Avec 093. Lab, programme gratuit d’initiation aux métiers de la mode et du design destiné aux jeunes des villes d’Aulnay-sous-Bois et Sevran en région parisienne, Bastien Laurent et Christopher Lila se sont mis en tête d’offrir un cursus préparatoire d’un nouveau genre aux grandes écoles de mode.

0-93. Lab : “93” pour le département de Seine-Saint-Denis et “Lab” pour laboratoire. C’est aussi simple que ça. Comme son nom l’indique, ce nouveau programme d’initiation, lancé il y a tout juste un an, se veut une plateforme d’expérimentation dédiée aux fondamentaux du design de mode et des arts visuels pour les jeunes habitants des villes d’Aulnay-sous-Bois et de Sevran, âgés de 14 à 21 ans. Les instigateurs de ce projet (gratuit, mixte et extrascolaire) que sont Bastien Laurent – lauréat du prix du label créatif de l’Andam en 2017 pour sa marque Avoc cofondée avec Laura Do – et Christopher Lila, collègue et acolyte de toujours, viennent de terminer une première session annuelle de 32 workshops dont le principal objectif est de susciter des vocations et faire grandir l’intérêt des jeunes issus des quartiers populaires du Grand Paris pour les industries créatives, dans un territoire où le monde de la mode et du design leur paraît trop souvent inatteignable, voire pour certains inenvisageable.

portraits Justino Esteves

MIXTE. La première année de formation du programme 0-93. Lab vient de s’achever. Quelle a été la genèse du projet ?

BASTIEN LAURENT. Depuis 2017, on réfléchissait à monter un projet de formation autour du design de mode et des arts visuels dans la ville d’Aulnay- sous-Bois, dont Christopher et moi sommes originaires. Au début, on pensait à quelque chose d’assez simple, avec quatre ou cinq workshops maximum destinés aux jeunes de la ville et sur un sujet précis, comme redessiner le maillot d’un club de sport. On avait vraiment cet angle one shot.

CHRISTOPHER LILA. On a eu une belle expérience d’un workshop sur trois heures réalisé en partenariat avec Nike en 2018. Après ça, on s’est dit qu’il serait intéressant pour nous d’aller plus loin et de créer un programme sur plusieurs mois qui permettrait véritablement aux jeunes d’apprendre des notions techniques. Du coup, de miniprojet au sein d’Avoc, c’est passé à quelque chose de beaucoup plus ambitieux. Et je crois que c’est arrivé au bon moment. Chacun de notre côté, on faisait face à des changements majeurs dans notre vie professionnelle. Ce qui nous a permis de nous recentrer et de nous concentrer vraiment sur le projet.

B. L. C’est vrai. Cela coïncidait avec une phase de transition chez Avoc, qui a duré presque deux ans. Ça nous a donné du temps pour mener à bien le projet dans son ensemble. À partir de ce moment-là, soit à la mi-mai 2018, on s’est lancés dans la recherche de financements.

M. Comment avez-vous décidé du contenu du programme ?

B. L. C’est complètement inspiré de la manière dont j’ai personnellement appris la mode et de la façon dont j’ai cocréé Avoc. En clair, j’ai été formé sur le tas par Laura Do sur une période de six à huit mois. Pendant les quatre premières années de développement de la marque, c’est avec elle que j’ai tout appris : la couture, le dessin, le patronage… Je me suis inspiré de cette manière non-académique d’apprendre pour concevoir le contenu du programme de 0-93. Lab.

C. L. C’est pour ça qu’on y aborde progressivement tous les aspects de la création. On commence par le dessin, ensuite le patronage, la couture, la teinture, la sérigraphie… Au bout de neuf sessions, on a un groupe qui sait vraiment de quoi on parle. Pour résumer, chaque session intègre 15 à 20 minutes de théorie puis 3 heures ou plus de pratique (couture, teinture, patronage, etc.). Une fois ces 9 workshops d’initiation par la pratique effectués, nous commençons à créer véritablement avec les jeunes (vêtements, photographie, portfolio). Nos participants aiment le vêtement et ont une vraie sensibilité mode, mais ils ont peu de notions techniques, quelquefois aucunes, et ne sont pas encore en mesure de créer tout seuls une silhouette ou une collection.

Bastien Laurent et Christopher Lila avec quelques-uns des participants de la première promotion de 0-93. Lab

patronage, teinture et dessin sont, entre autres, au programme d’initiation à la création

B. L. Pour cette première année de formation, j’ai décidé de dessiner une pièce qu’ils puissent à leur tour réinterpréter par la coupe, par le tissu ou en l’anoblissant… Notre travail a été de les accompagner dans le développement de leur propre version de ce vêtement.

M. Comment avez-vous sélectionné les participants ?

C. L. Nous sommes allés à la rencontre des jeunes d’Aulnay-sous-Bois et de Sevran. On a effectué des interventions dans les collèges, dans les lycées et dans les antennes jeunesse de chaque quartier. On a même mis en place une campagne d’affichage sauvage, avec un appel à candidatures qui a suscité beaucoup d’engouement et de réactions. Ça a eu un impact hyper fort. L’idée, c’est de les découvrir vraiment avant de les sélectionner. On avait prévu un petit questionnaire pour comprendre ce qui les motivait, quels designers ou marques ils appréciaient et quel était leur univers créatif personnel. C’était important qu’ils nous montrent un truc personnel lié à ça : une pratique artistique, quelque chose qui leur était propre…

B. L. En tout, on a reçu une centaine de dossiers et on a rencontré 30 candidats. À la base, on ne devait en prendre que 12, mais on a craqué et on en a pris 18 ! On a eu beaucoup de coups de coeur. On a essayé de créer le groupe ultime, avec des profils complémentaires. Il y avait des garçons et filles âgés de 20 à 24 ans qui prenaient les plus jeunes sous leur aile. La plus jeune élève avait 14 ans.

M. Le programme se définit avant tout par sa gratuité. Comment l’avez-vous financé ?

B. L. Nous avons d’abord été soutenus par la société du Grand Paris avec son programme culturel, dont José-Manuel Gonçalvès (directeur du CENTQUATRE PARIS) est le directeur artistique, à qui j’ai présenté le projet en 2018. Publiquement, on est aussi soutenus par la DRAC, Direction Régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, la préfecture de Seine-Saint-Denis et le département et la ville d’Aulnay.

C. L. On bénéficie aussi d’un soutien logistique de la ville d’Aulnay, grâce aux équipes qui s’occupent de la jeunesse et de la culture d’Aulnay-sous- Bois, et on travaille avec les équipes de la ville de Sevran également. Ce n’est pas fait exprès, mais les locaux du programme sont installés tout près de la future gare Aulnay-sous-Bois du Grand Paris Express. Quelque part, ça venait confirmer notre volonté d’inscrire ce projet dans ce phénomène de renouveau de la ville. C’est incroyable de se dire qu’on a un local situé en plein milieu des 3000, qui est l’une des cités les plus “compliquées” de France et qui est très difficile d’accès par les transports communs. Dans trois ou quatre ans, on sera au coeur d’un tout nouveau quartier, relié à Paris par une ligne de métro. Pour nous, c’est rempli de sens de voir grandir ce projet à cet endroit précis.

Le principal objectif de 0-93 Lab est de susciter des vocations et faire grandir l’intérêt des jeunes issus des quartiers populaires du Grand Paris pour les industries créatives.

M. Il y a le sujet géographique mais aussi la question sociale, avec une volonté de démocratiser l’accès à la mode, que ce soit au niveau culturel, technique ou pratique.

B. L. Carrément ! Nos deux profils en disent long. On se connaît depuis tout petits. On a toujours aimé la mode, mais on a passé le cap relativement tard. Notre volonté part de là : on aimerait développer une identité autour du design de mode et des arts visuels à Aulnay-sous-Bois et à Sevran, comme il y en existe une autour du cinéma à Clichy et Montfermeil avec l’école Kourtrajmé. Il y a une vraie ambition culturelle derrière ce projet.

C. L. Cela dit, notre positionnement n’est pas celui d’une école. On se rapproche de celui d’une prépa avec des profils parfois très jeunes (15, 16, 17 ans). L’objectif est de donner des outils à ces jeunes pour qu’ils puissent ensuite postuler aux grandes écoles de mode, comme La Cambre en Belgique ou les Arts Déco à Paris. Le but est de les accompagner pour qu’ils soient aussi calés et formés que leurs “concurrents”, qui eux sont souvent nés dans des quartiers aisés avec un accès à la culture favorisé.

M. Comment avez-vous vécu la période de confinement et la crise provoquée par la pandémie de Covid-19, qui a dû pas mal chambouler votre organisation ?

B. L. En vrai, c’était un mal pour un bien. Ça nous a permis de retravailler le planning, et on s’est rendu compte qu’il y avait des choses qui n’allaient pas. Ces deux mois de pause nous ont permis de faire le point sur le programme à mi-parcours et d’ajuster la fin de la première année que nous avons donc décalée à mi-juillet, au lieu de fin mai initialement.

C. L. Typiquement, c’était trop compliqué de réaliser une collection collective avec 18 jeunes aux univers différents. On a revu et adapté ce qu’on avait prévu, et chaque jeune a pu s’exprimer à travers une pièce comme évoqué précédemment. Nous avons également dû changer le format de présentation du travail accompli pendant cette première année. Du coup, d’une installation normalement prévue en juin 2020 à côté de la gare d’Aulnay pour montrer les travaux des jeunes, nous sommes passés à un concept de vidéo, un film de mode avec quelques éléments documentaires, qui sera présenté en octobre dans un cinéma d’Aulnay. Finalement, cette “pause covid” nous a challengés et nous a permis d’ajuster notre méthode.

M. Avec tous les événements sociétaux marquants de cette année 2020 – qui ont remis en cause beaucoup de choses dans l’industrie de la mode, notamment les questions liées à l’écoresponsabilité, à la diversité, au racisme, mais aussi au modèle économique d’exploitation et de production –, est-ce que votre projet, dans son essence même, trouve un écho particulier à ce que nous sommes en train de vivre ?

C. L. On a grandi à Aulnay. On se rend bien compte qu’il y a là un truc qui ne va pas. Et c’est sûr qu’on n’a pas attendu ces tristes événements pour monter quelque chose de notre côté et essayer de répondre, à notre juste échelle et de façon novatrice, aux divers problèmes auxquels on fait face.

B. L. 0-93. Lab a pour l’instant une vocation très locale. Mais si, en plus d’initier des jeunes d’Aulnay-sous-Bois et de Sevran, le projet peut ouvrir à des pistes de réflexion sur les challenges sociétaux et économiques de l’industrie de la mode, alors c’est très bien.

www. 093lab.com

patronage, teinture et dessin sont, entre autres, au programme d’initiation à la création

portrait Justino Esteves