À la tête de Mugler depuis décembre 2017, le designer Casey Cadwallader a su, en l’espace de quelques saisons, donner un nouveau souffle à la maison de mode française emblématique.

Si, dans votre vie, vous avez eu la chance de voir Bella Hadid faire la roue trois fois de suite en robe Mugler ultra-moulante et sexy AF sur le morceau “Tic” de Maureen, c’est grâce à Casey Cadwallader qui a permis que cette situation improbable existe dans un des récents défilés filmés de la marque. Des moments forts comme celui-ci, le designer en a créé plein d’autres depuis qu’il a été nommé directeur artistique de la maison française. Diplômé en architecture à l’Université Cornell et passé par des marques comme Narciso Rodriguez, Marc Jacobs, Loewe et Acne Studios, ce jeune créateur américain passionné de mode, de musique et de pop culture a réussi à rappeler à la jeune génération ce qu’était Mugler en remettant ses codes au goût du jour. Résultat, la marque peut se targuer d’avoir réintégré le top 5 des maisons les plus en vue et les plus excitantes du fashion game actuel. Que ce soit à travers ses collections racées, son choix de casting éclectique ou ses prises de position affirmées, Casey Cadwallader a su tracer une nouvelle route pertinente pour Mugler, tout en imposant à l’industrie l’ère d’une mode plus innovante, plus spectaculaire, plus inclusive et plus authentique que jamais.

Mixte. Cela fait un peu plus de quatre ans que tu es à la tête de Mugler, marque française emblématique connue pour avoir livré de véritables moments de pop culture dans les années 1980-90. Quel est ton premier souvenir lié à la maison et à son créateur, Manfred Thierry Mugler, décédé en ce début d’année ?
Casey Cadwallader. Je suis originaire du New Hampshire (État de la côte Est des États-Unis, ndlr). La seule culture que j’avais à portée de main à l’époque, c’était la télé et plus particulièrement MTV. Je me souviens avoir vu le clip de George Michael “Too Funky” auquel Thierry Mugler avait collaboré. À l’époque, je n’avais pas compris que les mannequins qui défilent dans la vidéo, comme Linda Evangelista, Eva Herzigova ou Tyra Banks, portaient ses tenues. Ce dont je me souviens, c’est d’une claque musicale et visuelle. C’est là qu’inconsciemment, Mugler m’a marqué pour la première fois…

M. Comment décrirais-tu l’essence de la marque ?
C. C. Je dirais que l’audace est un facteur clé de l’identité Mugler. C’est très “in your face” et je trouve que le mot “osé” en français sonne particulièrement bien pour la définir. La silhouette est très “sharp” tout en étant en rapport avec le corps et ses formes. Ce qui dégage une forte impression d’empowerment : quand tu portes du Mugler, tu te sens plus fort.e, plus déterminé.e, plus puissant.e.

M. En quoi ton univers et ton esthétique personnelle se rapprochent de Mugler ?
C. C. C’est une marque très sculpturale qui mélange habilement le glamour et le tailoring. Moi qui ai fait des études d’architecture, j’ai toujours aimé ce style dans la mode, ainsi que les robes sexy, les looks minimalistes et les silhouettes plus maximalistes. Donc je savais que je pourrais m’amuser à proposer quelque chose de fun et de cohérent.

M. Quel a été le principal challenge à relever et à entretenir pour concrétiser ta vision de la marque ?
C. C. C’était de proposer un projet qui fasse écho à l’histoire de Mugler et à ses archives sans pour autant être une copie de ce qui avait été fait. Qu’est-ce qu’il fallait garder ou changer ? L’idée était vraiment de comprendre l’ADN de la marque et ce qu’elle évoque, pour ensuite l’associer aux codes culturels d’aujourd’hui. Une fois que j’avais tous ces composants, j’y ai inclus des éléments clés de Mugler : des épaules fortes, des courbes et hanches prononcées, des tailles accentuées, de la corseterie… Bref, des choses qui te donnent envie de te montrer, de paraître. Mugler n’est clairement pas fait pour chiller sur un canapé, mais pour sortir et pour tout défoncer. C’est un moment de pouvoir total et de fierceness absolue.

Portrait de Casey Cadwallader par Nicolas Wagner

M. Il y a aussi un aspect très kinky dans tes créations, plus prononcé qu’à l’époque.
C. C. L’esthétique kink a toujours fait partie de l’identité Mugler. Mais oui, je crois que j’ai un peu de ça en moi. En tout cas, le fait de travailler pour la maison l’a fait davantage ressortir. Ça m’a poussé à être plus sexy, à proposer des choses plus fortes et plus osées. Notamment à travers mon choix de personnalités pour incarner les collections.

M. Justement, Mugler est connue et reconnue pour mettre en avant et célébrer différents types de corps, de genre, de sexualité, de taille, d’âge… Le plus souvent au travers de personnalités charismatiques, avec une force de caractère, comme les chanteuses noires Yseult et Lala &ce, les actrices transgenres Dominique Jackson et Hunter Schafer… D’où te vient cette volonté de proposer un casting aussi fort et varié ?
C. C. Ce en quoi je crois doit transparaître dans mon travail. La raison pour laquelle je collabore avec ces personnes, c’est que je les aime, que je les admire et que je crois en elles. Je veux les soutenir et leur donner une tribune. Certain.e.s diront que ça s’aligne avec une tendance de fond liée à la diversité et à l’engagement, mais c’est quelque chose qui a toujours été présent chez moi. La plupart des créateurs font travailler tel.le et tel.le mannequin parce qu’il.elle.s sont simplement cool et beaux.belles, sans vraiment s’intéresser à elles.eux ni échanger avec elles.eux.
Et sans savoir qui il.elle.s sont finalement. Je pourrais tout à fait choisir les mannequins parfait.e.s et neutres du moment pour incarner la marque, mais ma démarche est bien plus personnelle. Les gens que j’habille sont des personnes que je respecte et avec qui j’entretiens des relations. C’est comme une famille.

M. Quel est leur point commun ?
C. C. Elles incarnent toutes une autre forme de beauté. Et ce n’est pas seulement lié à leurs traits, mais aussi à leur attitude. Ce sont des personnes résilientes qui ont traversé des choses difficiles qui les ont rendues plus fortes, d’une manière ou d’une autre. Quand on est discriminé, on lutte toute notre vie pour se connaître soi-même, pour trouver sa place dans la société, définir son rôle au sein de sa famille ou dans son cercle d’amis… Paradoxalement, ces expériences permettent de se réaliser soi-même et d’en sortir grandi.e, plus fort.e et plus épanoui.e. C’est comme si ces personnes avaient une sorte de sagesse à partager avec le reste du monde. Pour moi, il s’agit de donner de nouveaux exemples de ce qui est considéré comme beau et puissant pour en faire de nouvelles références. Il faut rompre le diktat d’une mode pensée pour l’élite, les riches, les minces, et mettre en lumière d’autres visages, d’autres histoires et parcours tout en faisant sentir au plus grand nombre que la mode peut être pour elles.eux. Au final, pour quoi la mode est-elle faite ? Pour se sentir mieux et s’amuser. Si plus de gens s’identifient à ce que je véhicule à travers Mugler, alors mon travail est fait.

M. Te définirais-tu comme quelqu’un d’engagé ?
C. C. Oui, dans le sens où être engagé, c’est travailler et faire des choses qui reflètent qui on est et ce en quoi on croit.

M. Dans une société post #Metoo, post George Floyd et en pleine crise sanitaire, crois-tu qu’une marque de mode se doit d’être engagée ?
C. C. Selon moi, chaque maison devrait avoir un type d’engagement spécifique à défendre. Regarde Gabrielle Hearst chez Chloé, par exemple. Elle est très engagée dans la sustainability et le sourcing de ses produits, parce que c’est ce en quoi elle croit, et je la respecte pour ça. Toutes les marques ont la responsabilité de faire quelque chose de bien, de véhiculer un message positif. Le problème, c’est qu’encore beaucoup se positionnent sur ces sujets pour d’autres raisons, parce que c’est à la mode, un mouvement à suivre… Et ça se voit.

Collection Mugler Fall-Winter 2021/2022
Collection Mugler Fall-Winter 2021/2022

M. Dans ce contexte particulier où beaucoup d’éléments sont à prendre en compte, dans quelle mesure ton processus créatif a-t-il évolué ? N’y a-t-il pas une forme de pression ?
C. C. C’est vrai qu’il y a beaucoup de paramètres à intégrer. C’est assez intense, ça ne s’envisage pas à la légère. Il faut prendre soin de soi et bien dormir la nuit pour être alerte et conscient de plusieurs sujets à la fois. Parfois, on peut se sentir influencé, forcé à faire telle ou telle chose. Je crois qu’il faut rester actif et vigilant face aux opinions d’autrui. C’est un combat de tous les jours que d’imposer sa vision. Il faut se battre constamment pour l’esthétique, la confection, le casting, le prix… Il faut beaucoup d’énergie et de détermination. Ce qui est bien chez Mugler, c’est que personne n’a peur d’essayer de nouvelles choses. J’ai beaucoup de liberté, et ça compte énormément pour moi. Ça me pousse d’ailleurs à innover davantage et à bousculer les codes et les standards. D’autant plus que personne ne m’a jamais freiné sur mes prises de décisions. Si ça avait été le cas, j’aurais pété un câble et défendu mes idées corps et âme.

M. Cette liberté et cette détermination transparaissent particulièrement dans tes défilés filmés, qui ont clairement marqué les esprits ces dernières saisons de par leur innovation et leur créativité. Comment es-tu arrivé à ce résultat ?
C. C. C’est venu du confinement. La pandémie m’a donné du temps pour penser à ce qu’on pouvait faire de nouveau dans ce contexte. Beaucoup de marques ont présenté des défilés filmés très classiques, j’ai détesté. C’était propre, bien fait, mais d’un ennui mortel. À partir de là, je me suis interdit de faire un film chiant.

M. Comment as-tu procédé ?
C. C. Je me souviens d’avoir envoyé un brief à mon équipe, qui disait : “Je veux une moitié de défilé classique et une autre moitié ‘fucked’, tout simplement” (rires). Avec l’équipe de réalisation Torso et la styliste Haley Wollens, on s’est demandé ce qui pourrait être vraiment fun, tout en étant glamour et chic. On savait qu’on voulait quelque chose de twisté, mais aussi d’engageant avec des moments accrocheurs environ toutes les 30 secondes, que ce soit grâce aux regards caméra lancés aux spectateur.rice.s par les mannequins, le montage inversé en mode rewind, la bande-son… Je voulais que les gens soient véritablement tenus en haleine, presque hypnotisés par l’image et le show. Il a fallu des heures et des heures de réflexion, de réalisation et de montage pour trouver le bon angle, le bon regard, le bon plan. Au point qu’il y ait même des moments qui nous fassent rire. Et si on riait, alors le public aussi. Le premier show vidéo Spring-Summer 21 a été un succès, ainsi que le Fall-Winter 21/22 qui a suivi. La question est de savoir comment on va pouvoir se surpasser.

M. Le format du défilé classique n’est plus pertinent aujourd’hui, selon toi ?
C. C. Je ne dis pas que je ne reviendrai jamais à un format classique, un vrai show avec public. Mais, à mon sens, la vidéo apporte un plus. On voit les vêtements d’une meilleure façon et j’ai aussi le pouvoir de te dire sur quoi arrêter ton regard. C’est comme une sorte de curation ultime. Ajouté à cela le jeu du montage et de l’attitude, ça donne quelque chose de très fort qui n’arrive jamais sur un catwalk classique. En fait, je veux que les gens qui regardent mon show sentent l’énergie des mannequins qui portent les vêtements. Comment retrouver cette vibe dans un défilé classique ? Je n’ai pas la réponse…

Collection Mugler Fall-Winter 2021/2022
Campagne Mugler X Jimmy Choo

M. En regardant tes derniers shows, on a la sensation de retrouver une théâtralité proche de celle des défilés de Thierry Mugler, connus pour être de véritables performances.
C. C. C’est exact. On s’est inspiré du drama des shows des années 1980 et 1990, mais on l’a upgradé. Encore une fois, on ne voulait pas faire un copié-collé du passé. Alors, plutôt que d’avoir une mannequin qui marche et enlève nonchalamment sa veste, on a une mannequin qui déambule fièrement et qui balance sa putain de veste à travers la pièce. Plutôt que d’avoir une mannequin qui tourne simplement sur elle-même, on a une mannequin qui fait la roue et qui tombe dans le vide !

M. Où est passé ce sens du spectacle dans l’industrie de la mode actuelle ? Comment expliquer le manque de théâtralité et de drama, qui caractérisaient pourtant encore certains défilés de Galliano ou McQueen jusque dans les années 2000 ?
C. C. Ça s’explique par le fait que la mode est devenue un business à part entière depuis que les marques ont été rachetées par des groupes financiers. Tout est devenu beaucoup plus sérieux… Mais je crois qu’on peut réactiver cette vibe-là, surtout quand on voit que les grosses maisons qui ont des moyens n’offrent pas vraiment quelque chose de spécial en matière d’émotions et de sensations. La plupart du temps, elles préfèrent créer des décors monumentaux pour en mettre plein la vue, pour ensuite les détruire aussi rapidement qu’elles les ont fait construire.

M. Quels sont les projets à venir pour Mugler ? Comment comptes-tu continuer à développer la marque ?
C. C. Notre première ligne de chaussures, en collaboration avec Jimmy Choo, sort au printemps. Ce sont eux qui nous ont approchés. J’ai rencontré la directrice artistique, Sandra Choi, et on s’est super bien entendu.e.s. On s’est dit qu’on devait absolument designer des chaussures ensemble. C’était une super expérience d’associer l’expertise et l’élégance de Jimmy Choo – l’un des meilleurs chausseurs au monde – au côté audacieux de Mugler. La campagne qu’on a shootée est juste dingue. J’ai hâte de la dévoiler… À côté de ça, on est très contents, car les ventes ont beaucoup augmenté. On a récemment ouvert plusieurs nouvelles boutiques dans le monde, et on prévoit de lancer notre première ligne de sacs et d’accessoires cette année. On met aussi beaucoup d’énergie dans la création de custom looks pour les célébrités. On est bien occupé.e.s, ça va.