ROBE EN POLYESTER RECYCLÉ IMPRIMÉ, BALENCIAGA.

Artistes pluridisciplinaires, Warren Du Preez et Nick Thornton Jones s’affranchissent des limites technologiques afin de créer des images dans lesquelles les avatars digitaux se confrontent à notre réalité. Rencontre avec un duo unique qui, une fois de plus, n’a pas hésité à franchir les frontières du cybernétique en se prêtant au jeu de cette série mode réalisée en exclusivité pour Mixte.

Toujours avoir une longueur d’avance : tel pourrait être le leitmotiv du duo anglais WN Studio, composé du directeur artistique Nick Thornton Jones et du photographe Warren Du Preez. “Nous vivons en ce moment un tournant artistique majeur, comparable à ce qu’on a connu à la Renaissance ou lors de la révolution industrielle, pose le photographe. Nous entamons un nouveau cycle, et c’est passionnant d’en faire partie, de pouvoir développer notre art grâce aux nouvelles technologies que nous offrent tous ces grands esprits.” Un art qui se déploie au gré des rencontres, comme le prouve leur collaboration avec Björk sur les albums Vespertine et Biophilia, dont les images créées par le duo sont restées ancrées dans l’inconscient collectif. Qui mieux que cette artiste inclassable pouvait s’accorder avec un tel esthétisme empreint d’onirisme et d’étrangeté ? “Nous avons commencé à travailler avec elle en 1999, lorsque Warren l’a shootée en couverture du Sunday Times, à New York. Elle a beaucoup aimé les photos et l’expérience, et nous a commandé d’autres collaborations. Björk est une pionnière, une des premières à avoir décidé de prendre totalement le contrôle de sa carrière. Nous partageons avec elle l’amour de la technologie, et la conviction que cette dernière doit rester la plus invisible possible afin de créer une réalité dans laquelle on puisse se projeter.” Pour preuve, le clip d’“Utopia”, réalisé en 2017, où la chanteuse incarne une joueuse de flûte au visage grimé, dans un décor où la réalité se mêle aux délires visuels des deux artistes.

CORSET EN VERRE PLEXI TRANSPARENT, PANTALON EN NYLON ET MULES À TALONS MUGLER.

 

C’est en 1989 que Warren foule le sol londonien pour la première fois, fraîchement débarqué de Johannesburg, sa ville natale. Il se forme seul à la photographie et se fait vite remarquer en assistant différents photographes avant d’être engagé par l’iconique The Face pour réaliser sa toute première série mode. Il commence à shooter des célébrités au début des années 90 et rencontre Nick, alors directeur artistique. Le duo fonde le WN studio à la fin de la décennie. Il forme depuis plus de 25 ans un singulier tandem, en perpétuelle recherche d’innovation. “Nous étions fascinés par les nouvelles technologies, confie Warren. J’ai réalisé ma première image sur ordinateur en 1995 pour le Sunday Times Magazine, à l’époque où tout prenait un temps monstrueux. Heureusement, la technologie progressait rapidement. Cela m’a donné envie d’explorer cette nouvelle façon de créer.” Une exploration que les deux amis décident d’entreprendre ensemble, car “la créativité n’est qu’une affaire de collaboration”. Ainsi, Iris van Herpen et Issey Miyake les approchent pour collaborer et créer afin de construire des images à mi-chemin entre photographie et cinéma, un parti pris esthétique en affinité avec les créations des designers dont ils partagent la vision d’un monde enchanteur, à la fois terrifiant, mélancolique et romantique.

ROBE EN VISCOSE, BOUCLES D’OREILLES EN CUIVRE PLAQUÉ OR, ESCARPINS EN CUIR VERNI ALAÏA.

 

 

 

 

ROBE BUSTIER EN SUÈDE, ESCARPINS EN MAILLE ET SATIN GIVENCHY, COLLIER “SERPENTI” HAUTE JOAILLERIE EN OR ROSE SERTI D’ONYX, DE DIAMANTS TAILLE POIRE ET DE DIAMANTS TAILLE BRILLANT BVLGARI.

À l’heure où certain·e·s photographes considèrent l’apparition de l’intelligence artificielle dans le monde de la photo comme une lente et douloureuse agonie de leur art, les deux artistes inversent la tendance : ils s’approprient les nouvelles technologies, expérimentent et concrétisent des projets que seule leur imagination pouvait jusqu’à présent concevoir en utilisant de nouveaux procédés comme la création d’images de synthèse en temps réel dans le moteur de jeux vidéo Unreal Engine développé par Epic Games, le tout afin de créer des avatars digitaux virtuels.

“Nous n’utilisons pas directement l’intelligence artificielle. Nous préférons nous fier à nos yeux, notre toucher, nos émotions et ressentis. C’est ce qui nous rend humains, car aucune machine ne peut recréer cela. Il s’agit d’un processus de création complet, depuis la préproduction et la planification en lien avec l’équipe – comme on le ferait pour un shooting classique avec le maquillage, le stylisme, la direction artistique, etc. – jusqu’à la numérisation du mannequin réel pour ensuite refaire et interpréter tous les éléments à rassembler sur son avatar numérique.”

TUNIQUE EN TULLE RECYCLÉ ET ORGANZA DE SOIE, T-SHIRT EN GAZE DE COTON ET JERSEY, JUPE EN DENIM STRETCH, CASQUE EN TULLE RECYCLÉ RICK OWENS.

 

 

 

 

ROBE EN MAILLE EFFILOCHÉE, CEINTURE CORSET ET SANDALES EN CUIR, BAGUE EN MÉTAL DORÉ ALEXANDER MCQUEEN.

LE DUO A CRÉÉ L’AVATAR DIGITAL DU MANNEQUIN JIMAI HOTH GRÂCE À UN PROCESSUS DE PHOTOGRAMMÉTRIE PAR BALAYAGE. CELUI-CI UTILISE UNE PLATEFORME DIMENSIONNELLE AVEC 150 CAMÉRAS PERMETTANT DE CAPTURER LES MODULES QUI, UNE FOIS ASSEMBLÉS, FORMERONT UN VÉRITABLE DOUBLE DE LA PERSONNE SCANNÉE.

Pour preuve, pour la série mode “Keep it real” que le duo signe dans ce numéro, ils ont créé l’avatar digital du mannequin Jimai Hoth grâce à un processus de photogrammétrie par balayage. Celui-ci utilise une plateforme dimensionnelle avec 150 caméras permettant de capturer tous les modules qui, une fois assemblés, formeront un véritable double de la personne scannée : “Nous jouons avec l’idée que chacun possède un jumeau digital, ce qui, selon nous, représente bien notre avenir qui se dévoile et se transforme quotidiennement. Le métaverse en est encore à ses balbutiements et continue d’évoluer, mais il finira par exister sous une forme et une itération de forme dans le futur.” Un futur qui est loin d’effrayer les deux artistes : “Nous préférons parler de Web 3.0, dans lequel la réalité va se mélanger avec le virtuel. Et où la technologie, plus invisible, fera partie de notre vie quotidienne. Le tout, espérons-le, dans l’harmonie et l’équilibre…”

WHEN THE MOON DREAMED OF THE OCEAN, 2022, VUE D’INSTALLATION.

LIMESTONE MEMORIES – UN MAQUIS SOUS LES ÉTOILES, NICOLETTI, LONDON, 2023.

 

MATTER GONE WILD, VUE D’INSTALLATION, 2023. FONDATION PERNOD RICARD.

MONT ANALOGUE, 2022, VUE D’INSTALLATION.

 

Ce mélange des genres séduit les marques, de Mugler à Cartier en passant par Louis Vuitton. En 2022, le célèbre malletier propose ainsi au duo une expérience inédite : créer un univers autour de l’artiste japonaise avant-gardiste Yayoi ­Kusama : “L’idée d’inventer son jumeau digital dans un paysage qui l’est tout autant nous a tout de suite emballés.” Le duo prend alors beaucoup de plaisir à créer pour l’occasion des campagnes tridimensionnelles, panneaux d’affichage anamorphiques et numériques, applications et expériences de réalité augmentée et environnements interactifs dans lesquels les œuvres tout en pois de Kusama prennent vie, comme dans un trip sous LSD au budget XXL.

THE DEEP – LIVING MEMORIES, 2022, CENTRE POMPIDOU-METZ 2022, VUE D’INSTALLATION.

UNDERGROUND RESISTANCE – LIVING MEMORIES, 2022.

LIMESTONE MEMORIES – UN MAQUIS SOUS LES ÉTOILES, VUE D’EXPOSITION, NICOLETTI, LONDON, 2023.

DJOUKA ELISABETH, 2023.

Mais pas question pour autant de s’échapper dans un bonheur artificiel où nos doubles digitaux renfermeraient le meilleur de nous-mêmes. Le duo persiste et signe, l’humain – ou ce qui fait de nous des humains – reste un point de conversation crucial : “L’essentiel est de s’en remettre à la sérendipité pour rencontrer de brillants esprits, il y a tellement de gens passionnants à découvrir… Nous avons récemment réalisé une séance photo avec Cate Blanchett, qui souhaitait collaborer avec nous. C’est très intéressant de travailler avec des artistes qui, comme elle, ont une vision précise de ce qu’il·elle·s désirent mais font confiance et s’en remettent de façon égale au processus de création.” Une fascination pour l’être humain dont Warren Du Preez ne se lasse pas : “Je suis ébloui par la façon dont mes enfants développent leur propre pensée, leur façon d’interpréter leurs émotions et sentiments. J’aime me réfugier dans cette réalité, car elle est très personnelle et émouvante, et n’appartient qu’à moi-même.” Human after all, comme dirait Daft Punk.

MANNEQUIN : JIMAI HOTH @ SELECT MODEL MANAGEMENT. CASTING : SILVY VIGNOLA. COIFFURE : EUGENE SOULEIMAN @ STREETERS. MAQUILLAGE : JOEY CHOY @ PREMIER HAIR & MAKEUP. MANUCURE : PEBBLES AIKENS @ THE WALL GROUP. ASSISTANTS COIFFURE : CARLO AVENA, LAURA SWAINE, LEANNE MILLER @ STREETERS. PRODUCTION LOCALE : DAPHNE DO. PRODUCTION ET POSTPRODUCTION : WN STUDIO. VFX : GAVIN COETZEE. CGI : JOSEPH YABAO. SCAN : FBFX LTD. REMERCIEMENTS À MARTIN KERN, CHRIS EVERRITT ET À TOUTE L’ÉQUIPE DE WN STUDIO.
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Cet article est originellement paru dans notre numéro spring-summer 2024 ESCAPISM (sorti le 1er mars 2024).