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Récemment passée sur la scène de La Cigale à Paris, l’énigmatique Bonnie Banane a sorti, avec Sexy Planet, un premier album qu’on attendait depuis longtemps et qui atteint d’emblée un sommet soul pop. Entretien sans masque avec une artiste forte de riches expériences et d’obstacles patiemment surmontés.

Elle a débarqué dans le paysage musical français il y a une petite dizaine d’années. Fière Bretonne installée à Paris depuis ses 17 ans, elle a pris le temps de trouver sa voie et d’imposer son style. Exigeante et alerte, cette artiste développe un univers rare, qui emprunte au meilleur de la soul américaine et à une pop française espiègle, traçant une ligne claire d’Erykah Badu à Catherine Ringer. Ce serait une erreur de réduire au seul R’n’B sa voix de soprano, qui a poussé quelques contre-mi suraigus avant de devenir mezzo, et sait aussi tutoyer les graves avec autorité. Bonnie Banane a collaboré avec les producteurs Walter Mecca, Jimmy Whoo ou Myth Syzer, Flavien Berger, Ichon ou Chassol. Sur Sexy Planet, sorti fin 2020, on retrouve aux productions Para One, Loubenski (qu’on croise également dans ce numéro aux côtés de Thee Dian) ou Ponko (qui a accompagné Lous and the Yakuza) et le rappeur Varnish La Piscine.

MIXTE. Comment as-tu rencontré la musique ?
BONNIE  BANANE. J’ai eu une enfance solitaire, j’ai appris à lire très tôt, par déduction. En grande section de maternelle déjà, je racontais des histoires aux autres enfants. Mon père m’a fait écouter beaucoup de musique, plutôt funk. J’ai très peu la culture de la chanson française. Par exemple, “Salade de fruits” de Bourvil m’a marquée, mais on ne passait pas sa discographie entière. C’était surtout de la musique afro-américaine : ça m’a permis de ne pas m’ennuyer, d’apprendre l’anglais, l’Histoire. J’ai pris des cours de piano, mais c’était forcé, alors ça m’a déplu. Comme je n’étais pas du tout sensibilisée à la musique classique, je ne comprenais pas à quoi ça pouvait me servir. Je ne me souviens de rien de tout ça, je ne suis vraiment pas quelqu’un de technique, je fonctionne à l’oreille, à l’intuition. J’ai fait pas mal de danse aussi.

M. Quels sont les artistes qui t’ont influencée ?
B. B. Michael Jackson, Prince, Stevie Wonder sont très importants pour moi. Earth Wind & Fire, Janet Jackson, Missy
Elliott, Aaliyah, MC Solaar, Alliance Ethnik… J’ai grandi dans les années 90.
Il y avait aussi la bande originale du film Above The Rim, très west coast, avec Snoop Dogg, Nate Dogg ou Warren G qui m’ont marquée aussi.

M. À ton arrivée à Paris, tu as fréquenté la scène soul qui y gravitait ?
B. B. Pas vraiment. Je suis allée à beaucoup de concerts, seule. Je me souviens du Djoon où il y avait de la house music (petit club du 13e arrondissement de Paris, ndlr), mais surtout de L’Élysée Montmartre. Quand j’y ai chanté pour le Culturebox Festival (diffusé en juin 2021, ndlr), pour moi c’était quelque chose ! J’y ai vu beaucoup d’icônes de Garance productions quand j’avais 17 ans. J’allais aussi à des concerts de blues à Saint-Ouen. J’étais curieuse de tout.

M. Tu chantais déjà ?
B. B. Pas du tout. Je suis venue à Paris en prétextant des études d’audiovisuel. Je me destinais plutôt à être derrière la caméra, à la prod. Et puis, lors de mes premiers cours de théâtre, j’ai pris une claque. Je me suis mise très tard à jouer, en 2008. J’étais à la fac de cinéma à Saint-Denis, c’était très théorique, mais j’ai fait un stage qui m’a donné envie de continuer. J’ai commencé la musique un tout petit peu avant d’entrer au conservatoire dramatique, en 2011, et j’ai continué en parallèle. Quand j’ai sorti mon premier single “Muscles”, ça faisait un an que j’y étais. Pour moi, la musique, c’était des moments de plaisir et de détente. J’étais tellement prise par l’école – et j’avais un peu de mal avec tout ça –, que dès que j’avais un moment de libre, j’allais faire du son. Le premier single, je l’ai enregistré en une prise, du premier jet.

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Soutien-gorge asymétrique en dentelle et paillettes, Lou de Betoly. Pantalon en vinyl, Marta Martino. Boucle d’oreille en pvc recyclé, Tétier bijoux. Choker en palladium et or, Collier-Ceinture en palladium, Justine Clenquet. Bagues et bracelet, Personnels.

M. Ce premier single, tu l’as produit toute seule ?
B. B. Je l’ai fait avec Walter Mecca. Je commençais à créer des sons sur mon ordinateur et Garage Band, dans des moments de solitude. J’adorais ça, même si je ne suis vraiment pas une geek. J’ai commencé à chanter en même temps que la musique venait. J’ai fait écouter des sons à Walter, qui était à la fois un pote et quelqu’un dont j’aimais beaucoup la musique, et il m’a proposé qu’on travaille ensemble. C’est lui qui a donné la première impulsion au projet Bonnie Banane. Il a décidé qu’on était prêts pour sortir un EP et que “Muscles” serait le single. J’ai eu l’idée du clip, mais je ne prenais pas vraiment ça au sérieux. Je ne savais même pas comment m’appeler. J’avais un profil Facebook nommé Bonnie Banane et Walter m’a dit : “Tu vas t’appeler comme ça”. C’est vrai que ça sonne parfaitement. J’aime le côté clownesque, drôle à prononcer, c’est comme un gag. Walter
m’a mis le pied à l’étrier, je ne sais pas si je l’aurais fait seule. Mais j’y ai pris goût, j’ai commencé à travailler avec d’autres gens, j’ai adoré le studio, l’écriture, l’interprétation.

M. Tu as continué le conservatoire dramatique et ton activité de comédienne ?
B. B. En sortant, j’ai eu quelques petits projets, j’avais un agent. J’aime jouer, j’adore les acteurs et le cinéma, mais j’éprouve davantage de satisfaction dans le projet Bonnie Banane qu’à être actrice dans un film que j’apprécie moyennement. J’ai les mains dedans, je décide de ce que je veux faire, de ce que j’écris, des paroles, comment ça va sonner, les clips, la scène. Pour moi, c’est difficile de me retrouver sur un projet où la DA n’est pas la mienne. Du coup, j’ai appelé mon agent récemment et je lui ai dit que ça ne servait à rien de continuer. Si j’étais une immense actrice, ça se saurait. Et puis, pour être honnête, il y a peu de choses que j’apprécie dans le cinéma français. De manière générale, je suis assez difficile. Je n’ai pas souvent les mêmes goûts que les gens.

M. Quel est ton rapport au temps ? On dirait que, pour aboutir à Sexy Planet, entre tes débuts en 2012 et sa parution en 2020, tu ne t’es pas pressée. Tu as pris le temps ou peut-être que c’est lui qui s’est imposé à toi…
B. B. Ce sont des réflexions plus larges sur le monde. Par exemple, quand c’est la cohue dans la rue ou le métro, parfois je fais exprès de ralentir, parce que je ne veux pas marcher comme les autres. C’est peut-être que je suis têtue, ou bretonne. Mais j’ai aussi été ralentie par de mauvais choix. Par exemple, en 2017, je devais sortir mon premier album, Undone Tape, qui a fini sur Bandcamp et Soundcloud, parce que des producteurs ne m’ont pas envoyé les pistes musicales de mes morceaux. Ça arrive souvent quand on est une femme. Il y a aussi le temps que je me suis accordé et les problèmes de la vie. Mais j’en suis fière, cet album n’aurait jamais pu exister si je n’avais pas vécu tout ça. C’est une bonne chose aussi que les femmes prennent leur temps. Entre 18 ans et 25 ans, c’est soi-disant à ce moment-là que tout se passe pour elles, parce qu’elles sont un objet de désir. Moi je suis trop têtue pour accepter ce genre d’urgence. J’avais envie de quelque chose de personnel, la photographie d’une phase de ma vie dont je puisse être fière plus tard. Je ne voulais pas que ce soit juste cool ni un produit de marché, mais que cet album me représente sincèrement. Secrètement, j’espère qu’il aura sa place dans une certaine histoire de la musique en France.

M. Dans tes propos et sur Sexy Planet, on entend à la fois ton féminisme et ton intérêt pour la planète. Tu fais un lien entre les deux ?
B. B. Je ne conçois pas qu’on puisse ne pas être féministe. Pour moi, c’est normal, peut-être que cet album normalisera ce fait. Je n’ai jamais été non féministe, même si je ne me suis jamais déclarée comme telle. Et il y a pas mal de phases de ma vie où la contemplation de la nature a été une révélation d’humilité. Si je devais choisir ma propre religion, ce serait la nature. J’ai une dévotion pour elle. J’ai donc voulu la personnaliser dans la femme. C’est dangereux et accueillant, bafoué, mais ça reprend le dessus, c’est une allégorie qui englobe tout. Le titre Sexy Planet est sorti d’un coup, tout comme les mots Bonnie Banane sont venus un jour dans ma bouche, sans explication rationnelle.

M. L’improvisation, c’est important dans ta vie ?
B. B. C’est très important, l’imprévu, l’intuition. C’est la clé, ça peut changer ta vie et on doit absolument l’accueillir. Sur scène, je réserve toujours une petite partie à l’improvisation, parce que c’est l’essence du live. J’essaie de saisir les vibrations qui sont adaptées à chaque projet. Je me pose beaucoup de questions sur la représentation et l’interprétation. Par exemple, j’ai besoin que les paroles de mes chansons soient simples. S’il y a des mots trop pédants, qu’un enfant de 7 ans ne va pas comprendre, je ne les emploie pas. Pour l’album, on a essayé que ça sonne clair, avec Théo Lacroix, l’ingénieur du son. On a vraiment insisté sur les consonnes, pour qu’on comprenne bien chaque syllabe, parce que l’émotion peut venir d’un mot, d’une rime.

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M. On te sent perfectionniste…
B. B. Je ne pense pas l’être, mais j’essaie d’être précise, de faire au mieux, même si j’ai encore beaucoup de travail. Côté prises de voix, si je m’écoutais, je pourrais ne jamais m’arrêter. Là, j’ai tenté de me contrôler et demandé aux ingé son de m’arrêter. J’ai vu des artistes passer deux ans sur le mix d’un album qui, au final, n’était pas bon. Plus ça va, plus j’aime les choses très peu chargées, limite rustiques, avec la voix vraiment en avant. Mon intention pour cet album a été de réfléchir sur la perfection et de m’y refuser.

M. Tes clips sont originaux également. C’est toi qui trouves les idées ?
B. B. C’est le cas pour beaucoup d’entre eux. Et parfois, quand j’aime un artiste, je l’invite. Pour La Lune & Le Soleil, c’est mon ami Clifto Cream qui a réalisé un super travail. Je voulais quelque chose que lui et moi n’avions pas encore fait. Ce qui m’excite le plus dans la création, c’est de trouver des combinaisons, se découvrir et relever des défis. Pour Cha-Cha-Cha, j’ai appelé Raphaël Stora, un pote danseur et réalisateur, la meilleure personne pour filmer la danse. On s’est concentrés sur l’idée de base de la chanson. C’est une situation alambiquée, une synthèse des rapports humains. Ça parle vraiment de la nervosité des hommes. J’en ai connu qui m’ont vachement stressée. Je me suis demandé comment déjouer ça quand on est une femme. Peut-être que la danse pourrait être une parade, une diversion à la colère masculine. C’est un peu fantaisiste, mais cette chanson, c’est ma manière de proposer une solution. J’ai vraiment eu envie que mes paroles soient des outils. Je me suis servi de la musique pour aller mieux. Petite, je m’en faisais une joie, ça me donnait des raisons de vivre. Tout au long de cet album, j’ai essayé de me raccrocher à ça. Comment se renforcer, se sentir fort.

M. Dans tes clips et sur scène, tu fais beaucoup appel aux costumes, au stylisme. Quel est ton rapport à la mode ?
B. B. Ce milieu n’est pas forcément mon centre d’intérêt. Mais le vêtement est très important car il change la manière de vivre son corps. Certains matins, tu te réveilles avec l’envie de mettre un corset et d’autres avec celle de porter un gros baggy. Ça va influencer toute ta journée, comment tu vas bouger, les chaussures que tu vas mettre, la manière dont tu vas te présenter aux autres. Le vêtement doit être un costume. Il faut penser au personnage, à ce qu’on raconte. La marque, le designer, c’est secondaire pour moi. Je fonctionne difficilement avec un stylisme classique et fashion. Mais j’adore Alaïa, Issey Miyake… Ce que j’aime dans la mode, ce sont les défilés. Certains sont des spectacles. Toute la partie qui se prend au sérieux ne m’intéresse pas.

M. Il paraît que tu apprécies particulièrement Philippe Katerine. L’humour, l’absurde, c’est important pour toi ?
B. B. J’adore ce qu’il propose. Je ne connais pas tout son répertoire, mais je suis contente quand je l’entends, ce qu’il propose sort du lot, c’est poétique. “Moment parfait” est un de mes morceaux préférés, j’aime aussi beaucoup “Juifs Arabes”. Ça me touche quand les artistes sont drôles, malicieux, quand ils savent écrire. J’adore les cadavres exquis. Si je devais définir mon genre musical, ce serait ça. Faire des rapprochements un peu loufoques, c’est le prisme qui me permet d’apprécier la vie. C’est l’horizon et le but métaphysique, j’espère qu’on sent ça dans ma musique : voir s’accorder les choses qui ne vont pas ensemble.

M. Tu n’as pas cité Erykah Badu, avec qui tu présentes pourtant des similitudes artistiquement parlant…
B. B. C’est marrant, parce que je viens d’acheter un tee-shirt d’elle que je porte maintenant. C’est ma grande prêtresse. Cette femme est dans le top trois des meilleures personnes ayant jamais existé sur Terre. Elle est aussi doula, sage-femme, elle porte la vie. J’admire son intellect, sa force. J’ai tellement écouté certaines de ses chansons à des périodes de ma vie, qu’aujourd’hui, quand je les entends, je m’y télé transporte. Ce qu’elle fait est très spirituel. Les paroles de “On & On”, un de ses premiers gros tubes, sont hyperpointues. J’apprécie particulièrement ce genre de chansons universelles aux textes profonds, comme “Freed From Desire” de Gala. En plus, elle est saine d’esprit. Moi je pense que j’ai un background qui fait que je suis assez fragile psychologiquement. J’ai pris mon temps parce que sinon, j’aurais fait de grosses bêtises. Je n’ai jamais eu envie d’exister partout en permanence, d’être omniprésente, placardée, imposée aux gens. C’est important de prendre son temps, de laisser aux personnes le temps d’écouter d’autres musiciens que toi, le temps de vivre. Il faut que ça mature, que tu digères les choses pour pouvoir les ressentir ensuite.