âme ?), d’animer, au sens à la fois mystique et numérique, des syncrétismes inouïs pour la régénération de nos imaginaires sclérosés de cynisme et de violence.

FRAGMENTS, COLLAGE NUMÉRIQUE, 2022.

THE DEEP – LIVING MEMORIES, 2022, CENTRE POMPIDOU-METZ 2022, VUE D’INSTALLATION.

UNDERGROUND RESISTANCE – LIVING MEMORIES, 2022.

LIMESTONE MEMORIES – UN MAQUIS SOUS LES ÉTOILES, VUE D’EXPOSITION, NICOLETTI, LONDON, 2023.

DJOUKA ELISABETH, 2023.

Quant à ce que Josèfa trame au sein de la manufacture de pièces métalliques et de bijoux pour LVMH Métiers d’art, surprise… Askip toutefois, j’ai ouï dire qu’entre Paris (France) et Aveiro (Portugal), elle se frottait aux technologies les plus innovantes, dont l’impression 3D de métaux, inventant, qui sait, de nouvelles couleurs et matériaux ? Une chose est sûre, Josèfa n’invente rien mais réinvente et relie tout, à travers un prisme de multivisions et de voix concaves, plurielles. Elle détisse et complexifie la palabre bouillonnante, corrosive et calqueuse d’une foule d’anté-peuples. Partout, des êtres immémoriels au souffle court, qui partagent une même haleine. L’inspiration de futuribles (néologisme créé par Bertrand de Jouvenel, rencontre de “futurs” et de “possibles”, ndlr) qui ne sont plus à prendre à la légère. Une œuvre-hommage à des ancêtres qui n’ont, ni n’auront jamais de cesse de naître puis de renaître, en ces muqueuses interstellaires, en émeutes fugitives.

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Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).