Bousculée par les mouvements Black Lives Matter de 2020, la mode a dû rompre son silence et prendre des mesures concrètes face aux nombreuses critiques qui lui ont été adressées. Mais l’industrie des rêves est-elle vraiment prête à entamer sa métamorphose et à rejoindre concrètement le combat antiraciste ?

Juin 2020. Après la mort de George Floyd aux mains de la police américaine, un raz de marée de carrés noirs, vu alors comme une marque de soutien aux mouvements antiracistes, a envahi les réseaux sociaux. Partant d’abord de l’industrie de la musique, cette initiative digitale contestable a ensuite été imitée par celle de la mode. Mais les posts pieux des marques clamant simplement “Black Lives Matter” n’ont pas suffi à calmer les revendications de nombreux créateurs et créatrices noir.es (Pyer Moss, Christopher John Rogers…) ou racisé.es qui ont, depuis, réclamé des actions concrètes afin de lutter véritablement contre le racisme structurel et systémique du milieu. À l’épicentre de ce séisme social, c’est le Council of Fashion Designers of America (CFDA) qui, le premier, a annoncé un plan d’action dès le 4 juin 2020 : programme de recrutement pour valoriser les talents noirs, un autre de mentorat, des formations “diversité et inclusion” ainsi que des dons à des associations antiracistes.

Mais c’est surtout le Black In Fashion Council qui a fait parler de lui (et dont le CFDA s’est aussi rapproché). Nouvellement créé et codirigé par Lindsay Peoples Wagner (ex-rédactrice en chef de Teen Vogue, fraîchement nommée à la tête de The Cut), ce collectif de créatif.ive.s noir.e.s a proposé quant à lui d’établir un indice d’inclusion, à partir de feedbacks de personnes de l’industrie, pour que les entreprises mesurent leurs progrès. Une démarche suivie au Royaume-Uni par le British Fashion Council (BFC), quand ce dernier a également revendiqué sa prise de position, le 8 juin, en s’engageant à accroître la diversité de son comité de direction et en menant un audit parmi les entreprises membres pour les évaluer sur le sujet. En octobre 2020, le BFC a continué sur sa lancée avec “The Missing Thread”, un projet de valorisation des talents noirs de la mode britannique des années 1975 à aujourd’hui, à travers différentes actions et événements, dont une exposition prévue à l’été 2022.

Puis en partenariat avec le magazine i-D, des rayons de la bibliothèque de la Central Saint Martins ont aussi été dédiés à la contribution des personnes noires dans la mode. Ça, c’est pour les pays anglo-saxons qui, à la différence du duo latin Paris-Milan, ont l’habitude d’aborder et de traiter explicitement ces questions. Alors, que s’est-il concrètement passé au sein des institutions françaises et italiennes ? La Camera Nazionale della Moda Italiana (CNMI) s’est d’abord contentée de poster un simple carré noir. Jusqu’à ce que Stella Jean et Edward Buchanan (DA de Bottega Veneta dans les années 1990, aujourd’hui surtout consultants pour différentes marques italiennes), rares designers noir.e.s du pays, contactent l’institution fin juillet pour lui proposer un plan d’action.

Pour éviter de répéter les récents fashion faux pas racistes des labels transalpins, ils ont suggéré notamment la mise en place d’un indice d’inclusion. Lasse d’être la seule marque “Black Owned” parmi la centaine de maisons composant la CNMI, Stella Jean a également annoncé qu’elle ne défilerait plus lors des Milan Fashion Weeks tant qu’elle serait la caution qui confirme l’exclusion. Pour se défendre, Carlo Capasa, président de la CNMI, a répondu fournir déjà énormément d’efforts, communiquant même la somme des aides financières allouées à l’entreprise de Stella Jean. Un procès en ingratitude qui ne dit peut-être pas son nom dans le but de détourner l’attention d’un manque d’action de la part de l’institution. En tout cas, après les démonstrations de New York et de Londres, et la tiédeur de Milan, les yeux se sont forcément tournés vers Paris, qui n’a rien dit ou presque. Et la réaction quasi mutique de la capitale de la mode a bien évidemment poussé les créateur.rice.s, étudiant.e.s et professeur.e.s à s’exprimer sur les efforts et les changements profonds qu’il reste à mettre en œuvre.

Paris fait de la résistance

Pas un mot. C’est ainsi qu’on pourrait résumer l’absence de réaction de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode (FHCM) quand, en juin dernier, sur son compte Instagram officiel, l’institution n’a rien posté en lien avec les mouvements antiracistes. Pourtant le 2 juin, c’est sur @ParisFashionWeek, un compte beaucoup plus suivi, qu’apparaissait un carré noir sobrement légendé “Black Lives Matter”. Une communication pour le moins succincte, dont Serge Carreira, responsable des marques émergentes au sein de la FHCM, se défend vivement : “Il est vrai que nous n’avons pas communiqué frontalement à ce sujet. Cela s’est fait de manière plus subtile”. Naomi Campbell a tenu un discours pour la semaine de la couture de juillet d’abord, puis différentes tables rondes et interviews de créateur.rice.s ont été produites et filmées par Canal+ afin d’être diffusées sur le reste de l’année. “Notre calendrier demeure notre meilleure communication : des talents du monde entier viennent défiler à Paris, si bien que 50 % du calendrier se compose de marques étrangères, ce qui est une immense fierté”, poursuit Serge Carreira. Effectivement, on ne le niera pas, cette diversité d’origines chez les designers n’est pas le cas des Fashion Weeks de New York, Londres et Milan, qui sont beaucoup plus concentrées sur leurs talents locaux. “Quand Thebe Magugu ou Kenneth Ize viennent présenter leurs collections à Paris, ils bénéficient d’une réception et d’un soutien précieux. C’est parce que nous voulons être le reflet du meilleur de la création d’aujourd’hui que la Paris Fashion Week est aussi diverse”, poursuit cet ancien de chez Prada et Mary Katrantzou, pour qui il s’agit avant tout de différences de stratégies de communication : “Nous n’avons pas voulu faire de grands effets d’annonce, ni précipiter un plan d’actions. Au contraire, nous avons toujours travaillé à ce que la plus grande diversité puisse s’exprimer ici, et c’est un travail de fond que nous continuons à mener sans en faire un levier de communication. Je remarque d’ailleurs que, pour la nouvelle génération de designers, l’engagement contre le racisme va de soi. Ce n’est pas de l’ordre de l’effort, ni de la performance : cela fait partie intégrante de leur univers et de leurs valeurs.”

Double standard

Seulement, à la difficulté d’émerger en tant que talent noir, s’ajoute surtout celle de se pérenniser, comme en atteste la carrière aux mille vies d’Imane Ayissi : “J’ai été danseur, mannequin, conteur, et aujourd’hui je suis surtout designer.” Après une dizaine d’années à fouler des podiums et à poser pour des magazines où il s’est parfois senti exotisé, il fonde sa maison en 2001. Se calant d’abord au rythme des fashion weeks de prêt-à-porter, avant de changer de timing en 2013 pour présenter ses créations en off des semaines de la haute couture. Stratégie gagnante, puisqu’il devient enfin membre invité au calendrier officiel de 2020. “Pour candidater, en plus des critères exigeants de confection, il faut également bénéficier du parrainage d’autres acteurs du milieu : dans mon cas, cela a été grâce à la maison Saint Laurent et à Didier Grumbach. Ce caractère sélectif est une bonne chose pour faire de la semaine de la couture un précieux écrin, mais cela contribue peut-être aussi au fait que cela demande infiniment plus de temps aux designers qui ne viennent pas du sérail.” Cet entre-soi constitué en mètre étalon n’a peut-être pas encore les yeux sensibilisés au grand artisanat qui préside à la création de tissus traditionnels africains, comme le kente du Ghana, le manjak du Sénégal, les dentelles de raphia du Cameroun, ou encore le faso dan fani du Burkina Faso. Il aura donc fallu près de vingt ans de créations au résilient Imane Ayissi pour accéder au calendrier officiel. Contre deux saisons à Charles de Vilmorin, tout juste diplômé de la chambre syndicale à 23 ans en 2020, et deux ans pour Sterling Ruby, tous deux nommés membres invités au calendrier de 2021, par exemple. Quand on lui demande s’il a l’impression qu’un double standard est à l’œuvre dans la sélection de créateurs, les larmes montent aux yeux d’Imane Ayissi : “Tout ce que je peux dire, c’est que personne ne m’a découvert, rien ne m’a été épargné, je dois perpétuellement faire mes preuves. Cela fait trente ans que je travaille dans ce secteur, et c’est ce qui m’a permis d’en être là où j’en suis aujourd’hui. Si certaines personnes accèdent moins difficilement que d’autres, tant mieux pour elles. Je ne me plains pas, ni ne leur jette la pierre. Je constate juste que lorsqu’on est un designer noir, on est souvent traité comme un perpétuel créateur émergent.” Et on se retrouve malgré soi en charge de la représentation, comme en témoigne Imane Ayissi : “Être le premier et seul designer d’Afrique subsaharienne au calendrier haute couture est un immense honneur qui s’accompagne d’une aussi lourde pression. C’est une forme d’injonction à la représentation, à l’exemplarité, comme si j’étais l’un des seuls à pouvoir montrer que l’Afrique est debout”.

Mossi Automne-Hiver 2020

De la diversité à l’inclusion

Sans grande surprise, l’un des moyens les plus attendus pour pérenniser sa petite entreprise de mode à Paris reste d’obtenir la direction artistique d’une maison patrimoniale. Or il faudrait d’abord qu’on ose vous y imaginer. Les créateurs noirs qui accèdent à ce type de postes en France se comptent sur les doigts d’une seule main : Ozwald Boateng, Britannique d’origine ghanéenne à la tête de Givenchy Homme de 2003 à 2007 ; Olivier Rousteing, Français d’origine somalo-éthiopienne dirige Balmain depuis 2011 ; Virgil Abloh, Afro-américain, tient les rênes de Louis Vuitton homme depuis 2018 ; et Rushemy Botter, Néerlandais d’origine curacienne qui partage la direction de Nina Ricci depuis 2018 avec sa compagne Lisi Herrebrugh. Hormis
Olivier Rousteing, adopté par une famille blanche bordelaise, ces hommes ont pour point commun d’avoir grandi en dehors de l’Hexagone, comme s’il s’agissait d’une condition sine qua non pour rendre acceptable, voire cool, le fait de nommer une personne noire à la tête d’un morceau du patrimoine national. Cela signifie-t-il que les talents noirs français n’existent pas ou qu’ils sont incompatibles avec l’idée que l’on se fait du luxe en France ? Pour contrer cette pensée, des Chiefs Diversity Officer (CDO) viennent d’être nommés à la tête des mastodontes de la mode : Kalpana Bagamane Denzel chez Kering, Hayden Majajas chez LVMH, et Fiona Pargeter chez Chanel. Leur mission ? Améliorer l’inclusion, ou faire en sorte que “les personnes se sentent suffisamment considérées, écoutées et à l’aise pour prendre la parole au sein de l’entreprise. C’est là le différenciateur clé pour permettre à la richesse des équipes de réaliser leur plein potentiel”, résume au journal Le Monde Kalpana Bagamane Denzel, la CDO de Kering. Des ateliers, des conférences, et du mentorat à tous les niveaux de la hiérarchie visent à changer la culture de l’entreprise, et à prévenir ainsi les scandales racistes. Mais encore faut-il pouvoir recruter des talents noirs, au pays des Lumières qui, accroché à son idéal républicain bancal et à son concept rouillé d’universalisme et d’égalité des chances, a encore du mal à voir les couleurs. Cependant, quelques indices nous donnent envie de croire que ça pourrait enfin commencer à changer.

 

SYSTÈME, QUOTAS ET…

“En tant qu’intervenante dans plusieurs écoles de mode, je forme les managers de demain et constate une évolution faible mais positive de la diversité des effectifs”, remarque Ramata Diallo, consultante et professeure en stratégie du luxe. Celle qui a été responsable de collections pour différentes marques françaises pendant dix ans auparavant, explique : “J’apprécie et salue les efforts faits du côté des castings de défilés et de campagnes : ils témoignent d’une prise de conscience nécessaire. En observer les performances sur les réseaux prouve qu’il peut s’agir de stratégies de communications gagnantes. Mais si on voit beaucoup de personnes racisées dans les campagnes de mode, de nombreux progrès restent à faire au sein de l’ensemble des services des entreprises de mode.” En d’autres termes, à Paris, l’industrie brandit encore le drapeau de la diversité opportuniste plutôt que celui de l’inclusivité authentique. Par exemple, quand les ressources humaines d’entreprises du textile sont interrogées sur le manque de diversité au sein de leurs employé.e.s, celles-ci répondent généralement que c’est parce qu’elles reçoivent peu de CV de personnes racisées, et de surcroît suffisamment qualifiées. Hélas, ce serait oublier que le secteur de la mode fonctionne beaucoup (sinon uniquement ?) par recommandation et par l’entre-soi, comme l’a établi la docteure en anthropologie sociale Giulia Mensitieri dans son livre-enquête Le plus beau métier du monde, dans les coulisses de l’industrie de la mode (éd. La Découverte) en observant combien ce milieu normalise les inégalités pour mieux paraître homogène et justifier son endogamie. Elle y écrit que “La mode se situe dans la sphère interindividuelle et subjective des asymétries structurelles et systémiques. Cette posture normalisatrice et individualiste est partagée par la majorité des travailleurs de [ce milieu], qui affrontent les inégalités et les dominations de ce monde dans un esprit compétitif.” Eh oui, dans les petits cercles feutrés français incapables de voir le communautarisme qu’ils entretiennent, beaucoup de personnes prennent encore le mot “noir” pour un gros mot, préférant l’édulcorer en “black”. “En France, quand on est arabe et qu’on travaille dans la mode, c’est souvent parce qu’on est chauffeur Uber pendant les fashion weeks”, ironisait tristement dans Le Monde Charaf Tajer, créateur de la griffe Casablanca Paris, installée à… Londres. Alors, comment casser cette dynamique ? Selon la stratégiste Ramata Diallo, les quotas peuvent justement favoriser la mixité dans l’Hexagone, même si l’idée en France reste très contestée : “En politique, on voit bien comment les objectifs chiffrés pour la parité ont pu accélérer les choses. Les Chiefs Diversity Officers recrutés par la mode ne doivent pas être considérés comme des gestionnaires de bad buzz et doivent avoir les mains libres pour fixer des objectifs et mesurer les progrès réalisés.” Là où le pragmatisme des États-Unis et du Royaume-Uni parle directement de quotas raciaux et d’indice d’inclusion, l’histoire de la France fait des statistiques ethniques un tabou encore inabordable.

 

… AUTO-CENSURE

Structurel et systémique, le racisme de l’industrie du vêtement peut parfois même être intériorisé et conduire de nombreux talents à s’auto-saboter, comme en atteste Rachel, étudiante en textile à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD) : “Quand j’ai été prise dans cette école publique, je me suis demandé si ça avait été par discrimination positive. Mes professeures m’ont assuré que non, mais c’est un soupçon qu’ont peut-être d’autres camarades. C’est un doute qui continue de me faire sentir illégitime.” Plusieurs études démontrent en effet que le syndrome de l’imposteur touche davantage les personnes noires, a fortiori les femmes. Christelle, fraîchement diplômée de l’IFM, a également lutté contre cette autocensure : “Petite, je croyais que le seul moyen de travailler dans la mode en tant que femme noire, c’était d’être mannequin. La conscience d’être exclue de ce milieu m’a presque aidée car elle m’a empêché de me bercer d’illusions. À partir du lycée, je regardais chaque année les photos de promo de l’IFM pour y compter les personnes noires : soit il n’y en avait aucune, soit une ou deux.” Après une prépa et une école de commerce, elle a été prise dans cette école de mode, la plus réputée du pays : “On était huit personnes noires sur une promo de 70 élèves, donc c’est clairement en train de s’améliorer, sans qu’il y ait de logique de quota ou de discrimination positive.” Selon elle, le précieux avantage de cette école privée sur ces questions, c’est le rôle proactif des élèves : “L’IFM ne communique pas publiquement sur le racisme, mais les élèves peuvent poser des questions sans tabou en cours, c’est toujours bien accueilli. Au point que cela pourrait donner naissance à un cycle d’enseignement facultatif sur l’appropriation culturelle, par exemple.” Le problème, c’est que l’écart entre ce qui peut se faire en interne et ce qu’on ne peut pas dire publiquement persiste et normalise un modèle qui se retrouve également dans les entreprises, remarque Christelle : “Même si cela reste clivant, Nike peut s’engager contre le racisme car c’est presque attendu d’une marque aussi populaire, dont la culture est tant liée aux personnes noires. En revanche, cela paraîtrait hors-sol de la part de maisons patrimoniales européennes.” Et si Balmain semble être la seule marque à y parvenir, c’est parce qu’Olivier Rousteing permet que cela ne paraisse pas désincarné, opportuniste et/ou déplacé. Pour la jeune diplômée, les talents noirs existent et l’effort pour les embaucher et les valoriser est un enjeu d’équité sociale : “C’est inconsciemment qu’on peut avoir comme premier réflexe de ne recruter que des personnes blanches, mais c’est consciemment qu’on peut choisir de recruter des personnes racisées. Je me suis toujours autocensurée à l’idée de travailler auprès des grands groupes de luxe français parce que je suis noire. A priori, ce ne sont pas des univers où je me serais sentie autorisée à être moi-même, tant le système de domination y est incarné et entretenu.”

LUXE, COLONIE et BLANCHITÉ

“Domination”, le mot est lâché. Rachel, de l’Ensad, rejoint Christelle : “En Occident, on sait regarder les pays asiatiques comme regorgeant à la fois de traditions ancestrales et de prouesses technologiques qui nous semblent futuristes. Mais on regarde encore l’Afrique comme étant restée au stade primitif.” Cette vision allochronique du continent, comme bloqué dans le passé, transparaît dans nombre de collections et de campagnes, selon Rachel : “Les personnes noires sont sur les moodboards et les podiums, mais jamais dans les comités de direction, rarement dans les studios de création, et encore moins à l’enseignement.” Selon cette étudiante d’école de mode publique, c’est son enseignement même qu’il faudrait décoloniser : “La négligence de l’importance des ‘pays du Sud’, comme sources de matières premières, de main-d’œuvre bon marché, mais aussi de savoir-faire introuvables en Occident, me paraît aussi un biais raciste de l’enseignement de la mode qu’on devrait décoloniser. Oublier d’où vient le coton, la soie, le cachemire et les heures de broderies à la main pour plein de maisons européennes, ce sont des œillères racistes.” En effet, l’histoire du luxe occidental est étroitement liée à celle de la colonisation. Le portrait de Marie Antoinette en chemise (1783) par la peintre Élisabeth Vigée Le Brun avait, par exemple, fait exploser la demande en coton, matière première produite à l’autre bout du monde grâce à l’esclavage. Selon l’historien américain Robert Fogel, ce sont les esclaves qui ont assis la puissance agricole américaine avant l’industrialisation et permis l’installation des chemins de fer, décisive à la prospérité économique des États-Unis. C’est en accompagnant les plus riches dans leur vie quotidienne, comme le sport et les voyages, qu’ont prospéré des maisons historiques telles que Louis Vuitton (fondée en 1854) et Burberry (1856). Le pyjama, la saharienne ou le pantalon jodhpur sont autant d’héritages coloniaux, devenus iconiques dans la mode car nos sociétés occidentales ont souvent associé la domination au prestige. En plus des matières premières venant de pays colonisés pour les transformer en Europe, la colonisation a aussi contribué à imposer des idéaux esthétiques blancs aux quatre coins du monde. Et donc à associer luxe et “blanchité”. Même si une grande part de la confection s’est délocalisée dans les pays du Sud à partir des années 1970, les logos de griffes européennes restent des marqueurs de réussite sociale, qui font rêver à l’international. Et malgré la mondialisation, deux acteurs concentrent l’essentiel du gâteau : LVMH et Kering, qui, à eux deux, généraient près de 79 milliards de dollars de revenus en 2019. Quand bien même l’on voudrait réussir en totale indépendance, l’argent, qui n’a peut-être pas d’odeur, a bel et bien une couleur. Sans capital de départ, difficile de grandir, et encore moins rapidement, dans l’industrie de la mode, qui nécessite généralement d’avancer les frais d’une collection afin de pouvoir la produire. Or ce sont toujours les mêmes profils qui parviennent à lever des fonds. Selon les données 2018 publiées par la société d’investissement Atomico, 93 % des fonds investis dans les jeunes entreprises européennes profitent à des équipes dirigeantes exclusivement masculines. Anthony Bourbon, patron de la start-up Feed, expliquait dans Le Monde, en janvier 2020 : “L’argent de la BPI [Banque publique d’investissement], celui des fonds d’investissement ne va que chez ceux qui leur ressemblent, des hommes blancs qui ont fait HEC, jamais chez la femme noire qui a la dalle.” Aux États-Unis, où les statistiques ethniques sont plus répandues, l’écart peut être mesuré et donne le vertige : les femmes, les personnes noires et LGBT+ reçoivent moins de 10 % de l’argent investi dans les start-ups, d’après l’investisseuse afro-américaine Arlan Hamilton interrogée par Les Échos en mai 2019. Selon Fast Company, en 2017, même si les femmes noires comptent parmi les personnes les plus diplômées et les plus entreprenantes des États-Unis, elles recueillent moins de 1 % des fonds d’investissement, extrêmement endogames.

Noir désir

Mais quelles mesures pourraient être prises concrètement contre ces vieux réflexes ? Selon l’étudiante Rachel, la Fédération pourrait avoir un rôle incitatif à jouer : “Si elle s’exprimait clairement, cela pourrait inciter de grandes maisons et autres institutions, y compris financières, à faire de même. Trop d’entreprises françaises se cachent derrière l’impossibilité de mener des statistiques ethniques pour justifier leur manque d’ambition, de réflexions, et d’investissements sur ces questions. Mais d’autres solutions peuvent être trouvées.” À commencer par l’éducation, suggère la stratégiste Ramata Diallo : “Les préjugés racistes s’inscrivent dès l’enfance. Alors on peut lutter contre, au plus tôt, de manière légère et ludique, pour éviter que cela ne reste un tabou source de crispations identitaires.” Elle, qui donne d’ailleurs des cours sur l’inclusivité à la Paris School of Luxury et croit beaucoup au mentoring d’étudiant.e.s racisé.e.s, espère que ces pratiques se généralisent en France. Enjeux de Responsabilité sociale des entreprises (RSE), la diversité et l’inclusion devraient même figurer dans les chartes de labels de mode éthique, d’après la stratégiste du luxe : “Ces certifications ont l’avantage d’être comprises et identifiées comme des gages de qualité et de transparence par le grand public, qui pourra ainsi mieux se rendre compte des engagements pris et des efforts fournis par les marques.” Enfin, pour le créateur Imane Ayissi, le storytelling peut aussi contribuer à changer la donne : “En Afrique, comme il est commun de faire réaliser des choses sur mesure chez un tailleur ou un cordonnier, cela ne paraît pas exceptionnel, luxueux. Ce qui est perçu comme un symbole de réussite, c’est le prêt-à-porter européen, qui a su patrimonialiser son storytelling. À nous de faire de même, pour valoriser la richesse de notre patrimoine, afin de rendre le Made in Africa désirable, et les personnes noires fières de leurs racines”. Un message qu’a probablement fait sien Mossi Traoré avec son label Mossi. Lauréat du prix Pierre Bergé de l’ANDAM 2020 et fondateur d’un centre de formation aux métiers de la couture, le créateur noir a présenté sa collection à Paris, en octobre 2020, dans le calendrier officiel et ce, après neuf ans d’absence. Un retour gagnant marqué par un défilé dansant où la voix du rappeur Kery James rythmait le pas des mannequins : “Qu’ils n’essaient pas de me faire croire qu’aujourd’hui le monde est cool, alors qu’hardcore et critique est la situation”. Lors de cette même fashion week, le milieu de la mode parisienne a aussi pu découvrir la première collection de Marianna Benenge Cardoso. Danseuse professionnelle de waacking et créatrice française originaire du Congo, elle a présenté à huis clos “Effrakata”, le premier défilé de sa toute jeune marque Tantine de Paris. Funky, colorée et rétro-futuriste, sa collection était probablement l’une des meilleures surprises en off de la fashion week parisienne. “Là-bas, (au Congo, ndlr), on fait attention à son allure.

Pour exister, il faut qu’on te voie !” a raconté Mariana Benenge Cardoso en expliquant les références et inspirations qui ont nourri son défilé, véritable clin d’œil aux tantines africaines, à la culture kinoise, la sapologie et l’opulence chic à la congolaise, le tout avec un soupçon de culture ballroom – c’est le fameux danseur Matyouz, membre de la House of LaDurée qui présentait les tenues en début de podium. On peut se rassurer : le storytelling est bel et bien en train de changer.