LUXE, COLONIE et BLANCHITÉ
“Domination”, le mot est lâché. Rachel, de l’Ensad, rejoint Christelle : “En Occident, on sait regarder les pays asiatiques comme regorgeant à la fois de traditions ancestrales et de prouesses technologiques qui nous semblent futuristes. Mais on regarde encore l’Afrique comme étant restée au stade primitif.” Cette vision allochronique du continent, comme bloqué dans le passé, transparaît dans nombre de collections et de campagnes, selon Rachel : “Les personnes noires sont sur les moodboards et les podiums, mais jamais dans les comités de direction, rarement dans les studios de création, et encore moins à l’enseignement.” Selon cette étudiante d’école de mode publique, c’est son enseignement même qu’il faudrait décoloniser : “La négligence de l’importance des ‘pays du Sud’, comme sources de matières premières, de main-d’œuvre bon marché, mais aussi de savoir-faire introuvables en Occident, me paraît aussi un biais raciste de l’enseignement de la mode qu’on devrait décoloniser. Oublier d’où vient le coton, la soie, le cachemire et les heures de broderies à la main pour plein de maisons européennes, ce sont des œillères racistes.” En effet, l’histoire du luxe occidental est étroitement liée à celle de la colonisation. Le portrait de Marie Antoinette en chemise (1783) par la peintre Élisabeth Vigée Le Brun avait, par exemple, fait exploser la demande en coton, matière première produite à l’autre bout du monde grâce à l’esclavage. Selon l’historien américain Robert Fogel, ce sont les esclaves qui ont assis la puissance agricole américaine avant l’industrialisation et permis l’installation des chemins de fer, décisive à la prospérité économique des États-Unis. C’est en accompagnant les plus riches dans leur vie quotidienne, comme le sport et les voyages, qu’ont prospéré des maisons historiques telles que Louis Vuitton (fondée en 1854) et Burberry (1856). Le pyjama, la saharienne ou le pantalon jodhpur sont autant d’héritages coloniaux, devenus iconiques dans la mode car nos sociétés occidentales ont souvent associé la domination au prestige. En plus des matières premières venant de pays colonisés pour les transformer en Europe, la colonisation a aussi contribué à imposer des idéaux esthétiques blancs aux quatre coins du monde. Et donc à associer luxe et “blanchité”. Même si une grande part de la confection s’est délocalisée dans les pays du Sud à partir des années 1970, les logos de griffes européennes restent des marqueurs de réussite sociale, qui font rêver à l’international. Et malgré la mondialisation, deux acteurs concentrent l’essentiel du gâteau : LVMH et Kering, qui, à eux deux, généraient près de 79 milliards de dollars de revenus en 2019. Quand bien même l’on voudrait réussir en totale indépendance, l’argent, qui n’a peut-être pas d’odeur, a bel et bien une couleur. Sans capital de départ, difficile de grandir, et encore moins rapidement, dans l’industrie de la mode, qui nécessite généralement d’avancer les frais d’une collection afin de pouvoir la produire. Or ce sont toujours les mêmes profils qui parviennent à lever des fonds. Selon les données 2018 publiées par la société d’investissement Atomico, 93 % des fonds investis dans les jeunes entreprises européennes profitent à des équipes dirigeantes exclusivement masculines. Anthony Bourbon, patron de la start-up Feed, expliquait dans Le Monde, en janvier 2020 : “L’argent de la BPI [Banque publique d’investissement], celui des fonds d’investissement ne va que chez ceux qui leur ressemblent, des hommes blancs qui ont fait HEC, jamais chez la femme noire qui a la dalle.” Aux États-Unis, où les statistiques ethniques sont plus répandues, l’écart peut être mesuré et donne le vertige : les femmes, les personnes noires et LGBT+ reçoivent moins de 10 % de l’argent investi dans les start-ups, d’après l’investisseuse afro-américaine Arlan Hamilton interrogée par Les Échos en mai 2019. Selon Fast Company, en 2017, même si les femmes noires comptent parmi les personnes les plus diplômées et les plus entreprenantes des États-Unis, elles recueillent moins de 1 % des fonds d’investissement, extrêmement endogames.
Noir désir
Mais quelles mesures pourraient être prises concrètement contre ces vieux réflexes ? Selon l’étudiante Rachel, la Fédération pourrait avoir un rôle incitatif à jouer : “Si elle s’exprimait clairement, cela pourrait inciter de grandes maisons et autres institutions, y compris financières, à faire de même. Trop d’entreprises françaises se cachent derrière l’impossibilité de mener des statistiques ethniques pour justifier leur manque d’ambition, de réflexions, et d’investissements sur ces questions. Mais d’autres solutions peuvent être trouvées.” À commencer par l’éducation, suggère la stratégiste Ramata Diallo : “Les préjugés racistes s’inscrivent dès l’enfance. Alors on peut lutter contre, au plus tôt, de manière légère et ludique, pour éviter que cela ne reste un tabou source de crispations identitaires.” Elle, qui donne d’ailleurs des cours sur l’inclusivité à la Paris School of Luxury et croit beaucoup au mentoring d’étudiant.e.s racisé.e.s, espère que ces pratiques se généralisent en France. Enjeux de Responsabilité sociale des entreprises (RSE), la diversité et l’inclusion devraient même figurer dans les chartes de labels de mode éthique, d’après la stratégiste du luxe : “Ces certifications ont l’avantage d’être comprises et identifiées comme des gages de qualité et de transparence par le grand public, qui pourra ainsi mieux se rendre compte des engagements pris et des efforts fournis par les marques.” Enfin, pour le créateur Imane Ayissi, le storytelling peut aussi contribuer à changer la donne : “En Afrique, comme il est commun de faire réaliser des choses sur mesure chez un tailleur ou un cordonnier, cela ne paraît pas exceptionnel, luxueux. Ce qui est perçu comme un symbole de réussite, c’est le prêt-à-porter européen, qui a su patrimonialiser son storytelling. À nous de faire de même, pour valoriser la richesse de notre patrimoine, afin de rendre le Made in Africa désirable, et les personnes noires fières de leurs racines”. Un message qu’a probablement fait sien Mossi Traoré avec son label Mossi. Lauréat du prix Pierre Bergé de l’ANDAM 2020 et fondateur d’un centre de formation aux métiers de la couture, le créateur noir a présenté sa collection à Paris, en octobre 2020, dans le calendrier officiel et ce, après neuf ans d’absence. Un retour gagnant marqué par un défilé dansant où la voix du rappeur Kery James rythmait le pas des mannequins : “Qu’ils n’essaient pas de me faire croire qu’aujourd’hui le monde est cool, alors qu’hardcore et critique est la situation”. Lors de cette même fashion week, le milieu de la mode parisienne a aussi pu découvrir la première collection de Marianna Benenge Cardoso. Danseuse professionnelle de waacking et créatrice française originaire du Congo, elle a présenté à huis clos “Effrakata”, le premier défilé de sa toute jeune marque Tantine de Paris. Funky, colorée et rétro-futuriste, sa collection était probablement l’une des meilleures surprises en off de la fashion week parisienne. “Là-bas, (au Congo, ndlr), on fait attention à son allure.
Pour exister, il faut qu’on te voie !” a raconté Mariana Benenge Cardoso en expliquant les références et inspirations qui ont nourri son défilé, véritable clin d’œil aux tantines africaines, à la culture kinoise, la sapologie et l’opulence chic à la congolaise, le tout avec un soupçon de culture ballroom – c’est le fameux danseur Matyouz, membre de la House of LaDurée qui présentait les tenues en début de podium. On peut se rassurer : le storytelling est bel et bien en train de changer.