M. Pourquoi est-ce si difficile pour les marques de s’éloigner des matières d’origine animale ?
J. K. C’est un problème complexe, à l’intersection de la psychologie et de l’Histoire. En plus des croyances enracinées à propos du droit du genre humain sur les corps d’animaux, il y a des perceptions qui découlent des lois somptuaires sur les fourrures et les peaux exotiques, venant de l’époque du Moyen-Âge et de la Renaissance, où seulement les plus puissants et les plus riches les possédaient. Au fil du temps, certaines matières animales sont devenues synonymes de succès et de pouvoir. Et puis, il y a également une longue histoire d’humains utilisant les matières animales pour survivre dans les climats rudes. Les gens avancent souvent cet argument pour justifier leur désir de continuer à porter des matières animales. À terme, la raison pour laquelle il est si compliqué pour autant de marques et de designers de ne plus utiliser de matières d’origine animale pour leurs productions est une incapacité à s’imaginer vivre dans un monde où les bêtes ne sont pas considérées comme des objets.
M. Quelles sont les technologies actuelles et futures pour éviter les matières d’origines animales ?
J. K. Ce sont ce que j’appelle les matières “circumfaunal”. En d’autres termes, ce qui permet de contourner l’utilisation d’animaux. C’est ainsi que l’entreprise FUROID™ fait actuellement pousser des fourrures et de la laine dans un laboratoire sans qu’aucun animal ne soit introduit dans le processus. À Paris, Ecopel™ est en train de créer des fourrures du futur à partir de plastique extirpé des océans et KOBA™ utilise de son côté de l’huile de coco et de maïs pour fabriquer des fourrures. Aux USA, Bolt Threads™ synthétise un Microsilk™ à base de protéines de soie sans utiliser ni araignées ni vers. Dans le New Jersey, Modern Meadow perfectionne son cuir bio-imprimé Zoa™ – un cuir cultivé en laboratoire à partir de levure. Un peu partout dans le monde, des entreprises telles que Provenance, Geltor, AMSilk, Spiber et Vitro Labs travaillent toutes sur une technologie de protéine de fibres bio en utilisant des systèmes émergents comme l’agriculture cellulaire et la bio fabrication.
M. Quelle est la solution pour accélérer le changement selon vous ?
J. K. Incitations, opportunités et données. Nous devons encourager l’utilisation de matières éthiques émergentes. Nous avons besoin de subventions, de prix décernés et de programmes pour glorifier les étudiants et les jeunes designers qui veulent utiliser des matières durables et cruelty free. Il faut que les gardiens de la culture mode accueillent cette lame de fond de petites marques en difficulté qui utilisent ces nouvelles technologies et les aident à accéder à de meilleures ressources. Nous avons besoin de systèmes qui puissent aider les marques établies à passer aux matières supérieures et de davantage de données sur les impacts de ces matières.
M. Vous suggérez que la culture de la masculinité favoriserait la cruauté et empêcherait la mode durable de s’imposer.
J. K. Absolument. Mon prochain livre traitera d’ailleurs de cette question. À un niveau systémique, de nombreux principes de la masculinité mainstream font obstacle à un monde plus compatissant et durable. L’empathie, la gentillesse, s’occuper d’animaux, des écosystèmes, d’autrui, et même de sa propre santé, ce sont des choses qui ont traditionnellement été assimilées aux faux stéréotypes de la sentimentalité féminine et de la faiblesse. La mode est aussi populairement considérée comme une activité féminine, et par conséquent peu sérieuse. Donc dans le contexte d’une culture patriarcale qui récompense la masculinité dominante, la mode durable et éthique est souvent ignorée, du retail shop aux bureaux des législateurs. Notre culture a tendance à excuser, célébrer et récompenser diverses formes de brutalité, à ridiculiser, à couvrir de honte et à punir la gentillesse et la compassion. Chez beaucoup de personnes encore, la nourriture et la mode véganes sont perçues comme un sacrifice de pouvoir et de plaisir.