Présente au casting de la série comique La flamme sur Canal+ et attendue dans deux films majeurs de la rentrée (Mandibules, de Quentin Dupieux, et BAC Nord, de Cédric Jimenez), la jeune actrice continue d’imposer, tranquillement mais sûrement, son style et son franc-parler dans le ciné français.

À 19 ans, Adèle Exarchopoulos avait déjà une Palme d’or (remise exceptionnellement par le jury de Steven Spielberg aux deux actrices principales de La Vie d’Adèle, en plus de celle traditionnellement échue au réalisateur – Abdellatif Kechiche) ; à 20 ans, elle avait déjà un César (pour le même rôle) ; à 23 ans, elle avait déjà un enfant. Tout est arrivé extrêmement vite pour cette Clichoise au souffle de jeu rarissime et au franc-parler notoire ; mais on ne se remet pas toujours facilement des triomphes, surtout quand ils tombent très tôt. Et pour Adèle, les années post-Kechiche furent marquées par une relative errance. Films chahutés par la presse, périodes de doute : l’actrice a réagi à ce flottement avec son naturel de fonceuse, troquant sa casquette de star pour des jobs anonymes (pendant quelques mois, en 2017, elle sert des sandwichs aux touristes de Bercy), et travaillant sans relâche en attendant l’occasion de revenir. L’occasion attendra 2019 – Sibyl, de Justine Triet, qui marque son retour à Cannes – puis surtout 2020, avec deux “gros” films (Mandibules, la nouvelle comédie dada de Quentin Dupieux, et BAC Nord, polar marseillais de Cédric Jimenez), une série comique sur Canal+ (La Flamme, parodie du Bachelor avec Jonathan Cohen) et deux tournages pour des jeunes cinéastes, prouvant que Miss Exarchopoulos a du flair, mais aussi et surtout, le goût du risque et de l’inconfort, qui n’a pas attendu longtemps pour se réaffirmer dès son retour au sommet.

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MIXTE. Comment se sont passés ces derniers mois pour toi ?

Adèle Exarchopoulos. J’avais heureusement fini de tourner avant le confinement des rôles qui me tenaient très à cœur : Mandibules de Quentin Dupieux (sortie le 2 décembre) et BAC Nord de Cédric Jimenez (25 novembre). En revanche, j’avais deux projets qui se lançaient avec des cinéastes plus émergents. Rien à foutre, le premier long d’Emmanuel Marre, un film très sauvage, très à la recherche d’une vérité, très improvisé. Pas de maquillage ni de coiffure, beaucoup de gens “du réel” autour de moi. Je saurais honnêtement à peine te dire de quoi ça parle : je joue une hôtesse de l’air, ça parle d’errance, de la perte. On a commencé à le tourner, mais il nous restait pas mal de sessions avant de terminer. Et Les Cinq diables, le second film de Léa Mysius (réalisatrice d’Ava et scénariste, notamment pour Arnaud Desplechin ou Jacques Audiard). Un conte assez ludique et très profond sur la maternité, qui m’emballait beaucoup parce que Léa est une réalisatrice assez organique, qui ne s’égare pas dans des psychologies trop cérébrales. J’avais hâte, et tout s’est arrêté. Heureusement, on a pu finir le Marre, et reporter à cet automne le tournage du Mysius.

M. Comment as-tu passé le confinement ?

A. E. Sept potes et mon fils, répartis dans deux appartements d’un même immeuble à Paris. Je voudrais bien te dire que je me suis refait tout Godard, ou tout South Park, mais en réalité quand tu as un enfant, c’est plutôt 8 h du matin, Frosties, promenade, etc. Mais c’était aussi l’occasion de beaucoup parler. Je crois qu’il faut tout dire aux enfants, sans forcément entrer dans des détails qui leur échappent – pas la peine de parler du professeur Raoult – mais expliquer de la bonne manière : “Il y a Coco le virus qui est dans la rue, il faut qu’on se protège”.

M. Est-ce que l’idée que ton enfant commence son existence dans un monde qui va être marqué par des catastrophes écologiques ou sanitaires, c’est quelque chose qui t’angoisse ?

A. E. J’ai pas attendu cette crise pour y penser. Quand on fait un enfant, il faut une part de lucidité, on ne peut pas nier le monde dans lequel on va l’introduire. Aujourd’hui, bien sûr que ça me saoule qu’on lui apprenne les syllabes avec un masque sur la tête, qu’il ne voit pas si on lui sourit ou non. Mais c’est plus généralement que le milieu où il arrive me semble hostile. Le monde est à l’agonie. Ma grossesse a été une période particulière : j’avais 23 ans, j’ai dû renoncer à deux tournages auxquels je tenais, et je me suis remise à travailler dans une sandwicherie. L’avenir était incertain et je parlais à mon fils dans mon ventre : “Écoute, ça va être compliqué, mais on va bien rigoler”.

M. Tu as un naturel plutôt pessimiste ou optimiste quant à l’avenir ?

A. E. C’est complètement mélangé. J’ai une lucidité pessimiste, mais une espèce de foi. J’aimerais bien un journal de 20 heures de bonnes actions. Je crois qu’il faut avoir conscience de ce qui va mal, mais qu’il va nous falloir aussi à tous beaucoup d’amour.

M. Tu as misé, pour ces deux derniers tournages, sur des noms encore très inconnus. Pourquoi ce choix ?

A. E. Je fonctionne beaucoup à l’instinct, je suis particulièrement attirée par ce que je ne connais pas. J’aime les premiers films. Il y a une soif, une urgence, une nécessité, quelque chose là-dedans qui soude. Après, c’est aussi un truc de rencontre : Emmanuel Marre, c’est quelqu’un d’incongru. Il est profond, sarcastique, drôle, mélancolique, et parfois incohérent. Il est dans une espèce de perdition maîtrisée.

M. Je crois que c’est presque la première fois qu’il écrit un scénario, parce qu’il était obligé pour les dossiers de financement de long-métrage…

A. E. Quand je l’ai rencontré, il m’a même dit qu’il ne voulait pas que je le lise. Je lui ai répondu : “Je les ai trop vécus, ces stress-là. Moi j’ai un enfant, tu me dis de partir pour plusieurs sessions de quatre semaines, réparties sur une longue période… Il faut que tu me donnes quelque chose, mon pote”. Donc il a finalement accepté, tout en me précisant que c’était juste un squelette, que c’était inabouti… Et c’était en fait “chantmé”. Je l’ai appelé, et je lui ai dit : “T’es fou, c’est génial !” Lui m’a répondu : “Ah, d’accord. Mais tu sais, de toute façon, on ne tournera probablement même pas ça…”

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M. Tu mises aussi sur des cinéastes très organiques, qui aiment la matière, le corps, la pulsion de vie, tant chez les plus importants que dans tes choix parmi la nouvelle génération. Est-ce volontaire de ta part ?

A. E. J’admire les “acteurs de corps”, comme Marion Cotillard, Pierre Niney, Leïla Bekhti. J’ai tendance à aimer les gens qui ont besoin de vérité. Sous mille formes, bien sûr : ce n’est évidemment pas la même chose avec Emmanuel Marre et avec Justine Triet (Sibyl), chez Abdellatif Kechiche (La Vie d’Adèle) ou chez Quentin Dupieux (Mandibules). Mais chez Dupieux aussi je suis dans une recherche de vérité : je joue une folle qui crie dans une maison qu’elle partage avec d’autres et dit, justement, toutes les vérités, tout ce que les autres ne souhaitent pas entendre. J’aime les gens qui veulent le vrai. J’ai fait des films avec des personnes qui se satisfont vite, qui acceptent un peu de médiocrité, et franchement, ça me saoule.

M. Avec Sibyl, tu as vécu une expérience particulière, la rencontre d’une nouvelle famille artistique et une certaine renaissance. Que gardes-tu de ce film ?

A. E. J’ai adoré ce tournage, et si Justine Triet me rappelle demain, je la suivrai aveuglément. Raconter le tournage, ce serait comme raconter des vacances. Il m’a apaisée à un endroit précis : savoir qu’on peut faire des trucs de ouf en restant intégralement dans le plaisir. On n’est pas obligé de s’imposer ce truc pesant qu’a parfois le cinéma d’auteur, cette souffrance. On peut être enjoué, enthousiaste, revenir à l’enfance. Ça ne veut pas dire que ce n’est pas sacré, que rien n’est grave, mais que ça peut être extrêmement joyeux.

M. Est-ce qu’il y a eu une période de ta carrière où tu as eu le sentiment de moins te trouver ? Un spleen post-Kechiche ?

A. E. Oui, il y a eu un contrecoup, une période où tout le monde avait idéalisé ce que j’étais capable de faire, alors qu’ils n’en savaient rien. Ça a amené beaucoup de doutes, que je n’ai d’ailleurs pas balayés, mais que j’ai fini par accepter. Ça a aussi été l’occasion de réaliser à quel point j’y tenais, malgré tout : quand je vendais mes paninis, enceinte, et que je me demandais si j’allais reprendre, j’ai quand même été obligée de reconnaître que ça m’aurait beaucoup affectée d’arrêter.

M. Qu’est-ce que tu aimerais faire que tu n’as encore pas fait ?

A. E. Des rôles qui divisent, des rôles moins empathiques, moins purs. J’ai envie d’incarner le mauvais, passer de l’autre côté. Quand je cherche des exemples, ce sont des rôles d’homme qui me viennent, ce qui n’est sûrement pas innocent… Mais dans l’idée, un genre de Joker. Jouer le démoniaque. Ah si, un rôle féminin : celui que joue Charlize Theron dans Monster ! Ce serait mon rêve de jouer ce personnage.

M. Est-ce que ton expérience la plus extrême reste encore La Vie d’Adèle ?

A. E. Ça dépend, ça veut dire quoi “extrême” ? La plus libre, oui. Et aussi celle pour laquelle je savais, en rentrant chez moi, que je n’aurais pas pu mieux faire. Ce n’est pas un deuil, parce que j’aime aujourd’hui découvrir d’autres méthodes de travail. Mais La Vie d’Adèle reste mon expérience la plus libre, la plus ample en matière de temps, d’improvisation, de technique.

M. Quel souvenir domine chez toi à propos de ce tournage qui a maintes fois été décrit comme douloureux ?

A. E. Franchement, pour moi, ça a toujours été le plaisir et la folie. C’est comme une première fois : il y a eu des moments où ça faisait mal, mais c’était si important, si inoubliable, et avec tellement plus d’amour que ce qui a été dépeint. Et d’ailleurs, c’est plutôt après que ça a été douloureux : tout ça a été gâché dans les mains et les mots d’autres gens. Moi je n’ai jamais eu d’accrochage avec Abdel. Il y a eu des moments durs, des moments d’incompréhension face à l’exigence. Mais je n’ai jamais cessé de l’aimer, comme je n’ai jamais cessé d’aimer Léa.

M. Il a beaucoup été dépeint comme un réalisateur tyrannique, qui impose à ses équipes techniques des rythmes insupportables, et à ses comédiens des performances extrêmes extirpées dans la douleur. Que penses-tu de ce portrait ?

A. E. Je ne peux pas juger le ressenti des gens. Si quelqu’un s’est senti maltraité, je n’ai aucune légitimité à le contredire, d’autant plus si je n’étais pas présente. Je sais juste comment je l’ai vécu moi, et que ce n’était pas ça. Mais je sais aussi qu’il y a des situations où on n’ose plus dire sa limite, et c’est peut-être ce qui s’est passé pour certaines personnes sur certains de ses tournages. Je respecte quand même le fait qu’Abdel prenne des gens qui n’ont jamais rien fait, qu’il tente d’amener au meilleur d’eux-mêmes.

M. Sais-tu où en est le montage de Mektoub My Love: Intermezzo, son dernier film montré à Cannes en 2019 et toujours pas sorti depuis ?

A. E. Aucune idée. La dernière fois qu’on s’est vus, c’était en Tunisie, et on a simplement parlé de nos familles. On discute de l’essentiel. C’est quelqu’un qui a été tellement attaqué, à qui on a tant réclamé des comptes : “Vous avez dit ceci”, “Vous avez fait cela”, “Est-ce que c’est vrai”, “Qu’avez-vous à répondre”… C’est bien de lui demander plus simplement s’il est heureux.

M. Qui est pour toi le plus grand réalisateur en France ?

A. E. Peut-être Desplechin.

M. Est-ce que tu as eu l’impression d’être mise dans une case, un certain type de rôles ?

A. E. Quand j’ai accepté le film de Quentin Dupieux, je me suis rendu compte que les gens avaient du mal à me voir dans un rôle comique. Ça m’a plutôt amusée. Je pense que c’est un truc un peu frileux en France, où on m’avait rangée dans une catégorie très “auteur”, très sexualisée aussi. Après La Vie d’Adèle on ne m’a proposé que des passions amoureuses, pas forcément très réussies.

M. Tu as souffert de ta sexualisation ?

A. E. Je n’ai jamais regretté cette exposition, parce que ce n’est pas ça le plus intime, ce n’est pas là que je place ma pudeur en tout cas. Dorénavant, il est question de mon fils : je ne sais pas si je ferais La Vie d’Adèle maintenant que je suis maman.

M. Après le refus d’Ophélie Bau d’assister à la projection cannoise de Mektoub My Love: Intermezzo, qui montrait une scène de sexe non simulée, plusieurs voix se sont élevées pour tenter d’interpréter ce geste. Notamment la réalisatrice, actrice et autrice Ovidie, qui avait alors partagé un texte sur la douleur qu’elle avait ressentie après la présentation du Pornographe de Bertrand Bonello en 2001. Elle décrivait un vécu traumatique, lié non pas au tournage, mais à l’accueil voyeuriste et dégradant d’une certaine presse. Partages-tu ce ressenti ?

A. E. Non. Je suis arrivée assez naïve. J’ai trouvé certaines questions lourdes, bien sûr. Mais, au-delà de la lourdeur, je me disais : “C’est tellement peu pertinent…” Tu fais un film de trois heures, qui parle d’éducation, de tromperie, de trahison, de première fois, et la seule question qui obsède les gens c’est de savoir si tu as ou non léché un téton ! Sans parler des considérations d’une bêtise sans nom sur le réalisme des scènes de sexe. Est-ce qu’on jugerait une scène hétéro de la même manière ? Est-ce qu’il n’y a qu’une seule façon de coucher avec les gens ? Est-ce que le sexe, ce n’est pas l’espace le plus libre, celui où l’on peut le plus être soi-même ou, au contraire, jouer des rôles ? Dans La Vie d’Adèle, on ne dit pas que les filles baisent comme ça : on dit que cette fille, qui n’a jamais fait l’amour avec une fille, qui sort à peine de sa première relation avec un garçon, baise comme ça, ce jour-là. C’était bête, la réaction des gens, mais ça ne m’a pas empêchée de dormir.

M.Tu fais partie du casting de La Flamme, une parodie où treize actrices interprètent les prétendantes fictives d’un Bachelor joué par Jonathan Cohen. Le tournage a-t-il été une expérience de sororité ?

A. E. On a tourné la série dans les conditions d’une téléréalité, dans une maison angoissante à Issy-les-Moulineaux, avec des lumières dégueus partout. Mais on n’était pas dans des histoires de téléréalité entre nous, évidemment, on était ultra-soudées, par le rire notamment. Je crois à mort à la sororité, j’en ai besoin. Et c’est très mal exploité au cinéma. Quelle catastrophe, la représentation des femmes entre elles… Non, nous ne parlons pas que garçons, sexe et tampons entre nous ! Il n’y a rien de plus passionnant qu’une conversation avec une femme.

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Assistante styliste : Sarra Helborg. Maquillage : Aya Fujita @ Calliste Agency avec les pinceaux Takeda. Coiffure : Nabil Harlow @Calliste Agency. Assistant photographe : Amélie Hassan. Opérateur digital : Antoine @ A-Studio