Pour changer l’écosystème de la mode, il faut permettre aux créatif·ve·s d’exister selon leurs propres règles, et de penser hors du brouhaha constant d’une industrie qui surproduit à un rythme effréné. Comment rester fidèle à sa nature dans un tel contexte, tout en conservant un lien privilégié avec l’environnement ? Réponse avec six jeunes créateur·rice·s en passe de redéfinir l’état de nature de la mode actuelle.

Réveillons-nous : trop de défilés, trop de collections, trop de pression et pas assez de place pour les jeunes créateur·rice·s. Depuis une décennie, l’état de nature de la mode a été bouleversé et chahuté. Dès 2015, les dérives de l’industrie ont été dénoncées par des mouvements comme l’Anti_Fashion Project de Li Edelkoort. Aujourd’hui, les podcasts Nouveau Modèle ou Couture apparente alertent et accompagnent une nouvelle génération de designers qui redonnent vie à des étoffes issues de stocks dormants. Six représentant·e·s de cette nouvelle garde avancent leurs solutions : des innovations textiles de CFCL au retour au sur-mesure de Norman Mabire Larguier, en passant par l’artisanat local de Cynthia Merhej et l’utilisation des stocks dormants chez Maitrepierre, Hodakova et Paula Canovas del Vas. Il·elle·s ont en commun un investissement intense, un travail acharné et sans relâche alors que de nombreux obstacles s’imposent à eux·elles : les matières innovantes sont 20 à 30 % plus chères, tout comme la production 100 % made in France. Il·elle·s doivent également se battre pour défiler et faire reconnaître leur démarche dans un système de visibilité où les grands groupes prennent de plus en plus de place. Alors réveillons-nous, certes, mais laissons aux créatif·ve·s un espace de repos. Un lieu de ressource pour se reconnecter à la nature – et à leur propre nature –, avant qu’il·elle·s ne soient à bout de souffle.

Ellen Hodakova, directrice artistique et fondatrice d’Hodakova

 

Grande gagnante du prix LVMH 2024, la designeuse basée à Stockholm travaille sur l’élaboration d’un système d’upcycling qui s’appuie sur l’IA, et propose des designs détournant des objets du quotidien avec humour.

“J’ai grandi à la campagne, quasiment élevée dans des écuries, qui ont d’ailleurs inspiré ma dernière collection où j’utilise des matières épaisses comme le cuir et le bois. Me reconnecter à la nature m’est indispensable : écouter les oiseaux chanter m’apaise, c’est le signe que tout va bien. S’ils s’arrêtent, c’est un indice de danger. Et les dangers… Je suppose qu’il y en a de nombreux dans la mode, mais en termes de design, je pense qu’il ne faut pas les contourner. J’aime provoquer. Pas gratuitement : il s’agit de susciter la curiosité et il me semble que c’est le principe même de la mode. Sinon, vous n’êtes qu’une machine. Et qu’est-ce qu’une machine comprend de l’époque ? J’ai le sentiment de faire partie d’une génération de jeunes créateur·rice·s qui œuvrent dans le sens d’une mode durable. Ne pas le faire en 2024 me surprend et raconte une forme de déni. J’ai créé ma marque à la fois pour proposer de nouvelles solutions de recyclage textile, notamment en intégrant une IA dans le processus de tri qui nous permet de vérifier des informations sur les matières, mais aussi pour questionner à travers le design. C’est facile de dire qu’on veut changer les choses, transformer le système, mais il me semble qu’il est aussi important de retourner la question : comprendre pourquoi les systèmes ont été créés tels qu’ils sont, et les observer dans leur complexité. Ne pas tout jeter. Par exemple, dans la mode, les fashion weeks peuvent être critiquées, mais ce sont des moments essentiels pour que les gens de l’industrie échangent et collaborent. Et cela permet par ailleurs de trouver des solutions ensemble.”

Norman Mabire Larguier, directeur artistique et fondateur de la maison éponyme

 

Remarqué au 38e festival d’Hyères avec ses silhouettes post-genre noires et sculpturales, le jeune créateur a lancé sa maison dont le modèle économique repose sur les commandes, pour éviter les surplus. Grand Prix du concours de mode ModaPortugal 2022, il appelle à une mode plus sensible dans ses designs, ses systèmes de production et sa communication.

“J’ai choisi un système de couture sur mesure, sur commande, et je travaille avec les stocks dormants de grandes maisons de luxe. C’est en soi une réponse à la surproduction et une critique implicite de la manière non naturelle et polluante dont fonctionne l’industrie de la mode. Cette démarche est le résultat d’un questionnement de long terme : travailler sur demande, c’est aussi se reconnecter avec les client·e·s, être attentif à leurs besoins. J’ai lancé ma marque pour disposer d’un espace permettant de questionner le rapport du corps au vêtement, le rapport à soi, le rapport au monde qui nous entoure. La collection présentée en octobre 2023 au festival d’Hyères portait sur le sentiment d’entravement. Il s’agissait d’exprimer la difficulté à trouver sa place au milieu d’un monde normé dans lequel on ne se reconnaît pas, mais aussi d’élaborer une manière de se protéger, cultiver son intérieur et préserver sa sensibilité. Je mène un travail important sur l’architecture du vêtement pour traduire le sentiment que celui-ci est en mutation, en transformation, telle une éclosion qui permet de s’affranchir – notamment des codes de genre. Chaque pièce équivaut à un espace d’expression visant à mettre en forme un monde indicible. Dire, nommer, c’est ériger des limites, et pour moi, la sensibilité queer, c’est aussi se délier des référents, laisser les choses dynamiques. Ce n’est pas naturel de fixer. Moi-même, j’ai du mal avec les mots, j’ai besoin de passer par le vêtement pour ne pas réduire mes émotions, mon intime, à des notions figées et parfois complexes qui me dépassent. Mes vêtements expriment des sentiments que je n’arrive pas à formuler.”

Yusuke Takahashi , directeur artistique et fondateur de CFCL

 

Lancé en 2020 par Yusuke Takahashi, CFCL se distingue en misant sur l’innovation avec des pièces en tricot 3D développées par ordinateur à partir de fils de polyester certifiés et durables. Passé par Issey Miyake, le designer présentait son premier show à la semaine de la mode parisienne en mars dernier.

“Dans ma vie mouvementée, j’ai tendance à oublier que je suis soutenu par de nombreuses personnes et choses auxquelles je devrais être plus reconnaissant. Pour vivre en bonne santé, il est important de rendre hommage à nos ami·e·s, notre famille, nos ancêtres, nos bienfaiteur·rice·s, au soleil et à la pluie, à la nourriture et à l’air, aux vêtements que nous portons, à nos organes, nos cellules. Ce monde est si merveilleux. Dieu est partout, il existe naturellement. Il faut exprimer sa gratitude. Itadakimasu est une expression japonaise typique de cette idée dans le shintoïsme japonais. Avant de manger, il convient de remercier la personne qui a préparé le repas, celle qui a produit la nourriture et la nourriture elle-même. Le mois dernier, ma fille et moi sommes allé·e·s chercher des légumes de printemps, des oignons et des pousses de bambou. Elle a appris comment notre nourriture était produite. Et on devrait adopter la même démarche avec la mode. Chez CFCL par exemple, nos pièces de tricot sont construites à partir de bouteilles en plastique et de vêtements en polyester transformés en fil. Alors peut-être que nous devrions également visiter les sites d’extraction de pétrole pour apprendre comment cette matière est extraite de la terre. Après tout, celle-ci compose de nombreux élément du quotidien. CFCL est l’acronyme de “Clothing for Contemporary Life” (vêtements pour la vie contemporaine). Ce concept, qui guide la création de nos collections, m’oblige à être attentif aux modes de vie existant dans les villes de différents pays et régions. La vie est en constante évolution, toujours mouvante, et être créateur m’offre la chance de l’observer.”

Alphonse Maitrepierre, directeur artistique et fondateur de maitrepierre

 

Passé par Chanel ou Études, Alphonse Maitrepierre lance sa maison en 2019. Il imagine des univers oniriques hybridant les codes futuristes avec ceux de la haute couture. Lauréat du prix Talent émergent mode des Grands Prix de la création de la Ville de Paris, il développe une mode durable, et travaille en majorité à partir de matières textiles issues de stocks dormants.

“C’est carrément cliché pour un designer qui fait de la mode durable, mais dès que je peux, je file en Bourgogne marcher pieds nus dans l’herbe, m’allonger sous les arbres et regarder les oiseaux. Cela sonne très candide mais c’est l’un de mes traits de caractère. Je le tiens de mon père, et j’en suis fier : c’est une force. Pourtant, dans la mode, qui n’est pas toujours un milieu tendre, cela m’a desservi. ‘Alphonse est trop gentil, peut-on vraiment lui faire confiance ? Est-il sérieux ?’ Lorsque j’ai lancé ma marque en 2019, à 23 ans, cet aspect léger de ma personnalité était attribué à mon jeune âge, comme pour me disqualifier. Pourtant, je ne suis pas né de la dernière pluie et j’avais déjà en tête mon projet de collection à l’esthétique mariant codes couture et geek, associée à une démarche de mode durable utilisant des tissus issus de stocks dormants et des matières certifiées, recyclées. Cinq ans plus tard, je suis toujours là, ma dernière collection remplit les conditions de neutralité et je collabore avec Desigual sur des collections 100% durables. Ma nature, c’est de créer. J’aimerais que cela soit sans limites, même s’il y a des contraintes liées au budget bien évidemment. Il était clair pour moi depuis le début que je n’allais pas tomber dans un schéma répétitif. Je me dois d’imaginer de nouvelles histoires, des concepts, essayer d’autres matières. La répétition me fait peur : c’est une forme de confort. C’est le vide. C’est être une machine, comme la fast fashion en quelque sorte. Et il n’y a rien de naturel à ça !”

Cynthia Merhej, directrice artistique et fondatrice de la maison Renaissance Renaissance

 

Basée à Paris et à Beyrouth, la créatrice libanaise lance sa maison en 2016, articulant une méthode de couture artisanale et des designs non genrés, costumes et robes à larges nœuds. Première femme arabe semi-finaliste du LVMH Prize 2021, elle défend une mode durable.

“Dans l’industrie de la mode, les jeunes créateur·rice·s travaillent constamment, cumulant des dizaines de rôles. À ce rythme, il est facile de négliger la nature qui nous entoure, de ne plus y prêter attention. C’est l’eau qui me reconnecte : dès que possible, je vais à la plage et je nage – souvent à Beyrouth où se trouve mon atelier. C’est là que j’ai grandi, issue de trois générations de femmes designers et entrepreneuses. Je travaille toujours avec ma mère, qui est restée très fidèle aux processus artisanaux traditionnels et parfois ne comprend pas ce que je propose ! Nous sommes liées par l’idée qu’il est important de contrôler notre production, et inutile d’avoir des stocks et des surplus. J’ai longtemps eu l’impression de devoir toujours me conformer, car dans la société libanaise, basée sur la famille, tu existes en tant que représentant de l’image de celle-ci. La réputation est centrale. Dans la mode aussi, quelque part. Il faut toujours plaire : à des standards de magazines, à des followers, et suivre des tendances selon un calendrier insensé, déconnecté de tout rythme naturel. Mais je ne m’y conforme pas vraiment, appliquant une autre valeur héritée du Liban : la résilience. C’est ma force, je reste fidèle à ma vision et je me bats. Et, étant une femme arabe, je bataille encore plus, car je dois dépasser les stéréotypes projetés sur moi. Tout cela nourrit ma résilience et ma certitude qu’il faut trouver de nouveaux systèmes et récits.”

Paula Canovas Del Vas, directrice artistique et fondatrice de la maison éponyme

 

Semi-finaliste du prix LVMH 2022, la jeune créatrice espagnole est passée par les bancs de Central Saint Martins, aidée par la bourse Stella McCartney soutenant les démarches vers la mode durable. En 2018, elle lance sa marque mêlant technique artisanale et innovation textile, pour proposer une garde-robe ludique détournant les codes enfantins.

“Pour moi, ne jamais renoncer à l’essentiel, notamment la durabilité, est très important. Il est certes difficile de développer un système viable qui fonctionne, mais j’essaie coûte que coûte de conserver et défendre la dimension créative de ma marque. Le tout en acceptant, bien sûr, le fait que j’œuvre dans un secteur où il faut souvent repenser ses plans pour les faire correspondre à la réalité. J’ai un peu l’impression de vivre dans un compromis permanent. En raison de la nature de mon travail, je dépends de nombreuses personnes et tout ne se passe pas toujours comme prévu ou comme je l’aurais souhaité. Cela m’oblige à prendre des virages, à remanier mes plans et mes idées, sans pour autant aller à l’encontre de ma propre nature. Mais j’ai l’impression qu’au fil du temps, je suis de plus en plus à l’aise avec cette situation. Ce qui m’aide et me rassure aussi, c’est de me rapprocher de la nature. J’ai grandi dans une ville située à 10 minutes de la montagne et à 15 minutes de la mer. Je passais beaucoup de temps à faire de la randonnée ou à nager… Mais ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai réalisé l’effet bénéfique de la nature sur notre santé mentale. J’ai la chance d’avoir un studio situé tout près du parc des Buttes-Chaumont à Paris. Dès qu’il fait beau, je m’y aventure et c’est ce qui me permet de me reconnecter à mon environnement.”

Cet article est originellement paru dans notre numéro STATE OF NATURE Fall-Winter 2024 (sorti le 16 septembre 2024).