Lundi 16 janvier 2023, c’est le “blue Monday”. Ce fameux troisième lundi du mois de janvier désigné comme la date la plus déprimante de l’année. Soit le jour parfait pour éclater en sanglots. Et ça tombe bien puisque la grosse crise de chialade, devenue un véritable statement, est bien là pour nous rappeler une chose importante : pleurer, c’est OK. Okay ?

Comme le disait déjà Amel Bent en 2004 dans sa chanson éponyme : « ne retiens pas tes larmes, pleurer ça fait bien » (sic). En ce blue Monday, on a envie de la prendre au mot (même si ce concept a été inventé en 2005 par une compagnie de voyage britannique…), puisqu’en 2023, l’ambiance est bien à la grande crise de larmes. Si la Coupe du Monde de football organisée au Qatar fut la plus controversée et la plus propice à nous donner l’envie de nous mettre la tête dans le four ­(catastrophe écologique, violations des droits de l’Homme, homophobie), on peut se consoler en retenant néanmoins le câlin des joueurs iranien Ramin Rezaeian et américain Antonee Robinson en larmes à la fin du match Iran-USA. Des images postées sur Insta par le journaliste Ahmed Eldin, connu pour son engagement auprès des populations opprimées. Son message ? Donnons “plus de pouvoir à la fraternité des hommes, en défiant les notions étroites d’orgueil, de préjugés et de patriarcat qui nous rongent tous”. Avant de finir par un : “It’s ok to cry” (c’est normal de pleurer), histoire de mettre à l’amende pour de bon l’adage sexiste bazardé “Boys don’t cry”.

Pleurer serait-il donc devenu un acte militant ? Si les larmes ont depuis longtemps marqué la pop culture, elles ont récemment gagné en crédibilité et en esthétisation. Non seulement, c’est effectivement ok de fondre en sanglots, et c’est même chaudement recommandé. Mixed Feelings, média en ligne dédié à la santé mentale, l’a confirmé après avoir désigné l’année 2022 comme celle des larmes et en publiant son « Cry récap » : un bilan établi après avoir sondé sa communauté. Résultat : si vous avez pleuré une centaine de fois en un an, vous êtes dans la moyenne. En plus des tops 10 des films et chansons à voir ou à écouter quand on a envie de pleurer, le média continue ainsi de libérer la parole sur la chialade et la santé mentale dans un contexte où, spoiler, le moral des Français·e·s reste toujours aussi bas, selon l’INSEE (no shit…).

Big Sad Energy

 

Qui se souvient encore de l’époque où pleurer c’était grave la hchouma ? Rappelez vous la fameuse vidéo de Chris Crocker, ce jeune homme blond ridiculisé par la toile parce qu’il avait osé réclamer en 2007 face caméra, le visage déformé par le désespoir, le khôl dégoulinant, qu’on “leave Britney alone” ? Idem quelques années plus tard pour la “crying face” de Kim Kardashian moquée à l’envi sur les réseaux et souvent définie comme “ugly” (cheum). Pourtant, cette grimace de la star de la téléréalité qui aurait pu l’anéantir à jamais a eu l’effet inverse. Car en bonne communicante, Kim Kardashian d’abord vexée, a su récupérer son image pour mieux l’exploiter et ainsi transformer sa “crying face” en “Kimoji”, déclinée sur ses produits de merchandising (stickers, appli, accessoires de téléphone). De quoi démocratiser la crise de larmes pour de bon et donner à chacun·e les outils pour se la (ré)approprier. Un mood qui depuis a fait son chemin et qui colle aujourd’hui parfaitement avec l’image de la “sad girl”, cette figure mythologique des réseaux sociaux qui connaît actuellement son heure de gloire après un nouveau regain d’intérêt.

Née il y a des décennies sur Tumblr, notamment au travers de Lana Del Rey, la “sad girl” est désormais incarnée par des célébrités telles que Selena Gomez ou Bella Hadid qui parlent librement de leurs troubles mentaux. Bref, la “sad girl” va mal et assume de l’être, d’autant plus dans une époque marquée par un contexte de libération de la parole et de normalisation du coming out identitaire au sens large du terme (maladie, santé mentale, trauma, expérience douloureuse…). Atteinte de la maladie de Lyme et de dépression chronique, la sœur de Gigi en parle sur ses réseaux, selfies à l’appui. Sous un carrousel réunissant une dizaine de clichés d’elle, les yeux rougis et bouffis par la tristesse, le top model commente : « Les réseaux sociaux ne reflètent pas la réalité. Souvenez-vous en si vous traversez une mauvaise passe ». Merci Bella. Outre reconnaître son anxiété et sa déprime, la “sad girl energy”, c’est donc normalement prôner l’authenticité… quitte à la masteriser par un coup de blush.

Bella Hadid en pleine chialade.
Pleure ma beauté

 

Depuis que la série Euphoria a fait des larmes un statement beauté à l’image des « glitter tears » de Zendaya, c’est toute l’industrie qui s’est emparé du phénomène. On se souvient notamment de la rivière de larmes en cristaux de Bad Bunny en couverture du magazine Allure. Mais la version 2023 va plus loin avec le #cryingmakeup qui encense une “crying face” plus réaliste. Comprenez, on troque les strass pour du gloss effet “nez qui coule” et côté moodboard, on remplace les paillettes de Ru en pleine montée d’ecstasy pour les sanglots morveux de Cassie en pleine blessure narcissique. A ce jour, le meilleur tuto reste celui de Zoe Kim Kenealy, aux 4,5 millions de vues sur TikTok et qui commence sur ces belles paroles : “Ceci s’adresse à toutes les filles instables. Vous voyez à quel point on est belles quand on pleure ?”. Au programme, une bouche mordue rehaussée de gloss, du blush rose en all-over sur les paupières, les joues et le bout du nez, des paillettes liquides sous les yeux, les pommettes ou encore l’arc de Cupidon pour un effet « goutte au nez » . Plus que les larmes esthétisées, on affiche une mine “bout du roul’”. De quoi valoriser les pleurs, les sublimer sans honte.

Bad Bunny en cover de Allure magazine. 

Un parti pris désormais intégré par le marché des cosmétiques. Alors que Byredo a lancé son mascara “tears proof, à l’épreuve du quotidien, de la douche, de la gym et même des larmes”, de plus en plus de marques de soins développent des produits destinés à prendre soin des yeux, post crise de larmes (Ah là là, toujours dans les bons coups ce satané capitalisme…). La preuve avec la marque de cosmétique Dieux, dont les patchs pour les yeux anti poches, prône un positionnement de “beauté émotionnelle”. Sa co-fondatrice Marta Freedman, confie à Dazed vouloir encourager “les gens à pleurer quand ils en ont besoin”, décrivant les masques pour les yeux réutilisables de la marque comme le parfait “accessoire pour pleurer”. Pleurer un bon coup but make it real ?

Retour de bâton

 

On le répète pour les deux du fond : pleurer c’est OK. Le problème, c’est que notre société finit la plupart du temps par mettre à mal de véritables tendances sociétales qui encourageraient pourtant à montrer sa vulnérabilité. Déjà, le terme “sad girl” en soi est plus que problématique, certaines voix critiquant le fait que le terme se concentre uniquement sur les personnes de genre féminin. Ce qui contribuerait malheureusement à nourrir le cliché sexiste de la pleurnicheuse hypersensible alors que des mecs comme Justin Bieber ont eux aussi fait récemment part de leur tristesse publiquement sur les réseaux. Autre point sensible : les célébrités qui tirent profit de cette mouvance en niquant le game avec leur potentielle fakeness. C’est le cas de Kim Kardashian (tiens, tiens) qui dix ans après sa “crying face” semble avoir la larme facile. Et contrôlée. Récemment, une théorie de “faux pleurs” s’est répandue sur TikTok après la diffusion de la dernière saison des Kardashians. Dans un des épisodes, la team aurait ajouté en post-production une fausse larme sur le visage de Kim, alors qu’elle évoque, en interview face caméra, la dernière infidélité de Tristan Thompson.

La fausse larme (?) de Kim Kardashian. 

Bref, tout ça sent le sadfishing à plein nez, cette pratique qui désigne le fait d’utiliser publiquement ses problèmes personnels et émotionnels dans le but d’obtenir et de générer de la sympathie. Un terme utilisé pour la première fois dans la version britannique du journal Metro en janvier 2019. Écrit par Rebecca Reid, l’article en question (“Sadfishing: Using your sadness to get comments and shares is making misery profitable”) racontait comment Kendall Jenner avait mis en avant sur les réseaux sociaux ses problèmes personnels de santé mentale liés à son acné. La vérité, c’est qu’il ne s’agissait que d’une manœuvre marketing pour nous faire la promotion des produits anti-acné de la marque ProActiv dont Kendall était la nouvelle égérie à l’époque. Et l’article de se conclure par un cinglant: “Kendall Jenner sadfished us” (Kendall Jenner nous a sadfishé). CQFD. En 2023, tout nous pousse décidément à chialer car on n’est jamais à l’abri d’être victime d’appels de détresse bidon. Certes, parfois ces derniers sont bien réalisés et ne sont pas sans rappeler les grandes tirades larmoyantes des dramaturges du XVIIe siècle façon monologue de Don Diègue dans Le Cid de Corneille. Lui au moins, il avait le mérite de chialer en rimes et en alexandrins. Y a pas à dire, à l’époque, on savait déjà faire l’attention-whore mais avec un peu plus de classe et de panache.