Mettant en lumière les inégalités persistantes en lien avec le logement (cadre de vie, confort, salubrité…) le confinement a accéléré nos réflexions sur la maison du futur. Repenser l’habitat serait-il le meilleur moyen de répondre aux questions écologiques, sociales et sanitaires du XXIè siècle ?

“Dans l’ardeur que l’on met à se blottir chez soi ou à rêver de l’habitation idéale s’exprime ce qu’il nous reste de vitalité, de foi en l’avenir.” Chez soi, le délicieux essai de Mona Chollet (éd. Zones, 2015) n’aura probablement jamais été autant lu et relu que pendant ces mois de printemps 2020, quand le confinement imposé par la crise sanitaire nous forçait à chercher un sens et un réconfort à cette vie entre quatre murs. La journaliste y réhabilite la poésie du foyer et nous donne l’envie irrépressible de prendre soin de son cocon comme on le ferait de soi-même. Pourtant, y être assigné à résidence en pleine épidémie mondiale, c’est encore autre chose. Qu’on ait quitté la ville pour la campagne, rejoint des proches ou affronté sa solitude, le phénomène nous a poussés à regarder différemment nos lieux de vie. Comment se lover dans les douceurs casanières quand il nous faut télétravailler en gardant les enfants, cohabiter avec d’autres sans toujours avoir la chance de disposer d’une chambre à soi ? En juin, Ipsos et Qualitel publiaient une enquête indiquant que 20 % des Français·e·s, soit près de 8 millions de foyers, avaient “mal supporté” leur logement pendant la période du confinement : parmi eux, principalement des jeunes, urbains, locataires, à faibles revenus. Une bonne partie des habitants d’appartements (38 %) affirment que le confinement leur a donné envie de déménager. Puisque d’un coup, “tous les défauts du logement dans lequel vous vivez vous sautent à la figure”, note la sociologue Monique Eleb dans Le Télégramme. À l’inverse, la France des campagnes a globalement mieux vécu sa quarantaine. Déjà, les demandes immobilières accusent de nouvelles tendances : les biens avec balcon ou terrasse sont en train de devenir des “musts”.

Plus que jamais, le vrai luxe, c’est l’espace. Tandis que la mode écolo new age était au living small et aux intérieurs minimalistes de tiny house, le contrecoup est radical : voilà qu’on se retrouve à rêver de vastes maisons, de jardins d’hiver et d’une vie au grand air – quand ça n’est pas de carrément tout plaquer pour se mettre à la permaculture. Bref, entre désirs bourgeois coupables et réinvention green de nos modes de vie, la question de l’habitat et du bien-être chez soi se pose de manière plus aiguë que jamais. Alors que les activités reprennent timidement, déjà étouffées par la menace d’un éventuel reconfinement cet automne, tout semble donc à repenser. Doit-on s’attendre à un grand come-back de la maison individuelle ? Est-il enfin temps de mettre concrètement en place tous les projets qu’on dit utopiques, les ambitions visionnaires des architectes d’hier et d’aujourd’hui : bâtiments connectés, cités flottantes, voire, pourquoi pas, colonies spatiales ? L’utopie – ce non-lieu – n’est peut-être pas vouée à exister qu’en dessins et perspectives 3D.

OASIS DE MODERNITÉ

“Votre maison plus intelligente, tout simplement”. Capteur de qualité de l’air intérieur, station météo, thermostat connecté… Chez Netatmo, la maison du futur sera smart ou ne sera pas. Fondée par l’ingénieur Fred Potter, l’entreprise française est spécialisée dans “l’internet des objets” domestiques. Pour le charismatique Timothée Boitouzet, déjà dans les top charts des jeunes “Innovators” et raflant un tas de récompenses avec sa boîte Woodoo, l’avenir est à chercher dans de nouveaux matériaux : le chimiste a mis au point un bois aussi résistant que du béton, à l’empreinte carbone trois fois moindre. De quoi imaginer des gratte-ciel stylés et durables. Parmi un large panel d’entrepreneurs, ingénieurs, architectes et autres designers invités à la 7e édition des rencontres 2049, organisées par L’Obs en septembre 2019 au Pavillon de l’Arsenal à Paris, chacun a exposé son approche au thème de l’événement : À quoi ressemblera l’habitat de demain ? “Penser l’utopie aujourd’hui implique nécessairement un rapport vertueux à l’environnement”, avance David Abittan, rédacteur en chef de tema.archi. Même les innovations technologiques les plus pointues sont ainsi marketées sous l’angle de leur efficacité énergétique ou de leur caractère biodégradable.

À l’aune de catastrophes climatiques sans précédent, l’utopie contemporaine ressemble donc à une ville durable, plus ou moins futuriste. Dans les alentours de Dubaï, par exemple, The Sustainable City est une humble expérimentation de ville durable à 354 millions d’euros sur 46 hectares : une oasis de modernité bardée de panneaux solaires, de centaines de kilomètres de pistes cyclables et de boutiques de maillots de bain en plastique recyclé. Initié après la crise financière mondiale de 2008, le projet est né du “besoin de créer un modèle différent qui fasse sens, à la fois d’un point de vue écologique et économique”, défend Karim El-Jisr, directeur exécutif du See Institute, centre de recherche local sur la durabilité. Dans la mouvance de la Blue Revolution impulsée aux Pays-Bas, qui défend une architecture sur l’eau, un récent projet amphibi signé Bjarke Ingels Group a reçu le soutien des Nations unies lors de leur première table ronde sur les villes flottantes début avril 2019 : Oceanix, une cité modulable entièrement autonome et résistante, destinée aux populations les plus vulnérables face à la hausse du niveau des océans. Les bâtiments, démontables, seraient de bambou ou de bois ; la mobilité douce, à vélo, par drone ou bateau électrique… Tandis qu’une “agriculture marine” – de coquilles Saint-Jacques, cultures d’algues ou fermes aquaponiques – assurerait l’autosuffisance alimentaire. Valorisant le circuit court et l’agriculture urbaine, à l’instar d’une génération en quête de reconnexion avec son environnement, les jeunes Fei et Chris Precht du studio éponyme ont dessiné une gigantesque Farmhouse, habitat modulaire dont les résidents produisent leur propre nourriture dans des fermes verticales où la nature s’impose. Idem pour leur projet Bert (maison modulaire arborée) et la Toronto Tree Tower ; tout comme l’immeuble Tel-Aviv Arcades signé cette fois-ci Penda (studio cofondé par Chris Precht en 2013). La plébiscitée Neri Oxman, à la tête du groupe de recherche Mediated Matter au MIT Media Lab, aspire quant à elle à une nouvelle architecture bioclimatique pour son Ocean Pavilion. En 2015, la designer a récupéré des coquilles d’un restaurant de fruits de mer de Boston et conçu une imprimante 3D utilisant ce matériau, à base d’eau et de chitosan. La prise de conscience semble infuser jusque dans les hautes sphères. Véritable Davos pour millennials, les rencontres Summit réunissent depuis douze ans, dans des yourtes à la déco bohème raffinée, entrepreneurs, sportifs, artistes, scientifiques, leaders spirituels… pour “changer le monde” tout en parlant business. En 2013, l’organisation a acheté d’immenses terrains sur la Powder Mountain en Utah, dans le but d’ancrer une communauté basée sur le bien-être et le network. Déjà quelques dizaines de maisons auraient été construites, selon des règles strictes afin d’altérer au minimum le paysage. Même dans la pop-culture, on ne se cache plus de ces lubies pour réinventer l’habitat : en 2018, Kanye West se lançait dans la construction pharaonique de Yeezy Homes, des “capsules durables” géodésiques sur les collines de son domaine en Californie, dans l’idée d’y loger des personnes précaires. Si le projet a été avorté dans un premier temps, le rappeur se voit déjà en incarnation du “néo-rural écoresponsable” dans le ranch qu’il s’est offert et qu’il compte transformer en campus d’expérimentation pour “renverser le paradigme de l’humanité”.

UTOPIES SOCIALES

Mais peut-on encore parler d’utopie quand elle ne s’adresse qu’à une poignée de riches influents ? Ou qu’elle dépend de leurs bonnes grâces ? Monter une autre société de toutes pièces, en plein désert ou en haute mer… les modélisations laissent songeur, mais on n’en connaît désormais que trop les limites : du coût écologique des matériaux nécessaires à leur réalisation, jusqu’à la pertinence de tels fantasmes futuristes. Qui a vraiment envie d’habiter à plusieurs kilomètres au milieu de l’océan ? Et puis, doit-on vraiment encourager les gens à se couper du reste du monde pour vivre en autarcie selon ses principes dans son maxi-village “eco by design” ? Que faire alors des villes existantes, et des humains qui les peuplent ? “Tout dépend de la catégorie sociale à laquelle vous appartenez ! rétorque d’emblée le sociologue Yankel Fijalkow, lorsque L’Obs l’interroge sur sa vision du futur. Le défi des prochaines décennies est évidemment écologique et technologique, mais aussi et surtout social. La ‘maison robot’ ne pourra pas tout résoudre.” Nous rappelant que l’habitat est avant tout un sujet humain, qui remet sur la table toutes les inégalités. Dès le XIXe siècle, en pleine industrialisation, l’utopie architecturale tentait de répondre au désir d’une société plus juste. Charles Fourier et son “phalanstère” communautaire ; plus tard, Le Corbusier et ses ambitions de “ville contemporaine de trois millions d’habitants” pour Paris ; et puis, ces grands ensembles qui sortent de terre post- Seconde Guerre mondiale, avec l’espoir de parvenir à loger dignement toutes les populations qui gonflent les périphéries urbaines. Thamesmead, érigé dans le sud-est de Londres dans les années 60, est un exemple de ces new towns outre-Manche : avec son architecture brutaliste qui a séduit le réalisateur de Orange mécanique, des parcs, une école, des lacs et canaux, une gare ferroviaire… le quartier devait devenir la “Town of tomorrow”. Comme dans de nombreuses cités reléguées à des terminus mal desservis, finalement dénuées de vie sociale ou économique, le taux de pauvreté, de criminalité et de bâtiments vacants a fini par y cristalliser un sentiment d’exclusion. L’heure est désormais aux opérations de “régénération” : on détruit et on recommence. Le nouveau projet inclut 20 000 nouvelles habitations et des reconversions d’équipements en centres culturels. Au risque aussi de gentrifier. “Si l’on regarde, c’est dans l’histoire des productions de HLM qu’on a les réalisations les plus intéressantes”, note néanmoins Katherine Fiumani dans un reportage sur La Petite Couronne. Cette architecte habite La Maladrerie, sorte de château fort de béton sur pilotis et d’îlots de verdure dont elle a participé à la conception, en plein Aubervilliers. De 1975 à 1985, le quartier a été pensé par la jeune équipe menée par Renée Gailhoustet au même moment où elle collaborait avec Jean Renaudie sur les fameuses Étoiles d’Ivry-sur-Seine. En découlent 900 habitations absolument uniques. Grâce à des poteaux porteurs, les murs intérieurs peuvent être positionnés comme on le souhaite, créant des duplex, des triplex, hyper personnalisés. Une partie des logements sont prévus pour les travailleurs migrants, d’autres pour les personnes âgées, ainsi que des locaux d’activités, des équipements socio-culturels et une quarantaine d’ateliers d’artistes.

La vraie différence, c’est aussi ce rapport à la nature, jusque dans les interstices, toutes ces terrasses plantées, mais également les jardins et espaces communs communiquant par de petits chemins comme dans un village. On se croirait dans une rue pavillonnaire alors qu’on est en pleine ville. Un “patrimoine du XXe siècle” qui peut encore inspirer les éco-quartiers d’aujourd’hui. Parce que c’est bien là l’équilibre à trouver, entre vitrines durables mais élitistes et projets sociaux écologiquement discutables : comment habiter au plus près des saisons, adopter un mode de vie responsable sans renoncer ni à son confort personnel ni à l’utopie collective d’un monde où personne n’est laissé de côté ?

ESPACES GRATUITS

Dans les années 30, le rêve de Frank Lloyd Wright jetait déjà des pistes de réflexion très actuelles : rejetant la métropole new-yorkaise et son monde, l’architecte américain imagine une façon de vivre autour de communautés dispersées sur le territoire. Dans la Broadacre City, il n’y a plus aucune distinction entre ville, campagne et nature : chaque famille possède une acre de terre (4 000 m2) à cultiver. Pour autant, on y trouve tous les services urbains qui manquent à l’époque dans les suburbs (banlieues) : un marché coopératif, un théâtre, des salles de concert… Si le projet est resté dans les cartons, les idées du père de la “maison usonienne” trouvent un écho chez la nouvelle garde d’architectes qui tentent de sortir d’une logique financière et de renouer le lien perdu avec l’environnement, comme l’Autrichien Chris Precht : “Le changement climatique ne sera pas résolu avec les nouvelles technologies. Ça le sera par l’empathie, et l’architecture a beaucoup à offrir à ce niveau-là. Nous devrions créer des bâtiments qui nous connectent à la nature, et à nos sens.” Depuis la quarantaine, l’appel du vert est sans équivoque : de plus en plus de citadins envisagent de quitter la ville pour s’offrir un cadre de vie moins bétonné.“L’expérience du confinement nous a amenés à réfléchir nos villes et nos maisons. Mais il ne faut pas tomber dans un fantasme trop individualiste, chacun avec son petit jardin. On ne peut pas repenser toute notre société à partir d’une situation exceptionnelle !” nous rappelle le journaliste David Abittan. Même si le risque sanitaire existe, une utopie aseptisée est-elle bien souhaitable ? D’ores et déjà, le studio Precht a mis au point pour la ville de Vienne un projet de jardin en spirale, conçu pour respecter la distanciation sociale et accueillir des promenades solitaires d’une vingtaine de minutes.Mais l’humain n’est pas fait pour vivre totalement seul. Preuve en est : c’est dans les habitats partagés que le confinement a été le mieux vécu. Lorsqu’on n’a pas le luxe d’avoir une maison de campagne à disposition, la mutualisation des espaces et des moyens permet en effet de vivre mieux, à moindre coût. On y profite de pièces collectives : buanderie, salle commune, chambres d’amis, jardin… tout en maintenant du lien social, de la solidarité entre générations. En plein essor, on compte 152 lieux construits, 74 en travaux, 165 à l’étude, 133 au démarrage, aussi bien en ville qu’en milieu rural, selon les chiffres 2018 du mouvement Habitat participatif France.

En Suisse, cette utopie est déjà devenue réalité : l’immense projet d’habitat autogéré Kraftwerk, rassemblant 125 logements évolutifs, qui a vu le jour en 2001 à Zurich, n’a cessé de se répliquer. Pour peu qu’une ville soit correctement organisée, elle peut donc offrir des solutions. Il serait même contreproductif de vouloir absolument fuir à la campagne : l’étalement urbain provoque une extinction du vivant et accroît les risques de contraction de maladies encore inconnues. Alors, si l’on se veut véritablement eco-friendly, il faut au contraire densifier l’existant. Pour les architectes Roland Castro et Sophie Denissof, c’est dans le vertical qu’on s’étale : à la sortie du métro Front populaire à Aubervilliers, leur récente tour Emblématik comporte 88 appartements sur 18 étages. L’atout charme ? Quatre jardins suspendus collectifs, en plus de terrasses privatives. “Des espaces gratuits, qui ne servent à rien, où la rencontre est une possibilité, pas une obligation, commentent-ils. Ça, c’est un habitat d’avenir, parce qu’il est singulier pour chacun et en commun pour tous.” “Reprendre en main son cadre domestique (…) permet d’éprouver son pouvoir sur les choses, de redéfinir sa propre place dans le monde, de la préciser, de l’actualiser.” Dans son invitation à faire le grand ménage, Mona Chollet place le curseur au niveau de ce qui compte finalement le plus dans la perception de notre habitat idéal : comment on s’y sent. Pour ça, avant même d’être une question d’infrastructure, habiter est une affaire d’intérieur. Comment on s’approprie un espace, comment on lui donne du sens par nos pratiques quotidiennes, comment on le transforme. L’ingénieure et architecte Marine Morain, qui a travaillé sur “la recherche d’un espace de répit dans le logement”, milite désormais pour une prise en compte élargie des sens : la thermoception (sensation de chaud et froid), l’équilibrioception ou encore la proprioception, qui nous permet de localiser nos membres dans l’espace les yeux fermés. Si ces notions sont connues, elles sont encore trop peu considérées en architecture. Face à la crise, “il faut surtout avoir un coin à soi dans lequel on se sent bien, ajoute encore Monique Eleb. Cela peut être quelque chose de petit, comme un fauteuil avec une jolie vue”, une alcôve, ou encore une pratique : écouter de la musique, prendre un bain… Des moments qui sont autant de petites utopies intimes. Après tout, l’habitat ne fait pas le moine.