Louis Vuitton Homme SS24

Lorsqu’il s’agit d’évoquer la guerre, les designers de mode sont loin de se retrancher. La preuve avec le motif camouflage qui a réussi l’exploit de s’extirper des champs de bataille pour défiler chaque saison durant la Fashion Week. Mais à l’heure où les conflits armés se succèdent, n’est-ce pas à la mode de signer l’armistice ?

En juin dernier, Pharrell Williams fait s’arrêter le monde (de la mode) en privatisant le Pont Neuf pour y présenter le défilé de sa toute première collection pour Louis Vuitton Homme. Un spectacle caractérisé par une opulence de luxe et de pop culture mais aussi par l’arrivée d’un imprimé inédit, mélange entre le motif camouflage et l’iconique damier de la marque. Face à cette trouvaille, les journalistes s’emballent et le petit monde de la mode s’empresse de baptiser cette nouvelle hype guerrière le “damoflage”. On aurait pu penser, ces derniers mois, que la guerre en Ukraine aurait calmé les ardeurs des designers en matière de représentation militaire mais ce serait se mettre un gros doigt dans l’œil (pour rester poli·e), puisqu’avant ça, c’est Gigi Hadid qui arborait la veste Elize, en full kaki camouflage, lors du défilé printemps/été 2023 Isabel Marant. Quant au pantalon cargo pour homme Euzebio, toujours signé par la créatrice française, il est toujours dispo et proposé à la vente pour la modique somme de 890€, ce qui fait cher la tenue de combat.

Louis Vuitton SS24

Bref, vous l’aurez compris, on fait bien face à un énième cas de réappropriation capitaliste par la mode, sauf que celle-ci  va particulièrement à l’encontre de l’intention originelle des militants pacifistes qui, durant la guerre du Vietnam, avaient décidé de revêtir la veste camouflage afin de dénoncer le conflit en question et de protester contre la mort de milliers de civils (et de soldats) : “Ces treillis, battle-dress et chemises Army couleur kaki bon marché provenaient des puces et des surplus militaires fréquents à cette époque. Entre mode militaire et mode contestataire, un nouveau style unisexe est apparu qui fut ensuite récupéré par le prêt-à-porter” expliquait Xavier Landrit lors de la présentation de l’exposition marseillaise “Mission modes, styles croisés” qui revenait en 2016 sur l’histoire du style militaire. Pour les hippies qui rêvaient que que le motif camouflage devienne, dans l’inconscient collectif, synonyme de paix et non de barbarie, c’est gaté. Cela dit, même si on doit on reconnaître que nos dressings sont aujourd’hui fins prêts à tout faire péter, il serait bon de rappeler que les liens entre la mode et le militaire sont beaucoup plus complexes et anciens qu’on ne le pense.

Anti–Vietnam War protest, Washington, DC, 1971.
C’est de la bombe bébé

 

Disclaimer d’office : les créateur·rice·s contemporain·e·s ne sont pas en réalité les bad guys dans le film. Car même si quasiment tou·te·s les designers ont repris le camouflage, de John Galliano à Junya Watanabe, en passant par Jean-Paul Gaultier, la réappropriation de la garde-robe militaire fait en fait partie de l’ADN de la mode depuis des siècles, comme le démontre “Le style militaire envahit la mode” (éd Phaidon, 2017). Dans cet ouvrage, l’auteur Timothy Goldbold dresse un constat sans appel : la guerre se cache partout dans nos placards, à commencer par nos simples t-shirts qui, à l’origine, étaient utilisés comme sous-vêtement par la Navy américaine lors de la Guerre hispano-américaine de 1898. De même, le trench coat vient lui aussi des champs de bataille (“trench” veut dire tranchée en anglais), puisque conçu en 1914 par un certain Thomas Burberry, créateur des uniformes de l’armée britannique. Et si votre tatouage Peace & Love commence à vous gratter, sachez que votre blouson de cuir noir s’inspire directement des pilotes de la Luftwaffe, l’armée de l’air du troisième Reich (don’t gag). Quant aux pantalons cargo, treillis et cie, ils ont tous réussi l’exploit de se fondre dans le décor sans que personne ne remette en cause leur origine belliqueuse.

Destiny’s Child, lors du Festival Coachella 2018, portant une tenue créée par Olivier Rousteing pour Balmain.

Une annexion du style militaire par la mode qui vaut à Troy Patterson, journaliste au New York Times, d’établir le constat suivant : “Aujourd’hui, la moitié des gens que l’on croise dans la rue est habillée pour tuer”. CQFD. La mode va d’ailleurs encore plus loin et revendique désormais le champ lexical de la guerre : les mannequins “paradent” et “défilent” pour les maisons de mode, n’en déplaise à Olivier Rousteing qui s’autoproclame à la tête de la “Balmain Army” et qui comporte, entre autres, Beyoncé dans ses troupes. Le designer français est même allé jusqu’à dessiner pour les Destiny’s child des tenues de scène à l’imprimé camouflage version strass et paillettes lors de leur performance au festival Coachella de 2018 : “Le camouflage et l’habit militaire sont désormais plus souvent utilisés comme vecteurs de force et de pouvoir”, nuance Juliette Lecuyer, journaliste mode pour le site du magazine ELLE, avant de préciser : “Lorsqu’il est repensé pour les femmes, ces items de combat habituellement réservés aux hommes servent alors à l’empowerment féminin et deviennent, quelque part, féministes.” Preuve de plus s’il en fallait, la saharienne, uniforme officiel de l’armée britannique en Inde à la fin du XIXe siècle, qui est devenue quant à elle une pièce iconique d’Yves Saint Laurent dès 1967 et qu’on retrouve déclinée à l’envi dans la collection printemps-été 2024 de Saint Laurent par Anthony Vaccarello qui a voulu présenté une collection inspirée de femmes pionnières comme Amelia Earhart et Adrienne Bolland, connues pour avoir infiltré des secteurs à prédominance masculine comme l’aviation et la course automobile. Makes sense.

Saint Laurent SS24

Sur le fil

 

Ce qu’on peut tout de même reconnaître et attester, c’est que les créateur·rice·s de mode, comme le reste de la plèbe, ne sont bien évidemment pas imperméables aux questions politiques de leur temps et qu’ils·elles finissent, comme tout·e artiste qui se respecte, par répondre à l’actualité en jouant parfois malgré eux·elles au rôle de prophète de mauvaise augure. En 1940, c’est Elsa Schiaparelli qui, anxieuse du climat belligérant de son époque, introduit le motif camouflage dans sa collection “Cash and carry”, principalement composée de pièces aux gigantesques poches permettant de glisser ses effets personnels en urgence en cas de raid aérien ou d’attaques de soldat… Une tendance qu’on a récemment retrouvé dans les collections SS23 de Miu Miu et Sacai. Ambiance. Toutefois, à l’heure où le monde est plongé dans un chaos où les guerres et l’effroi figurent en une des journaux, on peut honnêtement se demander si le vestiaire militaire a encore sa place sur les podiums.

Elsa Schiaparelli, collection “Cash and Carry”, 1940

“On ne pourra clairement pas utiliser ce motif comme dans les années 2000. Mais si aujourd’hui Demna Gvasalia s’en emparait pour parler des angoisses liées aux guerres, tout le monde trouverait ça génial, nous confie le jeune designer Burc Akyol. Et il le ferait sans doute bien, mais il ne faut pas oublier qu’il est lui-même réfugié ; il bénéficie donc d’un passe-droit. Si Versace décidait de créer une collection militaire, ils seraient peut-être moins légitimes et je ne pense pas qu’on ait envie de voir le résultat. Finalement, ce n’est pas vraiment l’objet et son inspiration qui est devenue tabou, mais plutôt entre les mains de qui cela devient acceptable”.

Sacai SS23, Sacai SS23, Sacai SS23, Miu Miu SS23, Miu Miu SS23, Miu Miu SS23.

Même son de cloche pour Juliette Lecuyer : “L’objectif des jeunes designers n’est certainement pas de rendre la guerre glamour ni l’armée cool. Souvent, il y a un storytelling derrière ces collections qui empruntent les codes du vestiaire Army. Je l’ai encore vu très récemment, au Festival de Hyères 2023, où Petra Fagerstrom (finaliste et lauréate du prix des Ateliers des Matières parrainé par Chanel et du Prix de la collection éco-responsable Mercedes-Benz, ndlr) a taillé des jupes dans d’anciens parachutes et a repensé les vestes militaires en hommage à sa grand-mère, ex-parachutiste dans l’armée soviétique. Plus qu’un hommage, la collection de la jeune créatrice était également une critique du totalitarisme et de la propagande du régime de l’époque.”

Petra Fagerstrom, Festival de Hyères 2023.
Mauvais tir

 

Si la mode peut et doit s’inspirer de l’actualité, force est de constater qu’il est parfois bon de ne pas l’évoquer frontalement ou trop rapidement, afin de ne pas froisser le public. La preuve en janvier 2016 : alors que la France reste traumatisée des attentats du Bataclan survenus quelques semaines plus tôt, les journalistes mode de l’hexagone se rendent à la fashion week de Milan pour assister à un show qui leur laisse encore un goût amer. Le styliste américain Thom Browne y présente ses créations pour Moncler Gamme Bleu en total look camo de la tête aux pieds, cagoules et gants compris. Le site Fashion Network recueille les témoignages de plusieurs spectateurs outrés par ce qu’ils viennent de voir : “Le vestiaire militaire est un classique de la mode masculine, mais on a vu sur le podium des hommes masqués, tels qu’on peut les imaginer dans les camps d’entraînement, ce qui était très dérangeant. On ne peut récupérer une tragédie pour la transformer en effet de mode” confie une journaliste présente qui, comme tous les autres témoignages de cet article, a préféré rester anonyme (dénoncer oui, mais ce n’est pas pour autant que l’on a envie de se griller auprès des grandes maisons…). Un bel exemple de notre empathie à géométrie variable, qui illustre par la même occasion la tristement célèbre loi du mort-kilomètre.

Moncler Gamme Bleu X Thom Browne, Fall 2016.

Et gare au retour de bâton, car à force de trop vouloir flirter avec les champs de bataille, c’est tout une image de marque qui pourrait risquer de sombrer. En mai dernier, Ramzan Kadyrov, chef de la république Russe de Tchétchénie (et qui souhaite entre autres “éradiquer les gays de son pays”), avait délaissé son habit de combat habituel pour être photographié revêtu d’une veste Louis Vuitton à imprimé militaire. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cette fashion victim profitait des créations de maisons de luxe puisqu’on l’avait déjà aperçu en boots Prada Monolithe en février 2022, quelques jours après le début de l’invasion russe en Ukraine. On peut donc bien imaginer l’embarras des marques concernées qui à l’époque n’ont évidemment pas relayé l’information. Sabrina Champenois, rédactrice en chef mode de vie au quotidien Libération, nous rappelle alors que “tout le vestiaire emprunté à la sphère militaire est à manipuler avec des précautions d’artificier : si leurs attraits esthétiques et pratiques sont admis depuis longtemps, ils véhiculent aussi des connotations guerrières très faciles à réactiver.” Bingo cowboy. Car si la mode et la guerre partagent un triste point commun, c’est bien celui de n’être qu’un éternel recommencement.

Ramzan Kadyrov, chef de la république russe de Tchétchénie, portant les boots Prada Monolithe, février 2022.