Défilé Chanel printemps-été 2015.

Qui a dit que le monde de la mode n’était que faste, luxe et opulence ? Sûrement pas les acteurs de l’industrie (journalistes, mannequins et stylistes) qui, depuis plusieurs mois, multiplient grèves et actions inédites dans le milieu, et ce afin d’alerter l’opinion publique sur leur condition de travail et les dysfonctionnements de l’industrie.

Comme tous les mois, Vanity Fair partage sur les réseaux sociaux la cover de son numéro. Dernière en date actuelle : celle d’avril avec l’actrice Anne Hathaway photographiée par Norman Jean Roy. Pourtant cette photo a failli ne jamais voir le jour puisque le 23 janvier dernier, à New York, l’actrice oscarisée quittait sans prévenir la séance photo du magazine en question. Encore une diva qui se croit tout permis ? Que nenni : Anne avait tout simplement voulu soutenir à sa manière les salarié·e·s grévistes de Condé Nast, éditeur de presse tout puissant qui possède entre autres Vogue, GQ, et Vanity Fair. Une action de soutien qui a fait grand bruit, d’abord de par sa rareté, mais aussi du fait du parallèle établi entre la décision prise par Anne Hathaway de se rebeller contre cet employeur alors que son personnage d’Andy dans “Le diable s’habille en Prada” subissait de sa patronne (aka Miranda Priestly, rédactrice en chef du magazine fictionnel Runway) des conditions de travail atroces. Un film basé, on vous le rappelle, sur le roman à clef du même nom écrit en 2003 par Lauren Weisberger, ancienne employée de Condé Nast (plus méta, tu meurs). Bref, le départ précipité d’Anne Hathaway fait alors le tour de tous les médias, y compris ceux de la mode mais c’est Variety en particulier qui rapporte, selon une source présente au moment des faits, que la comédienne était en train de se faire coiffer et maquiller lorsqu’un membre du syndicat des acteurs SAG-AFTRA lui apprend qu’une grève est en cours. Ni une ni deux, l’actrice remballe le matos et taille la route.

Cover du Vanity Fair US, Avril 2024.

Résultat, les 400 employé·e·s de Condé Nast en train de battre le pavé (à coup de brillants slogans tels que « Bosses wear Prada, workers get nada ») ont vu leur cause médiatisée en un éclair, ce qui leur a donné l’occasion d’expliquer à la presse américaine leur indignation : “Nous exigeons d’être reconnu·e·s et protégé·e·s en tant que main-d’œuvre contre l’injustice raciale, les politiques abusives de travail temporaire et le manque de transparence mis en avant par la direction exécutive. Nos équipes sont confrontées à des réductions constantes alors même que la charge de travail augmente, entraînant des horaires intenables et des burn-out”. Pas surprenant puisque quelques semaines auparavant, la maison d’édition leur annonçait vouloir licencier 5% de son personnel, soit 300 personnes. Depuis, le syndicat a accusé la direction de cibler ses membres, car 20 % des employé·e·s licencié·e·s se trouvent en réalité être syndiqué·e·s. Coïncidence ? Je ne crois pas. Si le soutien d’Anne Hathaway reste sans précédent, la grève par des employé·e·s de l’industrie de la mode et de la presse, elle n’est pas un cas isolé. Bien au contraire puisque les récents exemples de mobilisations se multiplient et s’accumulent, (dé)montrant que l’industrie de la mode, à la manière de l’industrie hollywoodienne à l’été 2023, pourrait bien connaître sa première grande grève.

Compte instagram du syndicat de travailleurs·euses de Conde Nast, Conde United.
Sous les pavés, la mode

 

En août dernier, alors qu’Hollywood est paralysé par la grève des acteurs·rices et des scénaristes, Vogue US consacre sur son site un petit article à l’actrice Florence Pugh, très mobilisée pour la cause et titre, photo à l’appui : “Florence Pugh Confirms a Protest Placard Is Hollywood’s Hottest Accessory” (comprendre “Florence Pugh confirme qu’une pancarte de manifestation est l’accessoire hollywoodien le plus sexy”). Comme diraient feu Les Pussycat Dolls dans leur titre “When I Grow Up” : “Be careful what you wish for, ‘cause you just might get it”, car quelques mois plus tard c’est comme si la mode avait pris au mot le magazine qui n’a malheureusement pas pu s’empêcher de s’approprier les protestations et les luttes sociales. Un peu comme l’avait déjà fait Chanel lors de son défilé printemps-été 2015 où pour le final les mannequins, menées par une Cara Delevingne galvanisante, marchaient telles des syndicalistes en colère, mégaphones et pancartes à la main. Un défilé performance proche de celui de Jacquemus qui en 2011 pour présenter sa troisième collection nommée “Ouvrière” avait organisé un défilé/manifestation avenue Montaigne à Paris avec une bande d’amies brandissant des banderoles “Jacquemus en grève”.

Le problème aujourd’hui, c’est que la grève et la protestation dans le milieu de la mode ne sont plus de vagues fantasmes à glamouriser mais bien une triste réalité. Alors qu’en mars dernier en Espagne les employés des magasins Zara manifestaient dans huit grandes villes du pays pour exiger de meilleurs avantages sociaux après l’annonce par le groupe Inditex de bénéfices records complété par une augmentation de dividendes versés aux actionnaires, c’est de l’autre côté de l’atlantique qu’on se mettait aussi en grève. Plus précisément à New York à The New School, maison mère de la célèbre école de mode Parsons School of Design ainsi que d’autres établissements d’enseignement supérieur artistique tel que le College of Performing Arts. Ici, ce sont les “academic student workers” — ces étudiants employés qui fournissent des services essentiels en tant qu’assistants d’enseignement, et tuteurs en soutien aux professeurs et aux chargés de cours — qui ont protesté pendant trois jours afin d’obtenir de meilleur·e·s conditions de travail, droits et rémunérations. Une lutte qui semble bien gagner le monde entier.

Vogue US
Collection “Ouvrière”, Jacquemus, 2011.
Quand la botte milite d’arrache-pied

 

En novembre dernier à Rome, une quarantaine de salarié·e·s du bureau de style de Gucci entament une grève de quelques heures. Ils·elles protestent contre l’annonce de la délocalisation de leur bureau à Milan, obligeant, selon les syndicats, 123 salarié·e·s sur 219 à déménager s’ils·elles souhaitent garder leur poste. Chiara Giannotti, employée depuis plus de 15 ans dans la filiale décoration de la maison, annonce la couleur à l’AFP : “Le bureau de style est le cœur de Gucci, où travaillent les designers et couturiers, c’est ici que naissent toutes les collections. C’est le premier mouvement de grève de son histoire. Kering veut profiter de cette restructuration pour réduire les effectifs et pousser à la porte des salariés qui se voient proposer des conditions non satisfaisantes ou ne peuvent pas quitter Rome car ils y ont leurs proches”. L’enseigne à beau justifier son geste en réfutant ces accusations, le bad buzz est là. Une mode italienne qui a connu une autre tourmente l’année dernière lorsque la créatrice Stella jean a entamé une grève de la faim afin de protester contre le manque de diversité au sein de la Chambre Nationale de la chambre italienne. Réponse de son tout puissant président Carlo Capasa : “Je tiens à réaffirmer que nous avons toujours soutenu les projets de WAMI et de l’Afro Fashion Association de différentes manières en fonction des possibilités du moment”. Autrement dit : Bella ciao!

La créatrice italienne Stella Jean.
ROLE MODELS

 

Des accusations de racisme que, par ailleurs, connaissent bien certaines agences de mannequins, accusées d’aller repérer leurs futures mannequins dans les camps de réfugié·e·s Kényan·e·s pour aussitôt les renvoyer dans la précarité une fois la fashion week terminée. Une enquête du Sunday Times, publiée en octobre dernier, raconte notamment le parcours d’Achol Malual Jau, 23 ans, renvoyée dans son camp de Kakuma après les défilés, sans un sous en poche, et, plus grave encore, endettée. Précaire parmi les précaires, les mannequins doivent bien souvent rembourser les frais avancés par leurs agences (transport, hébergement…), c’est ainsi qu’une mannequin n’ayant fait qu’un défilé peut se retrouver avec une ardoise de plusieurs milliers d’euros. Dans les faits, les agences françaises expliquent qu’elles se doivent d’indiquer au fisc qu’elles réclament ces montants durant deux ans avant de pouvoir les passer en tant que perte dans leur bilan comptable, mais qu’elles ont conscience que ces mannequins ne pourront pas rembourser les sommes. Une violence psychologique de plus à rajouter à ces jeunes femmes victimes de l’enfer de la mode.

TEDDY QUINLIVAN PAR LIZ COLLINS POUR MIXTE MAGAZINE, ISSUE 22 (2018).

C’est pour cette raison que l’ex mannequin Ekaterina Ozhiganova a fondé à Paris en 2017 l’association Model Law afin d’alerter l’opinion publique ainsi que les employé·e·s du secteur sur les conditions précaires des mannequins : “Nous estimons nécessaire de faire requalifier le statut juridique du mannequin car il est flou » indique le manifeste de l’organisation. Les acteurs de la mode doivent adopter un comportement éthique et agir de manière responsable. Malgré les signaux d’alarme, la mode semble incapable de s’autoréguler”. Dont acte. En attendant dans l’état de New York aux États-Unis, un premier projet défendu par l’association Model Alliance et baptisé The Fashion Workers Act (une loi pensée pour améliorer les conditions de travail des mannequins, créateurs·rices de contenu et autres professionnels de l’industrie) sera examinée au Sénat new-yorkais en 2024. Merci qui ? Merci les militantes comme Teddy Quinlivan et Karen Elson qui défendent depuis des années cette avancée sociale, comme l’avait précédemment relaté Mixte dans une enquête publiée dans notre numéro Empowerment fall-winter 2022.

TEDDY QUINLIVAN PAR LIZ COLLINS POUR MIXTE MAGAZINE, ISSUE 22 (2018).
RING THE ALARM

 

Le monde de la mode a beau faire rêver, on se rend désormais bien compte que derrière les strass et les paillettes se cachent en fait bien souvent des emplois précaires, des horaires de travail XXL ainsi que des écarts de salaires vertigineux. En 2022 en France, plusieurs centaines de salariés de Louis Vuitton décident d’ailleurs de débrayer à l’appel de plusieurs syndicats. Ils demandent de meilleurs salaires et protestent contre une réorganisation du temps de travail voulue par leur direction. Une grève minoritaire qui n’a certes touché que 3 des 18 ateliers français, mais qui est intervenue quelques jours après l’annonce de résultats records en 2021 pour le groupe LVMH. De quoi jeter un pavé dans la malle avec des slogans protestataires qui donnent le ton à l’image du fameux “Métier formidable, salaire misérable”, comme l’a rapporté La Tribune dans un article du 10 février 2022. Un an plus tard jour pour jour, c’est l’émission “Secrets d’info”, diffusée sur France Inter, qui fait l’effet d’une bombe.

Défilé Chanel printemps-été 2015.

Un long reportage intitulé “Dans les coulisses peu reluisantes de la mode” dresse un constat sans appel : pour les grandes maisons et leurs patrons, c’est la richesse, mais pour les employé·e·s, c’est la hess. On y apprend notamment que l’inspection du travail a épinglé plusieurs maisons de couture en découvrant que des stagiaires dormaient, les nuits précédant les défilés, sous les bureaux et qu’il n’est pas rare de voir un·e jeune rester en stage près de quatre ans avant qu’on lui propose (ou pas) un contrat. L’émission nous rappelle aussi le comportement parfois tyrannique de certain·e·s designers et collaborateurs·rices, entraînant une vague de poursuites pour harcèlement moral. L’avocate en droit du travail Cécile Cabana-Draut y explique que 25% des dossiers qu’elle traite concerne le secteur de la mode, même si “celles et ceux qui attaquent aux prud’hommes ne sont que la partie émergée de l’iceberg”.

FROM RED CARPET TO CARPETTE

 

On se souvient, l’année dernière, des 118 jours de grève ayant littéralement paralysés l’industrie hollywoodienne. Si les acteurs·rices et scénaristes se sont vanté·s de voir leurs revendications enfin entendues, l’award des plus gros perdant·e·s de cette affaire goes to… les stylistes qui ont quasiment perdu 5 mois de revenus, les événements promotionnels étant désertés par les acteurs·rices en soutien à la grève (remember la Mostra de Venise sans tapis rouge ?). “Non seulement nous n’avons pas pu travailler durant la grève, mais une fois que les choses ont repris, rien n’a bougé dans notre secteur” nous confie Philippe Uter, styliste français installé à Los Angeles depuis 8 ans. Et si sa clientèle inclut Noah Schnapp, Adriana Lima ou Milla Jovovich, le jeune homme insiste sur le caractère précaire de son métier : “On pense souvent qu’être fashion stylist consiste à simplement proposer des vêtements aux stars. Dans la réalité nous aidons à construire une image autour d’une personne, il faut réfléchir en termes de business, garder l’optique de décrocher des campagnes publicitaires, réussir à ce que des grandes marques veuillent habiller ce talent… Il y a beaucoup de facteurs à prendre en compte et il faut toujours avoir une longueur d’avance”.

Philippe Uter.

Un manque de reconnaissance flagrant qui vient autant de la part des agents de stars que des employeurs. Car si les fashion stylist se font payer par look lors des séances photos ou des tapis rouge, ce prix oublie bien souvent de prendre en compte le travail de préparation en amont ainsi que toute l’organisation consistant à retourner les vêtements auprès des marques. Résultat, un·e styliste peut passer près de dix jours à travailler sur un événement, et ne ce sera payé·e que 500$ pour ce dernier : “Nos employeurs ne se rendent pas compte de la quantité de travail que représente une photo, ajoute Philippe Uter. Le stress qui en découle est immense. Pour les gens, c’est stupide de stresser pour une robe mais pour nous, c’est notre carrière qui se joue”.

Article du Business of Fashion.
L’union fait la force ?

 

C’est ce qu’a bien compris un autre styliste, l’anglais Michael Miller qui a décidé, en 2022, de former le Celebrity Stylist Union (CSU), premier syndicat britannique des stylistes afin de défendre les droits de ces derniers·ères, en tentant d’imposer un tarif journalier minimum de 1250£ tout en alertant les employeurs sur la réalité de leurs conditions de travail. “L’idée d’avoir un syndicat américain qui nous représenterait est une bonne idée, indique Philippe Uter. Ainsi que d’imposer un budget minimal journalier, même si cela apporterait quelques contraintes administratives. Cela nous apporterait aussi une protection sociale, car il ne faut pas oublier qu’aux USA, il n’y a pas de sécu, et les assurances coûtent extrêmement chères”. Au vu du succès du nouveau syndicat formé au Royaume Uni, c’est bien ce qui pourrait se passer bientôt aux USA comme l’a récemment raconté le magazine Business of Fashion dans son article “How Hollywood Stylists Can — and Just Might — Unionise”. En attendant que l’industrie hollywoodienne prenne exemple sur nos amis d’outre-manche, le jeune styliste s’est lancé un autre défi : créer sa propre marque de prêt-à-porter unisexe, Uter, composée de vêtements en soie dont les motifs s’inspirent des peintures de ce jeune créatif. Car dans la vie, comme dans la mode : on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Alors faites gaffe car la grande grève de la mode est certainement bien plus proche qu’on ne le croit.