M. Il a beaucoup été dépeint comme un réalisateur tyrannique, qui impose à ses équipes techniques des rythmes insupportables, et à ses comédiens des performances extrêmes extirpées dans la douleur. Que penses-tu de ce portrait ?
A. E. Je ne peux pas juger le ressenti des gens. Si quelqu’un s’est senti maltraité, je n’ai aucune légitimité à le contredire, d’autant plus si je n’étais pas présente. Je sais juste comment je l’ai vécu moi, et que ce n’était pas ça. Mais je sais aussi qu’il y a des situations où on n’ose plus dire sa limite, et c’est peut-être ce qui s’est passé pour certaines personnes sur certains de ses tournages. Je respecte quand même le fait qu’Abdel prenne des gens qui n’ont jamais rien fait, qu’il tente d’amener au meilleur d’eux-mêmes.
M. Sais-tu où en est le montage de Mektoub My Love: Intermezzo, son dernier film montré à Cannes en 2019 et toujours pas sorti depuis ?
A. E. Aucune idée. La dernière fois qu’on s’est vus, c’était en Tunisie, et on a simplement parlé de nos familles. On discute de l’essentiel. C’est quelqu’un qui a été tellement attaqué, à qui on a tant réclamé des comptes : “Vous avez dit ceci”, “Vous avez fait cela”, “Est-ce que c’est vrai”, “Qu’avez-vous à répondre”… C’est bien de lui demander plus simplement s’il est heureux.
M. Qui est pour toi le plus grand réalisateur en France ?
A. E. Peut-être Desplechin.
M. Est-ce que tu as eu l’impression d’être mise dans une case, un certain type de rôles ?
A. E. Quand j’ai accepté le film de Quentin Dupieux, je me suis rendu compte que les gens avaient du mal à me voir dans un rôle comique. Ça m’a plutôt amusée. Je pense que c’est un truc un peu frileux en France, où on m’avait rangée dans une catégorie très “auteur”, très sexualisée aussi. Après La Vie d’Adèle on ne m’a proposé que des passions amoureuses, pas forcément très réussies.
M. Tu as souffert de ta sexualisation ?
A. E. Je n’ai jamais regretté cette exposition, parce que ce n’est pas ça le plus intime, ce n’est pas là que je place ma pudeur en tout cas. Dorénavant, il est question de mon fils : je ne sais pas si je ferais La Vie d’Adèle maintenant que je suis maman.
M. Après le refus d’Ophélie Bau d’assister à la projection cannoise de Mektoub My Love: Intermezzo, qui montrait une scène de sexe non simulée, plusieurs voix se sont élevées pour tenter d’interpréter ce geste. Notamment la réalisatrice, actrice et autrice Ovidie, qui avait alors partagé un texte sur la douleur qu’elle avait ressentie après la présentation du Pornographe de Bertrand Bonello en 2001. Elle décrivait un vécu traumatique, lié non pas au tournage, mais à l’accueil voyeuriste et dégradant d’une certaine presse. Partages-tu ce ressenti ?
A. E. Non. Je suis arrivée assez naïve. J’ai trouvé certaines questions lourdes, bien sûr. Mais, au-delà de la lourdeur, je me disais : “C’est tellement peu pertinent…” Tu fais un film de trois heures, qui parle d’éducation, de tromperie, de trahison, de première fois, et la seule question qui obsède les gens c’est de savoir si tu as ou non léché un téton ! Sans parler des considérations d’une bêtise sans nom sur le réalisme des scènes de sexe. Est-ce qu’on jugerait une scène hétéro de la même manière ? Est-ce qu’il n’y a qu’une seule façon de coucher avec les gens ? Est-ce que le sexe, ce n’est pas l’espace le plus libre, celui où l’on peut le plus être soi-même ou, au contraire, jouer des rôles ? Dans La Vie d’Adèle, on ne dit pas que les filles baisent comme ça : on dit que cette fille, qui n’a jamais fait l’amour avec une fille, qui sort à peine de sa première relation avec un garçon, baise comme ça, ce jour-là. C’était bête, la réaction des gens, mais ça ne m’a pas empêchée de dormir.
M. Tu fais partie du casting de La Flamme, une parodie où treize actrices interprètent les prétendantes fictives d’un Bachelor joué par Jonathan Cohen. Le tournage a-t-il été une expérience de sororité ?
A. E. On a tourné la série dans les conditions d’une téléréalité, dans une maison angoissante à Issy-les-Moulineaux, avec des lumières dégueus partout. Mais on n’était pas dans des histoires de téléréalité entre nous, évidemment, on était ultra-soudées, par le rire notamment. Je crois à mort à la sororité, j’en ai besoin. Et c’est très mal exploité au cinéma. Quelle catastrophe, la représentation des femmes entre elles… Non, nous ne parlons pas que garçons, sexe et tampons entre nous ! Il n’y a rien de plus passionnant qu’une conversation avec une femme.