Précurseur de la mode végane et éthique, Joshua Katcher a publié cette année un livre poignant sur l’exploitation animale dans l’industrie du vêtement et son impact écologique désastreux. Au lendemain de la Journée Mondiale de la Terre, rencontre avec un véritable acteur du changement dans le milieu de la création. Autrement dit, un animal pour un bien.

Végan depuis vingt-deux ans, Joshua Katcher n’en est pas à son coup d’essai en matière d’activisme pour la cause animale. Après avoir créé le premier site web sur le style de vie éthique pour hommes, The Discerning Brute, en 2008, il lançait en 2010 la première marque de mode masculine, végane et éthique, Brave GentleMan, et a récemment cofondé une fromagerie végétalienne. Ex-professeur à la Parsons School à Paris, conférencier un peu partout dans le monde, et lobbyiste aux USA, Joshua Katcher milite sur tous les fronts, même sur son profil Instagram. En publiant Fashion Animals, il tente une nouvelle fois d’alerter sur les méfaits d’une industrie bien plus cruelle qu’il n’y paraît. Fruit d’un véritable travail de recherches et de collecte d’archives, cette étude minutieusement documentée et illustrée explique le règne des matières animales dans le monde de la mode, notre incroyable déconnexion des chaînes d’approvisionnement, et met ainsi en lumière l’abîme qui sépare le fantasme véhiculé par la mode de sa réalité de production. Une façon de nous inviter à désobéir aux règles classiques et aux standards imposés de confection et de production, en dépit de notre intérêt grandissant pour une mode durable et éthique.

Portrait : Alexi Lubomirski

 

Mixte. Vous êtes végan depuis 22 ans. Quel a été le déclencheur ? 

Joshua Katcher. J’ai commencé à m’intéresser à la provenance de ma nourriture dans les années 90, lorsque le club auquel j’appartenais au lycée a acheté un hectare de forêt tropicale pour la protéger. On a plus tard appris qu’elle avait été brûlée, probablement illégalement, et vidée pour des pâturages. Je me souviens avoir été absolument déconcerté en comprenant que de précieuses forêts étaient détruites pour faire des burgers de mauvaise qualité. Chez moi, l’idée d’un monde plus empathique et plus juste fait tout simplement sens, et c’est quelque chose pour quoi on devrait se battre et travailler quelles que soient nos compétences. Les animaux veulent vivre, comme vous et moi. On continue de sous-estimer leurs facultés à avoir une vie sociale et intérieure comme leur capacité à souffrir. Je vois la mode durable comme une façon de créer et d’exprimer une identité visuelle qui corrèle la beauté d’un vêtement ou d’un accessoire avec la beauté de sa fabrication.

M. Comment vous êtes-vous lancé dans la mode éthique ? 

J. K. J’ai commencé à écrire sur la mode en 2008 avec mon blog The Discerning Brute, précurseur en matière de style de vie végane pour hommes. Puis j’ai réalisé ma première collection de souliers en 2010 pour combler un vide dans le marché. Je cherchais des chaussures d’homme à la fois belles, élégantes et classiques et je n’en trouvais pas qui soient en plus véganes, alors j’ai décidé de les faire. Ce qui m’a motivé à rester dans la mode et à développer ma marque, c’est ce que l’industrie fait aux animaux. L’ampleur et l’histoire sont inimaginables : on parle de milliards d’individus confinés, emprisonnés, transformés et tués chaque année, d’extinction d’espèces, de campagnes d’extermination et de scandales sociopolitiques. Et cette réalité est intentionnellement cachée derrière du marketing et des relations presse soignés focalisés sur l’esthétique. Lorsque j’étais professeur adjoint à la Parsons School, j’ai passé environ cinq ans à faire des recherches et à écrire mon premier livre, Fashion Animals, qui traite de la façon et des raisons pour lesquelles les animaux ont été exploités dans la mode, mais aussi des systèmes et idéologies qui font que les gens continuent à participer et à financer cette cruauté et cette violence invisibles.

M. Votre implication a commencé il y a déjà plus de dix ans. Pourquoi les gens prennent-ils encore si peu conscience du problème, selon vous ? 

J. K. Je ne pense pas que les gens soient indifférents aux animaux (la plupart considèrent les “aimer”). C’est surtout qu’ils n’ont aucune idée de la manière dont un vêtement – comme un manteau en fourrure ou un pull en laine – est fait et de ce qu’il requiert. Je pense que lorsque les gens, qui de manière générale sont tournés vers la compassion, découvrent les actes cruels qui sont perpétrés à une échelle aussi importante, cela provoque un changement d’attitude. Aujourd’hui, la véritable cruauté est intentionnellement cachée alors qu’elle est au centre de la transformation des êtres vivants en matières premières pour la mode. Ce point n’est jamais utilisé comme argument de vente. L’angoisse, la douleur, la peur et la lutte des animaux qui se débattent pour ne pas être maîtrisés et tués, c’est une histoire qui est mise de côté par le marketing. Des pratiques abjectes – comme l’électrocution anale des renards ou le gonflement des serpents jusqu’à la mort avec un compresseur d’air ou un tuyau d’arrosage pour le business de leur peau – sont considérées comme normales dans cette industrie, même si elles ne seront jamais mises en avant dans une publicité.

M. En 2010, vous avez lancé Brave GentleMan. Quels sont les challenges principaux quand on est une marque de mode végan et éthique ? 

J. K. Il y a un intérêt croissant pour la mode végane. Une récente étude menée par Lyst, analysant les préférences et les comportements d’environ 80 millions de consommateurs sur une période d’un an, a montré que l’attrait pour la mode durable et végane est en plein essor. Le désir pour une marque comme la mienne est donc présent, mais les challenges pour un petit label sont le manque de ressources (humaines et financières) et le fait d’être un outsider potentiellement vu par les gens du milieu comme menaçant pour le statu quo. Le défi est aussi de combattre l’idée selon laquelle les matières véganes sont bas de gamme ou de mauvaise qualité. On a tendance à placer les matières animales sur un piédestal, à en faire un modèle de qualité et de luxe, alors qu’il y a de plus en plus d’innovations et d’alternatives cruelty free qui leur sont bien supérieures, tant au niveau des performances que de la durabilité.

M. Vous qualifiez vos clients de “citoyens investisseurs”. Pourquoi est-ce si important de changer la manière dont les consommateurs se voient ? 

J. K. Je n’aime vraiment pas le terme “consommateur”, que j’assimile à un réceptacle passif. Pour moi, acheter de la mode est un acte de citoyen investisseur. Les citoyens sont actifs et participent au façonnement de procédés et de structures. Nous mettons notre argent dans des systèmes que l’on souhaite voir prospérer. Donc si nous achetons des vêtements bas de gamme fabriqués avec des matériaux cruels et toxiques, c’est exactement ce qui continuera à nous être proposé.

Brave Gentleman

M. Pourquoi est-ce si difficile pour les marques de s’éloigner des matières d’origine animale ?

J. K. C’est un problème complexe, à l’intersection de la psychologie et de l’Histoire. En plus des croyances enracinées à propos du droit du genre humain sur les corps d’animaux, il y a des perceptions qui découlent des lois somptuaires sur les fourrures et les peaux exotiques, venant de l’époque du Moyen-Âge et de la Renaissance, où seulement les plus puissants et les plus riches les possédaient. Au fil du temps, certaines matières animales sont devenues synonymes de succès et de pouvoir. Et puis, il y a également une longue histoire d’humains utilisant les matières animales pour survivre dans les climats rudes. Les gens avancent souvent cet argument pour justifier leur désir de continuer à porter des matières animales. À terme, la raison pour laquelle il est si compliqué pour autant de marques et de designers de ne plus utiliser de matières d’origine animale pour leurs productions est une incapacité à s’imaginer vivre dans un monde où les bêtes ne sont pas considérées comme des objets.

M. Quelles sont les technologies actuelles et futures pour éviter les matières d’origines animales ? 

J. K. Ce sont ce que j’appelle les matières “circumfaunal”. En d’autres termes, ce qui permet de contourner l’utilisation d’animaux. C’est ainsi que l’entreprise FUROID™ fait actuellement pousser des fourrures et de la laine dans un laboratoire sans qu’aucun animal ne soit introduit dans le processus. À Paris, Ecopel™ est en train de créer des fourrures du futur à partir de plastique extirpé des océans et KOBA™ utilise de son côté de l’huile de coco et de maïs pour fabriquer des fourrures. Aux USA, Bolt Threads™ synthétise un Microsilk™ à base de protéines de soie sans utiliser ni araignées ni vers. Dans le New Jersey, Modern Meadow perfectionne son cuir bio-imprimé Zoa™ – un cuir cultivé en laboratoire à partir de levure. Un peu partout dans le monde, des entreprises telles que Provenance, Geltor, AMSilk, Spiber et Vitro Labs travaillent toutes sur une technologie de protéine de fibres bio en utilisant des systèmes émergents comme l’agriculture cellulaire et la bio fabrication.

M. Quelle est la solution pour accélérer le changement selon vous ? 

J. K. Incitations, opportunités et données. Nous devons encourager l’utilisation de matières éthiques émergentes. Nous avons besoin de subventions, de prix décernés et de programmes pour glorifier les étudiants et les jeunes designers qui veulent utiliser des matières durables et cruelty free. Il faut que les gardiens de la culture mode accueillent cette lame de fond de petites marques en difficulté qui utilisent ces nouvelles technologies et les aident à accéder à de meilleures ressources. Nous avons besoin de systèmes qui puissent aider les marques établies à passer aux matières supérieures et de davantage de données sur les impacts de ces matières.

M. Vous suggérez que la culture de la masculinité favoriserait la cruauté et empêcherait la mode durable de s’imposer. 

J. K. Absolument. Mon prochain livre traitera d’ailleurs de cette question. À un niveau systémique, de nombreux principes de la masculinité mainstream font obstacle à un monde plus compatissant et durable. L’empathie, la gentillesse, s’occuper d’animaux, des écosystèmes, d’autrui, et même de sa propre santé, ce sont des choses qui ont traditionnellement été assimilées aux faux stéréotypes de la sentimentalité féminine et de la faiblesse. La mode est aussi populairement considérée comme une activité féminine, et par conséquent peu sérieuse. Donc dans le contexte d’une culture patriarcale qui récompense la masculinité dominante, la mode durable et éthique est souvent ignorée, du retail shop aux bureaux des législateurs. Notre culture a tendance à excuser, célébrer et récompenser diverses formes de brutalité, à ridiculiser, à couvrir de honte et à punir la gentillesse et la compassion. Chez beaucoup de personnes encore, la nourriture et la mode véganes sont perçues comme un sacrifice de pouvoir et de plaisir.

Manifesto

 

M. Que pensez-vous de l’implication des marques françaises dans la mode durable ? 

J. K. La France joue un rôle historique et important dans la perception de ce qui est désirable dans la mode. Voilà pourquoi c’est si excitant de voir des entreprises françaises comme KOBA émerger. Il y a des boutiques de mode végane fantastiques comme Manifest011, et bien sûr, certaines des grandes marques de luxe qui s’engagent à passer outre la fourrure et les peaux exotiques. Le monde a besoin des Français pour aider à donner l’exemple et rendre la mode éthique cool et attrayante.

M. Quel est votre objectif avec Fashion Animals ? 

J. K. Mon but est de déconstruire certains fantasmes concernant notre amour des animaux au sein d’une société qui systématiquement torture et tue des millions d’entre eux chaque année pour la mode, ainsi que notre déconnexion quasi totale des chaînes d’approvisionnement. Selon moi, certaines images et publicités dans lesquelles des animaux vivants sont utilisés pour promouvoir des créations faites à partir de matières animales (des agneaux pour vendre de la laine, des chiens pour mettre en avant de la fourrure…) révèlent un désir impossible et un mythe qui remontent très loin concernant la façon dont l’humain se voit et se considère parmi les autres êtres vivants sur Terre.

M. Votre ouvrage se base sur un nombre important d’archives. Pourquoi était-il essentiel de construire votre travail sur ces images et ces représentations d’animaux ?

J. K. C’était une manière imparable de prouver l’existence des idéologies que je tente de mettre en lumière. Beaucoup d’images illustrent cette contradiction entre les animaux morts que nous portons et les bêtes que nous disons aimer. De plus, les gens qui ont grand besoin de lire ce livre sont ceux qui travaillent dans les industries créatives comme la mode, or un ouvrage très visuel est beaucoup plus attrayant pour des gens visuellement orientés.

Fashion Animals

 

M. Qu’avez-vous découvert au cours de vos recherches ? Avez-vous été surpris ? 

J. K. Cela m’a permis de me rendre compte du nombre incroyable d’espèces animales qui ont été mises en voie d’extinction à cause des tendances de la mode. Jusque-là, je ne voyais pas totalement le rôle que la méchanceté romancée joue dans le marché du luxe, la psychologie de la magie contagieuse (adopter les caractéristiques des animaux que l’on trouve attirants via nos propres egos en portant leurs cadavres) ou l’expression du pouvoir royal, impérial raconté à travers l’affichage de matières animales exotiques. Je ne comprenais pas non plus à quel point la mise à mort de serpents pour l’exploitation de leur peau est cruelle et choquante. J’ai été également choqué de découvrir des publicités anglaises au tournant du XXe siècle pour les chaussures véganes et les fausses fourrures cataloguées “hygiéniques” ou “humanitaires”, et de constater qu’il existait même une “ligue des vêtements humains” à l’époque. Il se trouve que la volonté d’une garde-robe cruelty free n’est pas si nouvelle !

Fashion Animals (éd. Vegan Publishers, 2019), bravegentleman.com / thediscerningbrute.com