Photographie de Panorama Channel générée par I.A.

Le pape en doudoune Balenciaga, Macron avec une casserole sur la tête, Trump embarqué par les flics…toutes ces photos ont été générées par une I.A, laissant le spectateur circonspect face à des images plus vraies que natures. À l’heure où Tiktok s’apprête à réaliser nos photos de profil à l’aide de l’IA, il est temps de faire un bilan, calmement, sur un outil qui commence à faire flipper tout le monde.

“Lucie vit dans le Bronx. C’est une femme forte, qui n’est pas du genre à s’excuser d’être elle-même”. Lucie, le regard frondeur, fixe l’objectif du photographe Jos Avery. Le compte Instagram de cet américain de 48 ans gagne près de 30 000 followers en quelques semaines, subjugués par la réalisation de ses portraits en noir et blanc, qui, selon l’artiste, sont shootés à l’aide de son appareil photo Nikon D810. Problème : Lucie n’existe pas. De nombreux internautes mettent en doute la sincérité du photographe face à des clichés un peu trop beaux pour être vrai. Face à la pression constante de ses trolls, Jos Avery finit par avouer le subterfuge : tous ses portraits émanent d’un seul logiciel : Midjourney. À l’instar de DALL-E 2 ou de Stable diffusion, Midjourney a la capacité d’inventer n’importe quelle photographie sur une simple requête écrite. L’IA n’a alors qu’à piocher dans les méandres d’Internet pour récupérer un nombre incalculable de clichés existants afin de créer une photographie de toute pièce. Si cette méthode s’avère révolutionnaire, elle n’en reste pas moins inquiétante sur de nombreux points comme le montre collectif de graphistes Panorama Channel qui a fait générer par MidJourney des photos semblant tout droit sorties d’un film de Wes Anderson.

“Lucie”, Photographie de Jos Avery générée par MidJourney.

“Les premières photos créés par les I.A m’ont terrorisée, j’ai directement pensé que ça allait faire disparaître une profession et tout un art”, nous avoue Claire Pathé, photographe et membre du comité artistique du festival de la jeune photographie européenne, Circulation(s). Cette année, l’événement expose pour la première fois des clichés entièrement réalisés par une IA : “Cela a fait débat au sein du comité artistique, nous explique Claire Pathé. Je dois avouer que je n’étais pas forcément pour au départ, mais j’ai compris que le but de ce photographe était justement de dénoncer l’utilisation de l’IA à tout va”. En effet, la série We love plastics d’Iván Puñal Garcia est entièrement réalisée à partir d’algorithmes. Il y aborde les paradoxes de notre époque : l’urgence climatique face à la surconsommation. L’utilisation de l’IA pose aussi la légitimité de son geste artistique. Conscient qu’il est désormais impossible de faire comme si cet outil n’était pas entré dans les mœurs, il questionne le public sur l’essence même de ses photoraphies : Sont-elles de véritables œuvres d’art ?

“We love plastics”, Photographie d’Iván Puñal générée à partir d’algorithmes.
MERCI, MAIS NON MERCI

Ce questionnement est entré au cœur du débat en avril dernier, lors de la remise du prix Sony world photography award. Primé pour ses portraits représentant deux membres de générations différentes d’une même famille, Boris Eldagsen a tout simplement refusé le trophée. Pratiquement personne n’avait réalisé que ses photos étaient en réalité fabriquées par l’IA. Tel un lanceur d’alerte, le photographe allemand s’en est expliqué par un communiqué, nous invitant tous à nous interroger sur l’avenir de cette pratique : “J’ai voulu comprendre si les grandes instances de la photo étaient prêtes à comprendre ce que l’IA allait révolutionner dans le milieu. Elles ne le sont pas. Tous les professionnels de ce secteur doivent avoir une discussion ouverte sur le sujet, afin que l’on se mette d’accord au plus vite sur ce qu’est une photographie, et sur ce qui ne l’est pas”. Et Claire d’ajouter : “Si on prend le temps d’analyser cette image, on peut s’apercevoir qu’il y a quelque chose d’étrange dans le regard de la jeune femme. On peut voir que la photo n’est pas réelle. Il faut prendre le temps de se questionner devant ces œuvres d’un nouveau genre”. C’est d’ailleurs ce que propose le collectif français Obvious qui regroupe des artistes spécialistes de la création par IA qui envisagent bientôt d’ouvrir une sorte de laboratoire dans lequel les chercheurs et les artistes pourront travailler de pair afin de créer des images en symbiose artistique et morale.

Prix Sony world photography award. Photographie de Boris Eldagsen générée à partir d’une I.A.
QUI EST QUI

Car un autre problème majeur se pose : celui du droit d’auteur. Pour créer une image, bon nombre de logiciels s’inspirent de réels clichés, dont certains éléments peuvent encore être visibles dans lesdites “créations” artificielles. Ainsi Getty images, une des plus grosses banques d’images au monde a porté plainte en début d’année contre Stable diffusion pour utilisation frauduleuse de plus de 12 millions de ses clichés, pourtant contremarqués du nom de l’entreprise. Il y a quelques jours, le photographe de mode Yann Morrison découvre avec stupéfaction la nouvelle campagne de maillot de bain Undiz. On y voit une jeune femme en train de nager sous l’eau, tandis que la marque communique fièrement sur le fait que cette image est une totale invention d’un logiciel d’intelligence artificielle, ce qui ne passe pas aux yeux du photographe qui ne manque pas de partager son effroi sur les réseaux sociaux, incitant la marque à faire machine arrière : “Je ne comprends pas que les avancées technologiques visent à faire disparaître des métiers et à remplacer les artistes. Je trouve le procédé hyper cynique, concède-t-il. Si on shoot un mannequin devant un fond blanc et que l’on crée un décor incroyable par intelligence artificielle, cela veut dire qu’on vient de sucrer le budget du set designer. Les métiers artistiques sont très peu syndiqués et nous sommes souvent payé·e·s au lance pierre, j’ai peur que cela précarise encore plus la profession. Il faut donc légiférer au plus vite afin de ne pas assister à des dérives de la part des marques qui, malgré leurs chiffre d’affaire ahurissant cherchent en permanence à faire des économies”. L’union européenne cherche d’ailleurs a clarifié ce flou artistique et devrait bientôt promulguer une loi AI Act afin que les entreprises développant des IA génératives divulguent le matériel protégé par le droit d’auteur utilisé pour former leurs modèles.

Campagne Undiz générée à partir d’une I.A.
PLUS DE PEUR QUE DE MAL ?

Les agences qui utilisent l’IA n’ont pourtant pas l’air d’y voir le moindre problème. Un des employés de l’une d’elles, qui préfère rester anonyme, voit en cet outil un photoshop 2.0, une aide artistique qui donnerait la possibilité aux marques de créer les projets les plus fous, ce que dément formellement Yann Morrison : “L’outil Photoshop reste relativement limité, il permet de corriger des détails dans une image existante, pas d’en créer une de toute pièce. Ce qui prenait des heures de travail sur Photoshop prend désormais deux minutes sur un logiciel d’IA. Les marques vont vite comprendre l’intérêt mercantile que cela représente et ne vont plus se donner la peine de produire des campagnes qui coûtent des dizaines de milliers d’euros et qui font vivre des dizaines de gens face à un outil d’IA qui pond une image répondant au brief en deux minutes chrono, qu’importe sa laideur” ; Dernièrement, de grandes marques telles que Levi’s, Calvin Klein ou Tommy Hilfiger ont annoncé utiliser l’IA pour générer des mannequins artificiels que l’on retrouve sur leur e-shop, justifiant l’emploi de cette nouvelle technologie par l’inclusivité, afin de créer des modèles de toutes morphologies, prônant la diversité des corps et des couleurs. Et qu’importe si toute une économie en pâtit, reléguant à la case chômage technique les agences de mannequins, les coiffeur·se·s, maquilleur·se·s, et bien entendu les photographes. Au point que la photographie deviennet petit à petit un art en voie de disparition ? “Même si les marques utilisent de plus en plus l’IA, ce qui est regrettable pour toute la profession, on ne pourra jamais enlever à la photo dite traditionnelle, un pouvoir dont elle seule à la secret, nous confie Claire Pathé. La sensation d’avoir un appareil entre les mains, d’appuyer sur le bouton, l’instant où on tente de tous sourire en même temps, de regarder là où le photographe nous dit de regarder, cette sensation lorsqu’on on entend le clic de l’appareil, aucune intelligence artificielle ne pourra nous enlever ça. Les gens aimeront toujours prendre des photos et partager ce moment de vie. Depuis que j’ai compris tout ça, j’ai arrêté d’avoir peur de cette nouvelle technologie”.

Campagne Levi’s générée à partir d’une I.A.