Présente dans le paysage artistique depuis quarante ans, Mylène Farmer défie les lois de la célébrité : toute à la fois figure insaisissable, monument pop et mélancolique mais aussi symbole LGBTQIA+ intergénérationnel, son œuvre traverse les époques, l’attachement de ses fans aussi. Un public rare, que deux chercheurs ont analysé sous le prisme de la sociologie. Portrait d’un fandom pas si “désenchanté”.

Faisant l’objet de trop peu de travaux de recherches en France, les études des communautés de fans (“fan studies”) français sont pourtant une cartographie socio-culturelle fascinante à étudier. Deux chercheurs, Arnaud Alessandrin, sociologue à l’université de Bordeaux et Marielle Toulze, chercheuse en sciences de l’information à Saint Etienne, publient “Sociologie de Mylène Farmer” (éd. Double Ponctuation) : un ouvrage à la méthodologie académique pour avoir une vue d’ensemble sur l’artiste, ses représentations et réceptions par son public. Car de tous les fandoms français, celui de Mylène Farmer est peut-être le plus curieux : comment expliquer une telle fidélité à une artiste volontairement si insaisissable et absente de l’espace médiatique ? Avec quarante ans de carrière, que dire de la transmission intergénérationnelle au sein du public de la star ? Quelle est la portée politique et sociologique de son œuvre ? Eléments de réponses.

Mixte. Pourquoi prendre Mylène Farmer comme objet d’études sociologiques ?
Arnaud Alessandrin.
En termes de légitimité, les sciences humaines ont plutôt été à contre-courant de Mylène Farmer. Soit c’est un exemple anecdotique dans les argumentaires, soit elle est dévalorisée parce que trop populaire, pas assez scientifique, pas assez noble. Dès qu’on touche à des sujets de culture pop, on sent tout de suite des frilosités de la part de la communauté scientifique, comme si c’était une sous-catégorie. Or, c’est important de traduire comment des communautés peuvent suivre une artiste pendant 40 ans de carrière et finalement se poser la question de pourquoi et à quoi ça correspond.

M. Comment a-t-elle réussi à être aussi suivie depuis 40 ans ? Quelles sont les caractéristiques de son fandom ?
A.A.
En tant que fans ou personnes qui connaissent des fans de Mylène, on avait plein de récits émiettés, et là on a quelque chose qui se dessine plus sérieusement, on sort des caricatures, on voit une sorte de portrait-robot dont on ignorait absolument tout. Tout d’abord, dès la première heure, son public lui a été extrêmement fidèle. Aujourd’hui, c’est quand même une artiste qui se fait très rare. On montre bien dans l’ouvrage : elle donne très peu d’interviews, très peu d’interventions médiatiques. Pourtant, son public s’exprime pour elle ou à partir d’elle. Malgré les silences de l’artiste, son public lui reste fidèle et solide. Elle n’en a pas perdu alors que ça reste un public un peu vieillissant. Chaque nouvel album, chaque tournée… Tout ce qu’elle fait affiche complet dans les heures qui suivent. Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui peuvent se vanter d’avoir une telle adéquation du public sans promotion. Les témoignages montrent qu’il y a parfois quelques distances, des préférences, comme par exemple avec son film ou des albums moins aimés comme Monkey Me ou Point de Suture, on le voit statistiquement, mais il n’y a jamais de désamour complet. Et ce qui est fou, c’est qu’il suffit d’un album qui les raccrochent à Mylène pour que leur passion revienne, ce qui est bien la preuve qu’ils n’ont jamais clairement abandonné.

M. Mylène Farmer est un pilier de la culture LGBTQI+ : son public en est-il le reflet ?
A.A.
Mylène Farmer a un public comme aucun autre. Il y a autant de garçons que de filles. 40 % de son public est au moins homosexuel ou LGBTQIA+. Et si on ajoute toutes les minorités de genre ou de sexualité, on est à 50 % du public de Mylène Farmer. Donc c’est bien sûr beaucoup plus que la moyenne des Français. Elle est à la croisée de plusieurs mondes et elle a toujours su les faire dialoguer entre eux, et ce, depuis 40 ans. Sociologiquement c’est intéressant à étudier.
Marielle Toulze. Elle n’a pas eu besoin d’avoir une étude sociologique pour bien connaître son public-cible, parce qu’elle communique particulièrement avec des codes qui sont ceux de la communauté LGBTQIA+ qui la suit depuis 40 ans et puisque sa dernière tournée n’est que auto-référencement de sa propre carrière. La première à bien connaître son public, c’est elle et elle le maîtrise parfaitement.

M. Comment a-t-elle réussi à s’imposer et se maintenir comme icône LGBTQIA+ alors qu’elle ne milite pas, ne prend pas position publiquement ?
A.A.
C’est assez clair, en tout cas du point de vue des fans de la première heure. De ses débuts en 1984 jusqu’à environ 2002, en France, Mylène est l’artiste iconique de référence de la communauté LGBTQIA+. On la retrouve bien sûr dans les biographies de fans, dans les figures drag queen, dans toutes les Marches des fiertés. C’est tout à fait net. Et puis, à partir de 2005, il y a un renouvellement générationnel et puis une nouvelle façon de vivre son homosexualité notamment avec le PACS, le mariage pour tous etc… Les artistes parlent plus nettement, plus ouvertement d’homosexualité, d’homophobie également, là où Mylène est plus dans la suggestion que dans l’affirmation. D’ailleurs, vous le dites vous même, elle n’est pas fondamentalement militante. Alors on aurait pu croire qu’elle devienne une figure qui s’éloigne en termes de références. Or, on est très surpris quand on regarde l’univers LGBTQIA+ de constater que les choses tournent autour encore de Mylène Farmer en France.
M.T. Pas plus tard que le mois dernier, des jeunes Tiktokeurs et Tiktokeuses utilisaient Sans contrefaçon pour dénoncer le sexisme et l’homophobie. Bref, elle n’est jamais très loin des réappropriations militantes ou personnelles sans être militante en matière de figure iconique centrale des luttes queer, alors d’autres le sont peut-être plus ouvertement aujourd’hui. On peut penser à Christine and the Queens, on peut penser à Hoshi…Mais à sa façon et en 40 ans de carrière, Mylène Farmer n’a jamais disparu du paysage référentiel des icônes LGBT. Rares sont les artistes qui peuvent y prétendre.

M. En 40 ans, il y a eu des avancées sociales majeures, notamment sur les questions de genres et de sexualités (VIH, Mariage pour tous…). Pourtant, votre enquête montre que ses fans ont plutôt tendance à classer Mylène Farmer comme “de droite” : comment tout ça peut-il matcher ?
A.A. Je me rappelais qu’un magazine avait classé les artistes sur un sondage de fans “plutôt à droite” ou “plutôt à gauche”. Et Mylène était pile au centre, on ne savait pas si elle était plutôt considérée à droite ou à gauche. Pour le “plutôt à droite”, c’est parce les gens se disent, “elle est plutôt bourgeoise”, “elle vivait dans la Villa Montmorency”, “elle a côtoyé Sarkozy” etc. Mais pour le “plutôt à gauche”, c’est parce que dans ses chansons, elle porte des messages contre le sida, contre l’homophobie, elle a prôné la liberté sexuelle. Et en fait, cette ambivalence fait qu’elle est inclassable. Et sur le féminisme comme sur le positionnement politique, elle est insaisissable. Ce qui fait qu’elle dure, c’est qu’elle ne se laisse pas emprisonner par une mode politique ou une couleur politique, ou un point de vue philosophique.
M.T. Ce qui ne veut pas dire en effet, que les fans n’ont pas leur avis sur la question, et eux-mêmes sont d’ailleurs assez ambivalents. Mais on ne peut pas dire que les réponses sont franches en termes de positionnement de la chanteuse comme de représentation des fans sur ce positionnement.

M. Dans votre enquête, les fans évoquent souvent la peur de l’abandon, que ce soit toujours la dernière fois que Mylène Farmer se montre, sorte des projets, fasse des tournées… Cela semble être un vrai sujet pour les fans. Comment anticiper ça ?
M.T.
Elle n’occupe pas les médias tant qu’elle n’a pas quelque chose à montrer, soit un spectacle, soit un disque, ce qui fait que chacune de ses apparitions amplifie encore plus ou intensifie encore plus les moments où elle est présente en fait. Et donc forcément, ça intensifie aussi la peur de l’absence à nouveau qu’elle va créer ensuite. Ça, ils le savent. Et les absences sont de plus en plus longues. Et là, quand même, elle a appelé sa dernière tournée Nevermore.
A.A. Elle travaille ça depuis toujours puisque dès son premier concert, elle brûle le décor, crée des adieux, traverse le Styx symboliquement pour ne jamais revenir. Depuis le début, elle annonce qu’elle peut arrêter à tout moment. c’est une menace qui plane sur les fans.
M.T. Ce sont aussi des habitudes de vie qui sont en jeu. On a des fans qui le disent “tous les jours, je vais sur Mylène.net pour vérifier s’il y a pas une actualité qui tombe” ou “je refuse de penser que c’est la dernière tournée”. Et pourtant il y a une succession d’indices qui nous font dire qu’elle est de moins en moins là et c’est peut être son dernier album. Aucune interview, aucune photo… La disparition est enclenchée, le jour où elle pensera qu’elle sera plus à la hauteur de ses ambitions ou de ce qu’elle souhaite exprimer, elle arrêtera.

“Sociologie de Mylène Farmer”, d’Arnaud Alessandrin et Marielle Toulze, éd. Double Ponctuation, 148 pages, 16 euros