Sept ans après The Golden Age, l’artiste français polyvalent publie enfin un second album au goût de soufre, S16.

Pendant le confinement, Woodkid a brusquement réapparu. À la faveur de “Goliath”, morceau au clip industriel et majestueux, le musicien et artiste est revenu nous hanter de sa voix grave et veloutée. Suivi du mélancolique “Pale Yellow”, dont le clip robotique et désenchanté introduisait un album en forme de confrontation avec notre monde en surchauffe. Intitulé S16, comme le symbole du soufre en tant qu’élément chimique, il livre la vision, du microscope au macroscope, du réalisateur, graphiste et musicien Woodkid, de son vrai nom Yoann Lemoine, qui s’est imposé de prendre le temps d’apprendre. Quand, en 2014, il fait ses adieux en plein succès du haut de ses 31 ans aux scènes les plus prestigieuses, il peut se targuer des collaborations avec les stars de la pop dont il réalise les clips en cinémascope, de Lana Del Rey à Pharrell Williams ou Drake et Rihanna. Il a entre-temps élargi sa palette à la danse – avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui ou le New York City Ballet en compagnie de JR –, au cinéma – avec Jonás Cuarón – ou à la mode aux côtés de Nicolas Ghesquière pour Louis Vuitton. Des rencontres qui l’ont nourri jusqu’à construire pour ce second album un univers complexe autour de l’industrie pétrochimique, pour mieux questionner notre rapport à un monde gigantesque dont nous sommes tous des reflets ambivalents. La rencontre à New York avec le groupe Son Lux a compté pour beaucoup dans l’enregistrement, qui s’est étalé dans le temps entre New York, Paris, Londres où les orchestres ont été enregistrés avec l’arrangeuse anglaise Sally Herbert et Son Lux à Abbey Road, le mythique studio des Beatles, ou l’Islande pour graver les voix dans les studios retirés du groupe Sigur Rós. Le timbre enlevé d’un chœur de jeunes filles japonaises âgées de 6 à 15 ans apporte à plusieurs reprises un contrepoint aussi lumineux qu’apocalyptique à la voix de Woodkid. Plongée dans les arcanes d’un album qui peut paraître sombre, mais dans lequel affleure l’utopie de la tendresse, celle qui permettrait d’accepter la complexité du monde. 

MIXTE. Après un si long silence et à l’écoute de ton album, la première question qu’on a envie de te poser, et en pesant bien les mots, c’est : est-ce que ça va ? 

WOODKID. Oui, oui, ça va ! C’est un album sérieux, mais pas si noir que ça. C’est juste que, dans le paysage de ce qu’on entend à la radio et de ce qu’est la musique aujourd’hui, c’est un peu à contre-courant. J’en suis plutôt fier. J’aime l’idée que S16 soit un album plus honnête que dark, sur la fragilité et le sentiment intérieur.

M. Dans les textes, tu abordes l’amour perdu, la notion d’ennemi intérieur, la douleur physique, tu cites même des antidouleur, avant d’entrevoir la lumière dans les trois derniers morceaux. On sent que tu te bats avec tes démons… 

W. C’est vraiment l’idée. L’album parle de la résilience face aux échecs, aux amours impossibles… Il parle aussi des médicaments, des formes d’addiction à la dépression. Mais en même temps, il y a toujours cette lumière, qui cherche à déconstruire une certaine idée du masculin et de la force, à ouvrir de nouveaux horizons plus sensibles, plus honnêtes, moins en protection et en puissance.

M. Ce sont des émotions que tu as été amené à traverser depuis ton précédent album ? 

W. Oui, bien sûr. On y entend une grosse partie de mon expérience personnelle de ces dernières années. Mais le rapport à la fiction permet aussi d’y amener une forme de mystère, de flou, d’y accrocher les sentiments qu’on souhaite. Et puis, ce serait un manque de générosité de ma part de ne parler que de moi à travers ma musique, et de ne pas tirer les conclusions de ces années difficiles sans en faire quelque chose d’universel. C’est là que la fiction intervient par rapport à la réalité.

M. Est-ce que ça explique aussi le temps qu’il t’a fallu entre tes deux albums ? 

W. Quand j’ai terminé le cycle du premier, The Golden Age, j’ai eu très vite l’intuition qu’il me faudrait du temps, je l’ai d’ailleurs exprimé sur les réseaux sociaux à l’époque. J’avais besoin d’apprendre de nouvelles choses. Je crois que prendre le temps est un vrai engagement politique, vu la vitesse à laquelle les choses vont et changent. J’avais l’impression qu’il y avait une prise de risque très forte là-dedans, aussi vertigineuse qu’excitante : se donner le temps d’être oublié, ne pas se reposer sur le succès. J’aurais pu me précipiter sur un second album, c’est vrai, mais je pense que j’aurais été triste, parce que j’aurais certainement paraphrasé le premier. J’ai toujours envisagé mon travail comme un projet de vie, et j’ai toujours eu peur également d’être un “One hit wonder”. Même si j’ai déjà eu plus d’un titre à succès sur mon premier album, il a fallu que je me batte avec moi-même, que je parvienne à me convaincre que je ne ratais pas un wagon. Ça demande une force mentale assez conséquente de ne pas se jeter dans ce flux permanent. J’ai déjà connu les effets néfastes de l’accélération avec Golden Age, et à vrai dire, je ne suis pas carrossé pour aller à une telle vitesse.

WOODKID PAR JUSTINO ESTEVES

M. Dans ce rapport entre ton histoire personnelle et la narration, apparaît aussi la métaphore du rapport fragile de l’être humain au monde imposant qui l’entoure. Comment t’est venue l’idée d’incarner ces rapports de force dans un univers industriel ? 

W. J’ai toujours été fasciné par les concepts d’échelle. C’était déjà présent dans mon premier album, autant dans la musique que dans les images. Très vite, sur celui-ci, j’ai eu le sentiment de quelque chose d’industriel, parce que ça me séduit musicalement, mais aussi parce que dans les thématiques visuelles et sociales que l’industriel évoque, il y a l’idée d’un gigantisme, d’un fordisme et d’un taylorisme surdéveloppés et stéroïdés. Mais quand on évoque l’industriel, on parle aussi forcément de la classe ouvrière, de l’humain. Ça m’intéresse, parce que j’y trouve le meilleur des deux mondes, les deux choses qui m’importent : une forme de gigantisme, de puissance émotionnelle, une force visuelle, et en même temps raconter des destinées humaines. Je pense vraiment qu’aujourd’hui on peut parler des grands défis du monde, qu’ils soient environnementaux, politiques, sociaux, économiques… en les réduisant à l’individuel, sur les rapports à la peur, au doute. Selon moi, il y a des résonances d’échelle, sur le microscopique, le neurologique presque, et sur les grandes forces de populations qui se rencontrent. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir l’immensité des contrastes d’échelle, de vitesse, de pouvoir, d’argent qui existent aujourd’hui. C’est aussi fascinant qu’effrayant. En tant qu’artiste, cette zone de trouble m’intéresse. Pour le clip de “Goliath”, quand on est arrivés sur le site des excavatrices, j’ai eu une forme d’émerveillement face à ces machines, ce serait mentir de ne pas le reconnaître. Un trouble puissant et humain existe entre la condamnation de machines abominables qui dévorent la planète et la fascination du génie d’ingénierie qu’il y a derrière. Ça m’intéresse, parce que c’est un discours plus complexe, plus nuancé qu’une dénonciation frontale.

M. Justement, au regard de ces thèmes, ton album a presque des aspects dystopiques. L’utopie ne se trouverait-elle pas à l’opposé de ton album ? 

W. Non. Il y a quelque chose d’utopique pour moi dans cet album, qui dénonce beaucoup de choses : une certaine rapidité de l’industrie, un type de formatage musical, une certaine tonalité émotionnelle de la musique. On pourra l’aimer ou pas, mais on ne pourra pas me reprocher de ne pas avoir pris de risques, commerciaux en tout cas, artistiquement je ne sais pas. Mon utopie serait peut-être de penser que les gens vont le comprendre. C’est un espoir très fort que je mets en cet album parce que je veux croire que les gens n’ont pas envie d’écouter que de la musique formatée pour des chorégraphies Tiktok. J’aurais aussi l’idée d’une utopie où les gens accepteraient la complexité avec tendresse. Beaucoup des sujets qui sont polémiques aujourd’hui le sont parce qu’ils sont compliqués. En réintroduisant de la nuance, de la tendresse, on peut résoudre beaucoup de choses. Ça peut s’appliquer aux problèmes d’identité en général. On est justement sur la destruction des concepts binaires. Les gens sont dans des millions de demi-teintes, c’est ça qui est sublime. C’est ce que j’essaie de comprendre à propos de moi aussi, sur ma propre identité. En fait, je ne suis pas juste un garçon gay, je suis beaucoup de choses. C’est iridescent, ça imprègne ma manière d’être et de penser. Et là où je pensais que ça ne me définissait pas, en fait ça me définit énormément. L’album parle de ça, de cette lumière de la compréhension de qui on est dans toute sa complexité, dans tous ses paradoxes.

J’avais besoin d’apprendre de nouvelles choses. Je crois que prendre le temps est un vrai engagement politique, vu la vitesse à laquelle les choses vont et changent.

M. Est-ce de ces paradoxes que provient l’aspect sulfureux, et ce qui t’a fait choisir le symbole du soufre comme titre de ton album ? 

W. Le soufre est un élément qui a été hautement constitutif de la création de l’album en termes symboliques, visuels, sur les champs lexicaux de l’industriel pétrochimique, l’idée de la corrosion aussi.

C’est un élément très porteur en matière de symboles. Il est fondateur de la vie, intervient dans la création des engrais, avec l’idée de la fertilisation. Mais c’est aussi le gaz moutarde, l’acide sulfurique, les mines de soufre en Indonésie qui provoquent des dommages monstrueux sur les populations qui l’exploitent. Et pourtant, c’est une matière naturelle. Il y a une ambivalence et toute une symbolique alchimiste qui m’intéressent, directement liée à l’idée du diable. C’est ce qu’on peut lire entre les lignes du clip de “Goliath” : tout est transformable. C’est pour ça qu’on peut voir mon album comme un constat de noirceur ou un aveu de faiblesse, mais aussi comme de la résilience. Dans le cadre d’une thérapie, le premier pas de la reconstruction c’est l’acceptation de la faiblesse. Le soufre amène cette idée que c’est peut-être à l’endroit le plus noir qu’il y a le plus de lumière. On peut décider de rester en surface, mais je me suis rendu compte au contraire qu’il faut aller gratter les choses, curer la plaie. Sinon l’infection du racisme, de l’homophobie internalisée, du rapport à l’environnement, de la peur intérieure, font germer toutes ces choses assez sordides… C’est un travail constant de désinfection, de désintoxication. L’idée de la toxicité a beaucoup été évoquée avec mes producteurs : les sons s’en voilent, les cordes sonnent parfois faux, les percussions sont altérées… C’est comme si tout l’album avait été passé à l’acide sulfurique.

M. Cela signifie que tu as dû te défaire de formes de pensées toxiques ?

W. Il s’agit de défaire constamment des mécanismes intérieurs. Il faut un miracle aujourd’hui pour ne pas être le véhicule de toutes ces violences que le monde nous inflige. C’est un vrai travail de les comprendre et de les accepter avec humilité. Mes relations récentes, et notamment la passion que j’ai pour les écrits et pour la personne d’Édouard Louis, m’ont beaucoup aidé, à travers nos discussions, à identifier la violence qui me traverse. Ce regard sur la violence peut être porté avec tendresse, quand on est suffisamment privilégié pour faire ce travail sur soi-même, et laisser la violence aux gens qui n’ont pas d’autre recours.

M. Ça pourrait résonner avec l’actualité récente, des Gilets Jaunes à Black Lives Matter en passant par la lutte contre les violences faites aux femmes… 

W. Absolument, avec plein de choses. Je ne comprends pas qu’on n’écoute pas quelqu’un qui est en colère. Personne n’a envie de l’être. Peu importe la justification de la colère, ça demande de l’écoute. Selon moi, ça ne demande pas d’efforts surhumains d’écouter les gens, ça n’est pas si utopique que ça. Surtout quand on est haut placé en politique. Quelles que soient les forces de pouvoir, dont je peux aussi faire partie – médiatique, financier – étant de classe bourgeoise. Ce qui signifie que j’ai d’autant plus le devoir d’écouter quelqu’un qui est en colère, parce que j’ai le luxe de ne pas l’être.

WOODKID PAR JUSTINO ESTEVES